Aïcha Limbada nous plonge dans l’intimité des couples lors de leur nuit de noces, expérience paroxystique qui oscille entre grande visibilité et opacité au XIXe siècle.
La nuit de noces a longtemps représenté un vide historiographique : tradition immuable à la dimension intime voire secrète, un tel événement a laissé peu de traces, ce qui a convaincu les historiens de la « non-historicité du phénomène » selon la formule d’Alain Corbin. Contre cette idée, l'historienne Aïcha Limbada a réalisé sa thèse (dont est tiré cet ouvrage), à partir de sources nombreuses et variées et convoque des études médicales, des écrits juridiques et religieux, des manuels conjugaux mais aussi des productions fictionnelles et des témoignages du for privé pour tenter de pénétrer ces secrets d’alcôves.
Mais l’originalité de son ouvrage repose sur l’étude approfondie des « causes matrimoniales », ces procès en annulation pendant la période où le divorce n’est pas autorisé, conservées aux Archives apostoliques du Vatican. De telles sources posent d’emblée la question de leur représentativité : la majorité des écrits concerne en effet la bourgeoisie, aussi bien les hommes que les femmes et, si le volume des sources est important, chacune ne mentionne que de manière brève ou allusive la nuit de noces. L’historienne se donne ainsi pour défi de débusquer la vérité de l’intime des sensations et des sentiments des époux, dans une démarche de microstoria où elle appréhende des itinéraires individuels relevant de « l’exceptionnel normal ». Les thématiques de l’ouvrage sont nombreuses et résonnent tout particulièrement dans l’actualité de nos sociétés, à l’heure du mouvement MeToo et des combats féministes (rapports de genre puis construction de rôles sociaux, consentement, émancipation des femmes, etc.).
La nuit de noces comme rite initiatique… surtout pour les femmes
Le début du XIXe siècle inaugure une mutation profonde de l’institution maritale. Ce qu'on nomme d'abord la « première nuit des noces » se singularise progressivement au cours du siècle, ce qui se traduit dans le champ sémantique : elle devient « la nuit de noces », événement au caractère exceptionnel et unique. À la manière d'un rite de passage, la consommation du mariage lors de cette nuit d’exception acte le changement de statut des époux : statut social, d’abord, puisque la nuit de noces marque le passage du célibat au mariage, puis statut sexuel, ensuite, car l'épouse passe du statut de fille à celui de femme en perdant sa virginité.
Pour Aïcha Limbada, la nuit de noces prend la forme d’un véritable rite initiatique pour les femmes, au sens ethnologique du terme, car elle est entourée de la barrière du secret — un secret certes « à géométrie variable » — et qu’elle entérine le rôle de chacun des sexes dans la société. L’historienne voit la nuit de noces comme révélatrice des inégalités sociales entre « ceux qui savent et celles qui ne savent pas », puis insiste sur l’ignorance complète de certaines femmes que l’on surnomme « les oies blanches ». Elle apporte toutefois une nuance intéressante en mentionnant l’existence d’une ignorance masculine qui, loin d’être perçue comme une vertu — comme c'est le cas pour les femmes —, apparaît comme une véritable disqualification morale qui rompt avec la place qui lui est assignée dans la société du XIXe siècle.
Cependant, comme l'écrit l'autrice, « loin d’être figée dans des pratiques traditionnelles immuables, la nuit de noces est un miroir des évolutions de la société dans laquelle elle s’inscrit ». Ainsi, l’autonomisation du couple à l’œuvre au cours du XIXe siècle entraîne le recul des rites traditionnels, dans lesquels les membres de la famille sont des acteurs à part entière de l’événement, pour donner davantage d’intimité au couple marital qui, une fois la porte de la chambre nuptiale close, peut se retrouver « enfin seul ».
Cela entraîne aussi l’apparition de nouveaux usages comme celui de faire coïncider la nuit de noces avec le début du voyage de noces dont la pratique remonte au début des années 1820 : en délocalisant ainsi la chambre nuptiale, le couple peut s’adonner à la pratique des « amours véhiculaires », notamment dans le train qui les mène à la découverte des sites touristiques en même temps qu’à celle du corps du conjoint. Cependant, sous une apparence de modernité, ces nouveaux usages semblent au contraire perpétuer une organisation sociale archaïque et patriarcale en cristallisant les rapports de pouvoir à l’œuvre au sein du couple.
