Brigitte Stora croise histoire et psychanalyse pour livrer une compréhension de la haine des Juifs dans la longue durée, de l’antijudaïsme chrétien à l'antisémitisme d'aujourd'hui.
On pouvait avoir des doutes sur la possibilité de jeter un regard neuf sur un thème aussi courant que la nature de l’antisémitisme. C’est pourtant le pari réussi de Brigitte Stora dans un ouvrage incisif dont les bases avaient été posées quelques années auparavant dans un travail doctoral. Pari réussi, et d’autant plus difficile que la thèse centrale est la permanence d’un discours et, au-delà de la diversité des moments et des lieux, la constance des énoncés. C’est cette constance qui autorise à en chercher les causes dans l’inconscient humain. Il faut tout le talent de l’autrice pour nous persuader que l’histoire et la psychanalyse peuvent, à condition toutefois de respecter certaines contraintes méthodologiques, entretenir d’enrichissantes relations. Ces contraintes avaient été énoncées, notamment par Georges Devereux, le fondateur de l’ethnopsychanalyse , dans un très long texte publié par la revue Annales en 1965 où étaient examinés, à partir de l’histoire de Sparte, les rapports entre les deux disciplines.
Il ne s’agit pas, écrivait-il, de « démontrer une fois de plus que la psychanalyse éclaire tout comportement humain […], mais de préciser la contribution que la psychanalyse peut apporter à l'étude de l'histoire par l'historien, pour des fins historiques » . Dès lors, la psychanalyse doit attirer l’attention sur un groupe de faits qui, sans elle, serait passé inaperçu. Or bien que Brigitte Stora ne cite pas Devereux, elle adopte ce parti-pris méthodologique, et échappe ainsi à la tentation de produire des énoncés non réfutables, dont parfois (souvent ?) la psychanalyse est friande.
Il suffit pour s’en persuader d’évoquer quelques-unes des propositions centrales d’un ouvrage érudit mais, grâce à l’élégance de l’écriture, parfaitement lisible. Ces propositions sont étayées par une attention soutenue aux conditions faites aux Juifs dans des contextes très divers.
L’antijudaïsme chrétien : la matrice
Si l’antisémitisme est « la haine la plus longue », selon l’expression de l’historien américain Robert Wistrich, il convient d’expliquer les raisons de cette permanence, d’« affronter le vertige de sa pérennité » . Un vertige que certains souhaitent s’épargner en évoquant un « nouvel antisémitisme » qui serait musulman et qui se substituerait à l’ancien. La fonction de cette thèse, note justement l’autrice, est d’alimenter la guerre culturelle contre l’islam au lieu de mener un combat démocratique contre le terrorisme islamiste. Sans chercher à exempter le monde musulman de sa longue tradition d’hostilité à l’égard des Juifs, Brigitte Stora, sans surprise, se penche sur l’antijudaïsme structurel de l’Occident chrétien dont tout le reste découlerait.
Il ne serait pas fondé de faire de la classique distinction entre antijudaïsme et antisémitisme un usage tel que les deux catégories n’entretiendraient qu’un lointain rapport. Certes, les statuts de pureté de sang de la fin du XVe siècle introduisent une incontestable dimension raciale à la haine des Juifs. Mais l’antijudaïsme en est-il totalement dépourvu ? Non, répond l’autrice en insistant sur la violence d’une accusation, le plus inimaginable des crimes, celui « d’avoir fait mourir le seigneur ». L’accusation de déicide semble bien être « la matrice théologique du mythe de la conspiration juive » . On prête aux Juifs une nature conspirationniste dont ils n’auraient pas nécessairement conscience : le Juif n’existerait pas comme individu, mais comme une cellule d’un organisme plus large, tout entier orienté vers la conquête du pouvoir. L’antijudaïsme chrétien a ainsi fait de la figure du Juif « l’archétype de l’altérité menaçante » ; menaçante mais aussi, écrit l’autrice, intime.
Nul n’en a mieux rendu compte qu’Albert Cohen, dans O vous frères humains, lorsqu’il évoque le souvenir de sa rencontre avec la haine d’un camelot, le jour de ses dix ans : « Soudain je le connais tel qu’il est, je suis son frère et son jumeau, et par pitié et tendresse de pitié je suis lui-même, lui-même devenu, tandis que je le revois […], pauvre fils de pauvres, pauvre incapable et démuni qui veut un ennemi responsable de sa vie misérable, et qui croit que sa haine est juste et louable et s’en console » . Ce que saisissent les mots magnifiques de l’écrivain, Brigitte Stora cherche à le montrer par d’autres moyens. Fondés sur une véritable érudition, ils emportent la conviction.
