Les Juifs ont-ils inventé les instruments du capitalisme à Bordeaux au XVIIe siècle? Ce mythe d'abord destiné à penser les dangers des opérations financières sera ensuite pris pour un fait historique.

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L’idée d’un lien privilégié entre les Juifs et l’argent est un cliché ancien, qui nourrit de longue date celle d’un complot mondial pour la généralisation d’un capitalisme au service des intérêts d’une caste. Aussi anciennes soient-elles, l’une et l’autre de ces idées ne sont pourtant pas sans origine. Dans Juifs et capitalisme. Aux origines d’une légende, Francesca Trivellato, professeure à l’Institute for Advanced Studies de Princeton, aux États-Unis, s’attache à retracer leur histoire. Ce faisant, son ouvrage bouscule les frontières de la connaissance dans trois domaines, pour lesquels elle propose des pistes de recherche innovantes.

Aux origines du stéréotype : la légende des lettres de change

Le livre renouvelle d’abord notre compréhension des facteurs de construction du stéréotype anti-juif sur la longue durée, en les situant dans les cadres culturels, politiques, religieux et économiques des différentes époques prises en charge. Il met en évidence les changements et les éléments de continuité, en particulier l’hostilité à l’égard de la diversité religieuse, en tant que métaphore et mécanisme qui exprime, en réalité, la méfiance envers une intégration sociale et économique réelle et efficace. Il trace les lignes profondes en s’appuyant sur des situations concrètes dans lesquelles opère le court-circuit du stéréotype. Dans ce sens, Francesca Trivellato ne se limite pas à décrire les origines d’un topos dégradant ou discriminant : elle suit son évolution en le rapportant aux contextes dans lesquels les Juifs ont agi et interagi, déterminant ainsi son adoption, ses adaptations, ou au contraire sa réduction au silence.

On trouve en effet au centre des analyses la reconstitution de la formulation et du succès d’un récit faux, mais durable, au fondement de la « légende ». Les Juifs du Moyen Age auraient inventé l’assurance maritime et la lettre de change, c’est-à-dire la traite (mais le livre est consacré surtout au deuxième sujet). Ce récit fantaisiste a rencontré un succès narratif pendant des siècles, jusqu’au présent, même s’il a changé dans sa forme, ses implications et ses retombées. L’autrice illustre le chemin de diffusion du creuset étonnamment vaste de fausses croyances qui se relient à lui. Le parcours serpente principalement à travers l’Europe, entre papiers volants et livres, d’une part, et centres urbains, marchés et ports marqués par la présence juive, d’autre part. Bordeaux est le point de départ tout désigné de cet itinéraire. Autour de ce centre se ramifient les traces que suit Trivellato jusqu’à rencontrer la première formulation connue de la légende (on ne sait pas si c’est la première, mais il est raisonnable de croire qu’il s’agit de la première attestation écrite), imputable à l’avocat Étienne Cleirac (1583- 1657), qui est né et a exercé toute son activité dans la ville atlantique.

En réalité, les lettres de change sont un instrument de crédit qui s’est répandu, après une longue période d’incubation, dans l’Europe du bas Moyen Âge et qui a atteint son point de maturité au XVIe siècle. D’abord destiné à transférer de l’argent d’une ville à l’autre sans passage de numéraire, il est devenu entre-temps l’ instrument d’une forme de spéculation financière à part entière. Même s’il est impossible d’indiquer le lieu, la date et l’auteur de son invention, on peut attribuer un rôle important aux marchands chrétiens italiens, et certainement pas aux juifs. Comme le précise l’autrice, « aucun auteur médiéval n’aurait prétendu que les assurances maritimes et les lettres de change étaient des inventions juives, car on savait alors que ces instruments étaient l’apanage des grands marchands-banquiers chrétiens, qui constituaient la classe dirigeante des communes italiennes et de l’Europe du Nord »   .

