À partir d’une série de récits sur la Silicon Valley, le romancier Alain Damasio nous invite à réfléchir à nos rapports avec la technologie.

Alain Damasio est l’un des auteurs français de science-fiction les plus connus, au succès à la fois critique et public, grâce à des livres comme La Horde du Contrevent ou le plus récent Les Furtifs. Son œuvre de romancier se double d’un engagement militant, en particulier technocritique.

La Vallée du silicium découle d’une résidence à la villa Albertine, à San Francisco, en 2022 : « J’ai donc passé un mois […] dans cet État… d’Esprit, qui pourrait être le cinquante et unième des États-Unis […], dans lequel, vous comme moi comme nous tous, nous sommes citoyens une bonne dizaine d’heures par jour. »

L’écrivain entendait prendre du recul par rapport à ses convictions critiques sur la technologie et essayer de percevoir l’enthousiasme qui règne au sein de la Silicon Valley, tout en restant extrêmement lucide sur ses aspects plus sombres (évasion fiscale massive, impact écologique, influence politique, « emprise » sur nos quotidiens, etc.). Comme il l’écrit : « Ce monde, il est fabuleux pour au moins une catégorie de gens : les auteurs de science-fiction. Ça tombe bien, c’est mon job. » Se plaçant dans les pas du Jean Baudrillard d’Amérique, le romancier propose une série de chroniques sur la Silicon Valley : descriptions de lieux visités mais aussi de rencontres qui donnent parfois lieu à des portraits. À chaque fois, il s’efforce de dégager des quasi idéaux-types de tendances à l’œuvre dans l’industrie du numérique et de réfléchir sur leur impact dans nos vies.

Paysages et portraits à l’heure du numérique

Le siège d’Apple inspire à Alain Damasio une métaphore religieuse concernant ses clients (dont il fait partie), qu’il qualifie de « pratiquants » dépourvus de spiritualité. Derrière la « coolitude » du géant créé par le mégalomane Steve Jobs se dissimule une « fausse ouverture » : le siège est fermé au public malgré son architecture démesurée et son organisation interne est à la fois panoptique et hiérarchique, comme le relève le sociologue Fred Turner, qui accompagne Damasio. Apple mise désormais sur la réalité mixte, une reconfiguration-simulation de la réalité selon ses propres normes – plus que sur les métavers, promus par son concurrent Meta, propriétaire de Facebook.

Les routes entourant les sièges des grandes entreprises du numérique dessinent un paysage plat et sans relief. Dans ce monde, la voiture est vitale pour se déplacer et devient de facto un « espace » crucial pour les habitants du lieu. L’auteur des Furtifs s’intéresse à l’arrivée de la voiture autonome, dopée aux algorithmes et qui se nourrit des derniers réflexes de ses conducteurs, avant de les occuper, à terme, sur des écrans pendant qu’ils voyagent : « à chacun de vos coups de frein vous contribuez à l’Intelligence Automobile qui vous rendra inutile comme conducteur. » Si la voiture autonome est présentée comme la meilleure amie de la sécurité routière, elle constitue une formidable opportunité de piratage malveillant, mais peut-être aussi, suggère Damasio, de détournement pour résister et contester la vision de l’avenir proposée par les GAFAM. En attendant, au même titre que l’économie fondée sur la livraison à domicile, elle renforce surtout notre paresse.

Alain Damasio visite aussi les marges de la Silicon Valley, le quartier déshérité de San Francisco Tenderloin, à deux pas des sièges des géants de la Tech où se côtoient pauvres, fous et victimes de l’épidémie de drogue – ces conditions se cumulant aisément. Cette juxtaposition de situations très contrastées, qui ne suscite que l’indifférence, serait-elle révélatrice de l’absence de lien réel, d’empathie et de capacité à se confronter à l’autre à l’heure du numérique triomphant ? Chacun dans son « technococon », seul ou avec sa communauté ? Et pourtant, même au sein de ce quartier, d’autres imaginaires plus bienveillants s’inventent, loin de la conception du monde des grands patrons du numérique.

Le déni du corps est l’une des caractéristiques de ce nouveau monde : ne plus bouger physiquement, mais être stimulé sans cesse virtuellement. Le romancier rencontre Arnaud, un Français vivant en Californie, qu’il assimile à un homme du futur, un « quantified self » mesurant en permanence son corps, pour se renseigner autant sur sa santé que sur sa performance. C’est aussi toute une conception de la vie qu’il appréhende ainsi : « En creusant, je découvre qu’Arnaud est stoïcien, comme beaucoup de dirigeants de la Silicon Valley depuis que Marc Aurèle et ses pensées guident ceux qui veulent discriminer ce qui dépend d’eux et ce qui n’en dépend pas. Très pratique, le stoïcisme en monde individualiste. Mal vulgarisée, cette philosophie recèle des contresens commodes : elle nettoie beaucoup de culpabilités. Gaza s’effondre sous les bombes ? Ça ne dépend pas de moi. Over. »

Vers un rapport lucide et renouvelé à la technique ?