Une confrontation des sexes au nom d’un double-standard : à chacun sa place
La nuit de noces apparaît comme le moment par excellence de la « confrontation des sexes » au cours duquel s'opère une véritable réflexion sur les rapports de genre et leur construction au XIXe siècle. Aïcha Limbada démontre ainsi que le féminin et le masculin sont pensés en opposition plutôt que sous l’angle de la complémentarité, pourtant à la base de la relation charnelle hétérosexuelle. C’est par cette confrontation, selon elle, que les identités sexuelles du mari et de la femme sont confirmées. L’union sexuelle exige en effet, dès la première fois, une distribution des rôles témoin de la place de chacun dans la société : à l’homme revient l’initiative et l’initiation, témoignant de sa puissance virile de chef de famille ; à la femme revient l’attitude d’élève docile, obéissante, en situation d’attente.
Pour l'illustrer, l’historienne prend l’exemple de la nuit de noces de Victor Hugo et Adèle Foucher : elle précise que l’écrivain arrive vierge au mariage mais qu’il aurait connu une véritable révélation sexuelle, « faisant subir à sa jeune épouse neuf fois ses assauts enthousiastes au cours de leur nuit de noces ». Si l'on peut questionner la véracité des faits, ce témoignage illustre avant tout la jonction entre la performance virile et la puissance artistique de l’écrivain, renforçant son statut social. En parallèle, dans ce moment paroxystique, la femme subit une métamorphose profonde et irréversible : son époux la déflore et fait d’elle une femme, sa femme, marquant son corps et son esprit d’une empreinte indélébile.
Les manuels médicaux, particulièrement présents dans ce travail, mettent d'ailleurs en avant les théories de « l'imprégnation spermatique », source de vigueur et d'énergie pour le corps prétendu fragile des femmes, ainsi que celle de la « télégonie », qui voudrait que tous les enfants portés par la femme hériteraient des traits de son premier partenaire sexuel, « consacrant ainsi biologiquement la femme comme création et propriété de son mari ». L’expérience de la nuit de noces repose en outre sur une éducation genrée dès le plus jeune âge, qui prive largement les jeunes filles de connaissances sur leur propre corps et sur la sexualité, faisant de ce moment une épreuve pour les femmes, un tournant abrupt car « une vierge sage ne peut découvrir seule le mystère qui doit la faire épouse ».
L’historienne insiste ensuite sur le double-standard de la morale, des normes et des rôles sexuels, à l’œuvre au XIXe siècle et qui perdure encore. Le caractère obligatoire et inégal de ce premier échange est dans les faits entériné par les lois, les normes morales, puis les représentations y compris scientifiques qui codifient les identités féminine et masculine. Ainsi, l’exigence de virginité s’applique en théorie aussi bien aux jeunes hommes qu’aux jeunes filles ; cependant, dans un contexte de dépopulation vue comme une menace majeure de déclassement de la France, l’on encourage les jeunes hommes à acquérir de l’expérience. Ils peuvent de cette manière initier leur jeune épouse lors de ce premier rapport sexuel qui se retrouve désormais investi d’une mission de salubrité publique, les difficultés de la première interaction sexuelle étant de plus en plus désignées par la « protosexologie » comme le problème premier dont découlent tous les autres.
Si les manuels médicaux se multiplient à cette période et ont le mérite de s'intéresser au corps des femmes, Aïcha Limbada déplore le manque de femmes parmi les lectrices : il s’agit en réalité de combattre l’ignorance masculine avant tout et d’inciter les hommes à davantage de précautions lors du moment délicat de la défloration. Ces manuels renforcent dans les faits la relation inégalitaire à l’œuvre lors de la nuit de noces, en l’érigeant en épreuve uniquement pour les femmes.