Les marchands de Bordeaux

Dès lors, comment expliquer que la légende d’une invention juive émerge (très probablement) dans la ville girondine ? Deux facteurs en rendent compte. Le premier est que Bordeaux est une ville agitée religieusement et accueille depuis le milieu du XVIe siècle un noyau de « nouveaux chrétiens » qui ont fui l’Inquisition ibérique, et que la couronne française autorisera à pratiquer librement le judaïsme à partir de 1723. Jusqu’à cette date, si la religion reste confinée dans les foyers, elle connaît déjà un large éventail de manifestations extérieures. Même à Venise et à Livourne, où les juifs d’origine ibérique, tous baptisés à la naissance, furent invités à s’installer vers la dernière décennie du XVIe siècle, ne purent le faire qu’à la condition de déclarer ouvertement leur appartenance au judaïsme et de vivre par conséquent selon des restrictions précises. À Bordeaux (et à Bayonne), bien au contraire, les marchands portugais sont officiellement chrétiens et ne sont donc pas tenus à l’écart, en même temps qu’un espace de liberté permet à la pratique du judaïsme d’osciller entre conscience privée et identité publique.

Le second facteur qui fait de Bordeaux un terrain propice à l’éclosion de la légende est que durant ces mêmes années, le statut professionnel des marchands et de ceux qui exercent des activités commerciales, notamment à longue distance, a également connu d’importantes innovations. La noblesse, encouragée par la couronne, s’implique notamment dans les activités marchandes, entraînant à sa suite un déplacement progressif des rangs sociaux engagés dans ces activités. Ce long bouleversement aurait peu à peu transformé la société marchande française : de société d’ordre, elle devient société contractuelle et connaît une première codification avec les réformes voulues par Jean-Baptiste Colbert, en particulier avec l’approbation de l’ordonnance sur le commerce de terre de 1673.

Comme le montre Francesca Trivellato, ce qui ressort des pages de Cleirac est une construction narrative qui mêle histoire et fiction, sujets réels et références irréelles, pour créer un récit édifiant, visant à mettre en garde contre les risques résultant de la diffusion d’instruments de crédit difficiles à comprendre et à utiliser, liée à l’expansion des espaces de marché à une échelle de plus en plus internationale. Cette histoire devait être compréhensible pour un public dominé par un esprit d’anxiété, dérivant du contexte religieux et social de l’époque. En d’autres termes, à travers la désignation de comportements jugés répréhensibles, le public (les marchands et les praticiens du droit en particulier, mais aussi le reste de la société) est averti du danger que représente l’utilisation imprudente des nouveaux instruments financiers, bien que leur utilité soit aussi reconnue lorsqu’on en fait un usage raisonné.

De l’image édifiante au récit d’origine

C’est donc dans ce contexte précis de désintégration progressive des liens sociaux traditionnels et de limitation de l’exercice des activités marchandes, qui garantissaient une forme de sécurité aux classes privilégiées, que la légende trouve son plein épanouissement. Au milieu de ces incertitudes concernant la nouveauté (le marché international du crédit, le commerce à longue distance, l’érosion progressive des privilèges et des distinctions professionnelles des ordres), présenter au public l’exemple négatif de Juifs complotant dans l’obscurité prend tout son sens, comme une mise en garde. Désigner les Juifs comme les inventeurs de l’instrument de crédit contemporain le plus abstrus sert d’avertissement : tout comme il y a des gens, les Juifs, qui opèrent au-delà du visible et de l’intelligible en vertu de leur discrédit social et religieux (que ce faisant ils méritent d’autant plus), de même ceux qui s’engagent sur le marché doivent être avertis de la possibilité de tomber sur des opérateurs qui mènent des actions peu claires, qui trompent, qui causent des préjudices à la société (chrétienne). Comme l’a montré Giacomo Todeschini, le chevauchement entre le cercle des affaires et de la politique, d’une part, et le cercle de l’identité religieuse, d’autre part, dans certaines périodes clés de cette histoire, entre le Moyen Âge et l’époque moderne, est presque parfait.

