Les démocraties ont baissé les bras face au capitalisme, renonçant à défendre des institutions qui donnaient un prix élevé à la vie des hommes, avec pour résultat un affaiblissement interne et externe

Forcer le capitalisme à prendre en compte les aspirations d'une large partie de la population passe par la fixation d'un prix élévé à la vie des hommes, explique dans ce nouveau livre l'économiste Anton Brender. Pour avoir tourné le dos à cette règle, nos sociétés démocratiques se sont placées sous la domination de forces obnubilées par le profit et/ou le pouvoir. Le prix d'une vie (passée, présente et future) ne peut se modeler sur le coût du travail le plus bas qu'il est possible de trouver, et il est urgent de sortir de cette logique si nous voulons retrouver un niveau de cohésion sociale qui rende possible les arbitrages nécessaires aux transitions en cours.

 

Nonfiction : Les démocraties ont obligé le capitalisme à faire preuve d’un respect minimum pour la vie de ceux qu’il emploie. Pourriez-vous expliquer, pour commencer, le lien que vous faites entre répondre à l’aspiration des hommes à vivre mieux, développer des infrastructures publiques, matérielles et sociales, et donner un prix toujours plus élevé à la vie de chacun ?

Anton Brender : La démocratie a permis de faire de l’aspiration des hommes à vivre mieux une force politique et sociale. Cette force, en s’opposant au capitalisme, mû, lui, par la seule recherche du profit, a obligé ce dernier à donner un prix toujours plus élevé à la vie de ceux qu’il emploie : non seulement les salaires ont monté et la durée du travail s’est réduite, mais les normes d’hygiène et de sécurité se sont accrues et le droit du travail est devenu toujours plus protecteur. En même temps, la démocratie a mobilisé une partie des ressources produites par le capitalisme au profit des institutions non marchandes qu’elle gère – l’école, l’hôpital, la police, la justice… – avec le souci de donner un prix toujours plus élevé à la vie de chacun.

Avec le triomphe de l’idéologie libérale, l’augmentation des inégalités et l’absence de perspective d’amélioration de leurs conditions de vie pour de très nombreuses personnes, on a assisté à la montée des idées de l’extrême droite, de la conflictualité et de la violence sociale. Pourriez-vous dire un mot des processus qui ont conduit à cette situation ?

Depuis une quarantaine d’années effectivement, les sirènes « néo-libérales » ont conduit nos démocraties à baisser les bras : elles ont laissé le capitalisme toujours plus livré à lui-même. L’ouverture aux échanges avec les pays où le prix de la vie était bas a fait pression sur les salaires les plus faibles en même temps que le progrès technique – l’informatisation en particulier – faisait disparaître nombre d’emplois à rémunération intermédiaire. Face à la montée des inégalités qui en est résultée, non seulement les démocraties sont restées passives, mais elles ont renoncé à adopter une stratégie ambitieuse de développement des infrastructures sociales – et parfois aussi matérielles –  dont elles ont la charge. La qualité des services publics auxquels une grande partie de la population a accès s’est dégradée. Les inégalités de traitement à l’école, à l’hôpital, par la police ou par la justice sont ainsi venues redoubler les inégalités de revenus. D’où, chez beaucoup d’individus, un sentiment de mal-être et de déclassement qui mine la cohésion sociale et conduit à une montée des antagonismes, voire à un rejet de la démocratie.

On découvre que l’adoption du capitalisme par des pays comme la Russie ou la Chine, dont on avait espéré qu’elle se traduise par une pacification des relations internationales, se solde au contraire par une montée des tensions à la fois économiques et politiques. Comment l’analyser ?

Au niveau international, le laisser-faire a eu des effets tout aussi dévastateur qu’au niveau domestique. Contrairement à ce qui était souvent annoncé, l’introduction, en Russie comme en Chine, des ressorts du capitalisme n’a pas été un tremplin vers la démocratie. Les échanges internationaux ont permis à la Russie de valoriser ses matières premières. Les ressources qu’elle en a tirées ont donné au pouvoir central les moyens de remédier à l’explosion de la pauvreté qui avait suivi la fin de l’économie planifiée. L’autocratie qui s’est vite mise en place en a finalement été renforcée !

La Chine quant à elle a su s’appuyer sur le capitalisme pour insuffler un formidable dynamisme à son économie. Mais ce dynamisme a été « guidé » par le Parti communiste : à la différence de ce qui s’est passé en Russie, ce dernier n’a jamais abandonné le pouvoir… et rien aujourd’hui ne laisse penser qu’il soit près de le perdre !

Il y a plus toutefois. Non seulement l’ouverture des échanges internationaux et le triomphe de « l’économie de marché » n’ont pas conduit ces pays, hier « communistes », à la démocratie, mais ils n’ont pas non plus supprimé leur hostilité à l’égard des démocraties occidentales. En acceptant d’échanger avec des pays rivaux, ces dernières se sont rendues vulnérables. L’Europe a ainsi découvert les conséquences de sa dépendance au gaz russe. Et Donald Trump a, le premier, attiré l’attention sur les risques pris par les pays occidentaux qui continueraient de laisser les produits de l’électronique chinoise occuper une place toujours plus grande dans les équipements qu’on y installe !

Ces évolutions, auxquelles il faut encore ajouter le réchauffement climatique, appellent, montrez-vous, une réhabilitation de l’action publique mais aussi un changement de son mode de pilotage, pour prendre en compte le long terme. Car il va falloir que nous consacrions plus de ressources au long terme, écrivez-vous.

Plus que jamais en effet nos démocraties doivent faire face à des urgences : la guerre en Ukraine les amène à augmenter leurs budgets de défense au moment même où l’on découvre à quel point la transition énergétique est coûteuse. Ces dépenses s’ajoutent maintenant à celles liées au besoin de remédier aux conséquences des négligences passées. Remettre en état nos infrastructures sociales demande des moyens, du temps et de l’énergie politique. Pour relever les défis qui se sont accumulés, l’action publique doit non seulement être réhabilitée mais aussi déployée dans le cadre d’une stratégie débattue et largement acceptée.

Les arbitrages nécessaires et notamment la question du financement requièrent de donner toute sa place au débat. Or celui-ci est bien mal en point…

Pour se procurer les ressources réelles nécessaires pour mener à bien les chantiers jugés prioritaires, l’Etat n’a guère le choix : il peut économiser ailleurs, en gérant mieux, ou lever plus d’impôts. Sinon, tant que les agents privés veulent dépenser moins qu’ils ne gagnent (comme c’est le cas aujourd’hui en Europe), il peut aussi emprunter. Avec en tête toutefois, qu’il lui faudra être en état de réduire sa dette, le jour où les agents privés voudront dépenser plus qu’ils ne gagnent ! Réhabiliter l’action publique, suppose aussi d’être capable de débattre et de se mettre d’accord sur la manière dont elle sera financée. J’avoue être, comme vous, un peu pessimiste sur notre capacité à le faire.

 

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L'entretien que nous avions réalisé avec l'auteur à l'occasion de la parution de son livre précédent, Capitalisme et progrès social (La Découverte, 2020)