Ses discussions avec Gregory, un programmeur français spécialiste de l’intelligence artificielle, donnent lieu à un portrait dans lequel on lit l’admiration de l’auteur pour la créativité de son interlocuteur et sa conception artistique-artisanale de la programmation. Pour Alain Damasio, Gregory « incarne ce qu’il y a de meilleur dans l’amour de la technologie. Dans ce qu’elle peut nous apporter en tant qu’espèce et plus largement en tant qu’être vivant conscient d’exister sur une terre qui doit rester habitable pour tous, humains ou non. » Cela conduit Damasio à esquisser une conception positive d’une technologie qui peut encore être bricolée et ménage à l’homme la possibilité de rester autonome à son égard, de dialoguer avec elle et de lui déléguer des tâches fastidieuses. Cette technologie serait politique, c’est-à-dire consciente de ses effets sur la société et transmissible via le langage.

Damasio invite à dépasser une vision maître-esclave de la technologie (contrôler ou être contrôlé) et à l’envisager selon un mode relationnel. En effet, « une authentique technocritique ne peut se contenter d’être réactionnaire ou négative. Elle doit aussi esquisser ce que serait une technologie positivement vécue. » Il s’inspire d’Ivan Illich et de sa notion de convivialité sans la réduire à la dialectique de la domination, tout comme nous entendons aujourd’hui nous émanciper de la coupure nature-culture pour créer une nouvelle relation avec notre environnement.

Face à l’humain augmenté promis par le transhumanisme, Damasio est convaincu que « Nous n’avons pas besoin de devenir plus-qu’humains : nous avons juste besoin de devenir plus humains ». Il réfute méthodiquement la prétendue neutralité de la technologie alors qu’elle est déterminée dans sa conception, qu’elle engendre des impacts sociaux et un nouveau rapport au monde. Les leaders de la Tech essayent, par le storytelling, de rendre dominante leur conception de l’avenir. Les écrivains, de science-fiction notamment, peuvent et doivent lutter sur le terrain de l’imaginaire et des désirs en mettant en avant nos envies de créer et d’entretenir des liens.

Damasio oppose aussi le biopunk au cyberpunk, « un type d’histoire qui envisagerait nos liens intensifiés au vivant […] comme une réouverture magnifique au monde […]. Je ne critique pas la technologie qu’on nous offre parce qu’elle serait inerte ou stupide, non responsive ou robotisante. Je la critique parce qu’elle nous dévitalise en nous donnant l’illusion de faire plus de choses… qu’on fait pourtant moins bien. » Et d’ajouter qu’il « est toujours possible, et souhaitable, non seulement de résister mais d’insister et de persister dans nos propres voies vitalistes. »

Pour cela, « assumer une position technocritique implique de mettre les mains dans ces quatre moteurs du désir pour en démonter les pièces : le fantasme de dépasser la condition humaine, la conjuration des peurs, la volonté de pouvoir et la paresse jouissive ». Finalement, ce « qui manque à notre temps, c’est un art de vivre avec les technologies. Une faculté d’accueil et de filtre, d’empuissantement choisi et de déconnexion assumée. » La dernière chronique, plus réflexive, s’achève par un plaidoyer pour une éducation à la technologie et pour une conscientisation de ses mécanismes qui nous rendent dépendants, afin de cultiver notre capacité à faire (notre « puissance ») plus qu’à faire faire (notre « pouvoir »).

En guise de synthèse des différentes thématiques abordées par les chroniques, le livre se termine par une nouvelle dystopique-utopique sur le numérique et nos relations à l’intelligence artificielle sur fond de changement climatique.

La Vallée du Silicium n’est pas le livre d’un sociologue ou d’un spécialiste du numérique. Nombreux sont les faits et analyses qu’il est facile de retrouver dans la foisonnante littérature sur le sujet, notamment technocritique. Certaines généralisations apparaîtront par moments rapides, mais elles sont aussi dues au terrain d’anticipation-observation du romancier et à l’exercice auquel il se livre, car il s’agit bien de l’œuvre d’un écrivain, spécialiste des imaginaires, à la grande inventivité verbale et non dénué d’humour.