D’autant qu’ils ne sont guère éloignés de la façon dont Marx, dans Sur la question juive (1843), a fait du « judaïsme » une catégorie, un ensemble d’attributs permettant aux non-Juifs de donner un sens au monde qui est le leur. Au fond, suggère-t-il, le Juif n’a cessé d’être inventé afin de fournir un cadre simple d’appréhension du monde. Sartre reprendra l’idée : l’antisémitisme n’est-il pas un prétexte pour exprimer l’angoisse devant la condition humaine ? Mais on sait que parfois l’explication, aussi simple soit-elle, ne parvient pas toujours à faire l’économie de l’angoisse. Et cette dernière peut se transformer en hostilité.
Une enquête menée par Didier Lapeyronnie auprès des habitants de « Bois-Joli » (un quartier périphérique d’une ville moyenne de l’Ouest, anonymisé) étaye, pour notre présent, cette hypothèse. Il montre que l’antisémitisme se présente comme une expérience inversée du vécu des déshérités qui consiste à « projeter au-dehors l’image retournée de leur propre identité ou de leur propre condition » : « Si je ne suis rien, les Juifs sont tout, si je suis exclu, les Juifs sont intégrés, si je suis pauvre, ils sont riches, si je suis méconnu, ils sont reconnus, si je suis méchant, ils sont gentils, si je suis dépourvu de communauté, ils en ont une, si je suis impuissant, ils sont puissants » . Ce type de témoignage illustre la proximité de l’antisémite avec le Juif que « son obsession dévoile en la dénonçant » : l’Autre est alors « une menace aussi intime que politique » .
Il faut souligner l’acuité du regard de l’autrice dans la description de la logique antisémite. Reste à déterminer la force de l’interprétation.
L’imaginaire de la dette
Brigitte Stora fait de l’antisémitisme « un refus de l’Alliance » . Elle convoque subtilement la pensée novatrice de Sophie Nordmann pour qui « le visage de l’Autre n’est pas un miroir, mais la possibilité d’accéder à un “plus que soi”, c’est-à-dire à la transcendance » . Peut-on alors voir dans l’antisémitisme un refus de la transcendance ?
On serait tenté d’interpréter l’argument central de l’autrice en ces termes, car c’est bien au « plus que soi » que l’antisémite n’a pas accès. Brigitte Stora donne un relief plus saisissant encore à son argument en l’éclairant par l’imaginaire de la dette. On sait le rôle de l’usurier juif dans le discours de la haine et, nonobstant les enseignements de l’histoire, la survie de ce mythe dans les représentations collectives. Mais faire des Juifs des créanciers éternels éclaire puissamment les mécanismes de l’antisémitisme comme expression du rejet de la dette : plus celle-ci est grande, « plus grande est la tentation de s’en délester en faisant porter aux victimes le poids d’une responsabilité irrévocablement dénoncée » . Les responsables ne sont plus ceux qui haïssent mais, entre autres victimes, les femmes suspectes de détester les hommes, les colonisés qui auraient profité de la colonisation, les Africains qui seraient responsables de l’esclavage ou les Juifs qui auraient partie liée à la Shoah.
Brigitte Stora interprète ainsi de nombreux épisodes historiques depuis 1945 à l’aune du refus de la dette. Nous ne pouvons ici les mentionner tous. Mais il en est un qui donne un fort crédit à la thèse : le négationnisme comme manière radicale de liquider la dette. La puissance du déni est telle qu’elle n’épargne aucune famille politique. Une partie de l’extrême gauche a cédé à la tentation en nazifiant Israël, c’est-à-dire en faisant des Juifs les bourreaux des Palestiniens au même titre que les nazis furent ceux des Juifs. Dans des sociétés où règnent, comme le souligne l’autrice, indistinction et indifférence, la nature antisémite du mécanisme de l’équivalence n’est pas perçue.
Si bien que l’on peut considérer l’antisémitisme dénégatif comme une figure idéologique prégnante : il existe sans que ses protagonistes se perçoivent comme tels. On a pu ainsi, à juste titre, parler d’un antisémitisme sans antisémites (de la même manière qu’Eduardo Bonilla-Silva a décrit l’existence d’un racisme sans racistes ). La négation apparaît paradoxalement comme une forme contemporaine de la spécificité de l’antisémitisme. Celle-ci, même si elle ne fait pas l’objet d’un développement particulier, est parfaitement présente dans l’ouvrage. Ce qui montre que le prisme psychanalytique, qui aurait pu, par nature, n’être soucieux que de permanence, est bien ici, selon les préconisations rappelées plus haut, un instrument au service de l’histoire.
Il arrive cependant, rarement il est vrai, que Brigitte Stora s’émancipe de cette indispensable prudence méthodologique pour donner à des notions assignées à un champ conceptuel spécifique, telles que désir et « haine du désir » , un poids dont l’objet d’étude n’a nul besoin, au risque d’amoindrir la portée politique de l’analyse.
Et puisqu’il est question de regret, il est dommage qu’un ouvrage aussi ambitieux ne comporte ni index des noms, ni bibliographie, instruments pourtant nécessaires à qui aimerait en tirer le meilleur profit. Souhaitons qu’une réédition vienne combler ce manque.