Au cours des siècles suivants, la mutation de l’image des marchands juifs d’une fonction édifiante en une fonction performative et pratique, telle qu’elle a été formulée au XIXe siècle par Wilhelm Roscher, connaît des temporalités distinctes, que l’autrice reconstitue avec sagacité et expertise, et que le lecteur suit comme une enquête policière. Au XIXe siècle, finalement, en présence de moyens plus efficaces pour mener les affaires, jusqu’à l’échelle internationale (sociétés anonymes, bourses, banques mixtes et d’investissement), la légende a cessé d’être une « boussole utile pour indiquer la moralité du crédit, comme elle l’avait été sous l’Ancien régime ». Elle entre « dans les grands récits sur la naissance du capitalisme »   , c’est-à-dire dans les réflexions de Karl Marx, Max Weber ou Werner Sombart   . Sous leur plume, et à leur suite, les études historiques se sont vite désintéressées des implications des récits édifiants, comme celui de la légende qui attribue aux Juifs l’invention de la lettre de change. S’intéressant davantage aux mécanismes de marché, l’histoire économique s’est détournée des cadres sociaux et des acteurs.

Libéralisme et économie de marché

Au-delà de l’enquête historique, Juifs et capitalisme propose une critique féconde de préconceptions souvent tenues pour acquises dans le débat public. L’idée, prisée par les économistes institutionnalistes, d’un lien entre la pensée libérale et le marché moderne, est fortement ébranlée par l’analyse de Francesca Trivellato. Plus précisément, l’examen des cadres sociaux réels de l’histoire économique met en question le schéma qui rend compte du marché – entendu ici comme l’expansion et l’intensification des transactions – par la liquidation de l’appareil discriminatoire de souche religieuse (envers les Juifs). Tous les termes de ce syllogisme apparaissent ou bien flous, ou bien résolument incorrects. En l’occurrence, ce ne sont certainement pas les penseurs libéraux qui ont été les premiers à déclarer les grâces présumées et jamais prouvées de l’échange comme moyen d’aplanir les désaccords. Le rabbin vénitien Simone Luzzatto l’affirmait déjà au début du XVIIe siècle et en suivant cette voie, il revendiquait un rôle pour les marchands juifs capables de tisser un lien de concorde avec le monde ottoman – une tentative pour le moins velléitaire, comme l’a montré l’historien Benjamin Ravid, à en juger par les guerres que la Sérénissime mène fréquemment avec la Porte...

Francesca Trivellato met aussi en cause le rôle traditionnellement dévolu au commerce (et à ses outils) dans le débat et dans les modalités concrètes par lesquelles l’émancipation des Juifs s’est réalisée en France et dans les autres pays européens. Contrairement à ce qui se passait sous l’ancien régime, le rôle des Juifs en tant que marchands est quasiment absent des revendications juives de l’époque postérieure, où il prend une nuance différente. La version positive de la légende, accréditée notamment par Montesquieu, qui voit dans les Juifs les protagonistes de l’affirmation d’une nouvelle saison dans l’exercice des activités marchandes ne rencontre pas de succès auprès des Juifs eux-mêmes ; et du reste, le philosophe girondin n’a certainement pas poussé jusqu’à affirmer la véritable égalité sociale des acteurs ou l’effacement des droits des ordres. Ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle qu’un auteur juif se saisit de la légende rapportant l’invention de la lettre de change aux Juifs ; à partir de quoi se dessinera une ligne d’études sur les contributions des Juifs à la civilisation occidentale, notamment à l’initiative d’Isaac Disraeli, père du futur Premier ministre britannique Benjamin Disraeli.

Cette nouvelle approche est le résultat de la période mouvementée qui caractérise la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle. Cette ère des révolutions organise une transition historique qui conduit à l’émancipation des Juifs du régime juridique discriminatoire. Mais l’émancipation s’obtient par d’autres moyens que la reconnaissance des mérites des Juifs dans l’exercice d’activités économiques. Et par ailleurs, ce même tournant suscite des craintes sans précédent. La nouvelle condition d’égalité formelle, de partage des droits fondamentaux avec le reste des citoyens (dont ne font pas encore partie les esclaves et les femmes), fait naître de nouvelles inquiétudes qui se diffusent en l’Europe, où s’affirment les nations. A l’heure où les États tendent à se définir par des politiques d’identité, comment distinguer le citoyen fidèle appartenant à l’État national ? L’appartenance juive et sa reconnaissance est à nouveau en question.