Cette asymétrie est renforcée par le fait que « le plaisir féminin est un impensé de la nuit de noces », puisque selon les études médicales, l’orgasme féminin n’est pas nécessaire à la procréation. Le désir charnel est donc l'apanage des hommes et l’historienne souligne en ce sens que seule la femme est sexualisée par les habits nuptiaux, choisis avec une attention particulière. La nuit de noces s’apparente ainsi à un rapport de domination, mais ne se résume pas à cela : l’aspect le plus novateur de l’ouvrage d’Aïcha Limbada est de démontrer qu’elle est aussi un moment d’interdépendance entre homme et femme où chacun a besoin de l’autre pour se réaliser individuellement, familialement et socialement, éclairage fort intéressant dans l’histoire des rapports de genre.
Devoir conjugal et consentement : de la compatibilité entre devoir et désir
Ni le Code Civil (1804), ni le dogme religieux ne requièrent la consommation sexuelle du mariage pour que ce dernier soit reconnu. Cependant, l’union charnelle qui suit traditionnellement l’échange des consentements est appréhendée socialement comme un élément incontournable de l’union matrimoniale. Ainsi, les normes sociales et religieuses imposent aux époux de se plier au devoir conjugal dont le terme est hautement significatif car il « inscrit sémantiquement la sexualité conjugale sous le signe de l’obligation ».
Or, comme le démontre Aïcha Limbada le devoir conjugal et le consentement sexuel ne s’appliquent pas de la même manière aux hommes et aux femmes. Si les marques d’émotivité masculines sont peu nombreuses au XIXe siècle, en raison de l’injonction sociale qui leur est faite de contenir leurs émotions et de ne rien laisser paraître de ce qu’ils ressentent, elles ne sont pas plus nombreuses pour les femmes, qui intériorisent les obligations et se refusent bien souvent à exprimer une réticence ou un refus. Elles se plient donc, dans leur grande majorité, au devoir conjugal par obéissance.
Pourtant, leur absence d’envie est suggérée par l’expression de « viol légal » (ou de « prostitution légale ») qui fleurit dans les essais et dans la presse d’opinion au mi-temps du siècle. Cette « culture du viol nuptial » s’inscrit, selon l’historienne, dans la norme sociale qui la rend possible en la tolérant, voire en l’encourageant. La multiplication des études médicales autour des traumatismes physiques et psychologiques, causés par l’entrée brutale dans la sexualité obligatoire pour les jeunes femmes, montre que les médecins formulent des solutions plus ou moins radicales pour en minimiser le côté douloureux, sans pour autant dénoncer ces pratiques. Elle cite par exemple certains praticiens qui encouragent les maris à amener leur épouse à un état d’ébriété semi-comateux, voire de totale inconscience, en utilisant l’alcool ou des produits favorisant l’étourdissement comme le chloroforme dans le lit nuptial.
Ces pratiques soulèvent la question très actuelle du consentement mais interrogent aussi la compatibilité entre désir et devoir. Les décennies centrales du XIXe siècle sont cependant marquées par quelques évolutions : le consentement sexuel féminin semble parfois pris en considération par certains époux dans le cadre de la relation conjugale et une plus grande prise en compte de la violence morale exercée par l’agresseur sur sa victime dans le cadre des crimes sexuels indique les prémices d’un changement de mœurs — rappelons toutefois que le viol conjugal n’est reconnu comme un crime que depuis 1990.
Épreuve émotionnelle, physique, psychologique, véritable expérience initiatique, et moment de transition légale, sociale et symbolique, la nuit de noces fait au XIXe siècle l’objet d’un surinvestissement individuel, social et culturel à une époque où apparaît l’injonction de faire de la sexualité un lieu d’accomplissement à la fois personnel et conjugal dans un contexte de valorisation du mariage d’amour.
L’excellent travail d’Aïcha Limbada permet d’analyser ce moment paroxystique au prisme de questionnements très actuels : la construction genrée des identités masculine et féminine puis, le consentement, tout en redonnant aux acteurs et actrices toute leur capacité d’action. Ni victimes, ni soumises, les femmes apparaissent drapées dans leur courage qui libère leur parole et montre leur capacité à agir pour ne plus subir ce que la domination masculine leur imposait « au nom des lois, de la religion et des convenances ». Quant aux hommes, ils apparaissent tout en nuances car eux aussi subissent l’épreuve de la nuit de noces comme une injonction à se conformer à une certaine norme de masculinité. C’est là que réside l’une des forces de l’ouvrage, qui ne présente ni victimes ni bourreaux mais restitue toute la complexité des rapports de genre.