Une histoire décloisonnée et à plusieurs échelles

Juifs et capitalisme parvient ainsi à renouveler en profondeur notre connaissance de ce passé grâce à des choix méthodologiques audacieux qui méritent l’attention. Tout d’abord, Francesca Trivellato emprunte la voie de la micro-histoire (qui consiste à tracer la diffusion d’une forme narrative à partir d’une œuvre, d’un auteur ou d’un contexte) pour aborder des problèmes macro-historiques (les mutations du stéréotype anti-juif relatif aux activités économiques et financières, l’évolution des statuts juridiques des Juifs dans l’Europe pré- et proto-industrielle) à partir d’une recherche textuelle concentrée sur quelques mots. L’exploitation de bases de données numériques puissantes permet désormais de suivre à la trace les faits et les idées singulières d’un passé devenu étranger. Le fruit le plus inattendu du travail de Francesca Trivellato est ainsi la mise au jour, derrière un obscur avocat bordelais, d’un torrent de références, de débats, de réfutations, de reconfigurations impliquant des intellectuels provinciaux anonymes comme les grands penseurs européens.

Si l’approche micro-historique n’est pas nouvelle en soi, elle l’est ici par son champ d’application : l’histoire économique, qui s’est progressivement désintéressée de l’ère préindustrielle et qui s’est trouvée comme paralysée par une polarisation excessive, tenant à distance l’histoire de la pensée économique et politique, l’histoire des instruments de crédit, l’histoire des Juifs… À rebours de cette tendance, Francesca Trivellato parvient à tenir ensemble ces différents aspects du problème et ainsi à l’aborder dans sa globalité et dans sa complexité. En d’autres termes, cette histoire économique est renouvelée par son décloisonnement, qui fait d’elle également une histoire politique, diplomatique, culturelle et matérielle. Là encore, l’approche résonne avec une tendance de l’historiographie contemporaine (qu’on retrouve par exemple dans les travaux de Jonathan Karp ou de Guillaume Calafat). Elle est appliquée avec d’autant plus d’à-propos au thème des stéréotypes anti-juifs qu’eux-mêmes ont longtemps été alimentés par la rencontre des dynamiques propres de l’économie et du changement social avec le développement d’outils linguistiques et symboliques visant à construire une image négative des Juifs.

Pour prolonger la lecture de ce livre riche en interrogations et en pistes d’investigation, on pourra approfondir l’analyse de l’influence de la Réforme protestante. Aux côtés des raisons si bien explorées par Francesca Trivellato, la Réforme façonne le contexte qui rend possible une réflexion comme celle de Cléirac. Sans rester esclave du lien présumé entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme wébérien, on constate que la Réforme contribue à ébranler l’édifice précédemment construit sur la légitimité du crédit. Les lettres de change étaient connues et répandues dès les XIVe et XVe siècles et l’invention même du purgatoire, par exemple, contribue à l’acclimatation et à la légitimation progressive des activités financières exercées par les marchands-banquiers dans la Chrétienté. Dans quelle mesure la tempête qui secoua le monde chrétien entre les tentatives de réforme du XVe siècle et l’affirmation protestante du XVIe siècle a-t-elle influencé la renégociation des termes des relations entre crédit, marchands et société dans les décennies suivantes ? Et dans quelle mesure ce contexte a-t-il renforcé l’intérêt de faire du marchand juif l’anti-modèle des transactions légitimes ? En un sens, Juifs et capitalisme pose autant de questions qu’il offre de réponses, ce qui est la marque d’un grand livre.

* Ouvrage traduit de l'anglais et de l'italien par Jacques Dalarun, précédé d'une préface par Pierre Birnbaum.