Le capitalisme a été un important moteur du progrès social et pourrait le redevenir, à condition de lui fixer des limites et de baliser les directions où nous voudrions aller.

Anton Brender est économiste chez Candriam et professeur associé honoraire à l'université de Paris-Dauphine. Il a publié ces dernières années, dans la collection « Repères » à La Découverte, plusieurs livres traitant d'économie et de finance internationales, toujours extrêmement bien informés, accessibles et intéressants, dont, avec Florence Pisani, Les Déséquilibres financiers internationaux (2007), La Crise de la finance globalisée (2009), dont nous avions rendu compte ici, et L'Economie américaine (2018), et, avec Florence Pisani et Emile Gagna, La Crise des dettes souveraines (2013) et Monnaie, finance et économie réelle (2015).

Il renoue avec ce nouvel ouvrage, Capitalisme et progrès social, avec une veine plus ancienne, qui l'avait conduit à publier L'Impératif de solidarité (en 1996) puis La France face à la mondialisation (en 1998), où il insistait déjà sur la nécessité de développer le capital social et renforcer la solidarité pour accompagner la mondialisation, et lui donne une formulation à la fois plus ample et plus critique, avec le recul d'un peu plus d'une vingtaine d'années. Il y défend une approche keynésienne de l'économie, qui s'attacherait à recréer les conditions d'une demande à la fois solvable et soutenue en renouant avec l'investissement public pour assurer la transition écologique, consolider et continuer à développper les infrastructures matérielles et sociales de nos sociétés. Anton Brender a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter son livre pour nos lecteurs.

 

Nonfiction : Que peut-on attendre du capitalisme et que ne faut-il surtout pas en attendre ?

Anton Brender : Si l’on prend un peu de recul, force est de constater que le capitalisme nous a déjà beaucoup apporté. Les pays dans lesquels, depuis la fin du XIXème siècle, il a pris son essor sont aussi ceux où les conditions de vie du plus grand nombre ont spectaculairement progressé. Non seulement le confort de la vie quotidienne s’y est accru mais des infrastructures sociales y ont été mises en place. Elles expriment la solidarité de ceux qui y vivent et traduisent le prix élevé qu’on y donne désormais à la vie de chacun. Une masse importante de ressources a ainsi pu être consacrée à l’éducation des individus, à la préservation de leur santé, au maintien de la paix civile… et la qualité de la vie de tous s’en est trouvée améliorée. Rien de cela n’aurait été possible si le capitalisme n’avait permis d’accroître la capacité productive de ceux qui travaillent dans ces sociétés. L’erreur serait toutefois de croire que nous devons ces progrès au capitalisme. Laissé à lui même, il ne nous aurait jamais conduit là où nous sommes arrivés. Si nous avons progressé c’est parce que depuis plus d’un siècle et demi nos sociétés n’ont cessé de s’opposer à lui. Il n’aurait sinon jamais, de lui-même, baissé la durée du travail ou augmenté les salaires. Il l’a accepté parce que des forces sociales l’ont, de multiples façons, contraint. Elles sont ainsi parvenues à faire du capitalisme le moteur du progrès social.

 

Comment expliquez-vous que les contraintes qui lui avaient été imposées, pour l’essentiel après-guerre, aient eu des effets aussi bénéfiques ?

Tout simplement parce que ces contraintes ont permis de résoudre un problème central pour l’expansion du capitalisme : assurer la croissance continue de ses débouchés. Le développement de la consommation des ménages a répondu à l’accumulation des moyens de production. Nos sociétés n’ont d’ailleurs pas fait que soutenir la demande adressée au capitalisme, elles l’ont aussi aidé à accroître son potentiel de production. Dans les pays avancés, l’investissement public, dans les infrastructures matérielles comme sociales, a été massif. Des réseaux de transports plus efficaces, des niveaux d’éducation plus élevés, des efforts de recherche plus intenses, une durée de vie plus longue, la sécurité croissante des personnes et des transactions, une meilleure régulation de l’activité économique… ont accru la productivité des facteurs de production. Au total, accumulation de capital et progrès social ont, pendant les décennies de l’après-guerre en particulier, été de pair.

 

Et comment expliquer, dans ce cas, que ces contraintes aient été aussi rapidement levées à partir des années 1980. Comment expliquer que les effets qu’allaient entraîner la libéralisation des mouvements de capitaux, d’une part, et la concurrence des nouveaux acteurs au sein de l’économie mondiale, d’autre part, aient été aussi peu anticipés ? Quelles erreurs ont alors été commises selon vous ?

Les années 1980, il faut s’en souvenir, ont été partout celles du triomphe de « la solution libérale ». On s’est convaincu qu’il fallait laisser faire le capitalisme. Et, effectivement, on a libéralisé les mouvement de capitaux sans voir que l’on permettait ainsi au capitalisme de se « globaliser » : en déplaçant librement ses capitaux, il a dès lors mis les pays en concurrence et localisé ses activités là où c’était pour lui le plus avantageux. A cette concurrence, les pays les plus avancés auraient dû répondre en modernisant leurs infrastructures matérielles et sociales pour compenser le prix élevé de leur espace économique. Peu l’ont fait. En France, les années 1980 ont été celles du « tout-entreprise » : on a pensé répondre à la « mondialisation » qui s’amorçait en aidant « nos » entreprises à devenir plus compétitives… au moment précisément où, globalisation aidant, elles cessaient d’être « les nôtres ». Les conséquences ont été d’autant plus dramatiques que des pays que l’on n’attendait pas sont entrés eux aussi dans le jeu. Ils ont habilement utilisé les échanges internationaux pour hâter leur développement, en s’appuyant sur le seul atout dont ils disposaient : des salaires beaucoup plus bas que ceux des pays avancés, reflet de conditions de vie infiniment moins favorables. L’entrée de la Chine dans le commerce mondial a donné à cette concurrence entre espaces nationaux une dimension nouvelle.

 

Pourquoi était-il si important, dans ce contexte et, y compris, au regard des nouveaux progrès techniques, que puisse se manifester un supplément de demande solvable ?

L’échange international, avec des pays à bas salaires en particulier, a des conséquences analogues à celles du progrès technique. Il permet à un pays de disposer de la même quantité de biens ou de services avec moins de travail. A priori, ce devrait donc être une bonne chose. A condition seulement que l’on sache quoi faire du travail « libéré ». C’est le cas si des besoins à satisfaire existent. Et il suffit de regarder autour de soi pour se convaincre que les besoins ne manquent pas. Une économie capitaliste est toutefois une économie marchande : les seuls besoins qu’elle perçoit sont ceux qui sont solvables. Or, depuis plusieurs décennies maintenant, l’intensification des échanges internationaux et les progrès de l’informatisation font des « gagnants » mais aussi des « perdants ». Ils ont conduit, par des voies différentes, à une concentration de la progression des revenus entre les mains de ménages et d’entreprises qui tendent à ne pas en dépenser la totalité. D’où une dépression chronique de la demande solvable : si rien ne s’oppose à cette tendance, le travail « libéré » par l’échange international et le progrès technique ne contribuent qu’à pousser le chômage à la hausse !

 

Et que peuvent alors en la matière la politique monétaire, d’une part, et la politique budgétaire, d’autre part ?

Là encore, la préférence devenue quasi générale pour le libéralisme, a conduit presque partout à utiliser plutôt la politique monétaire pour lutter contre les forces qui tendent à déprimer l’activité. Cela fait maintenant plus de vingt ans que la Banque centrale américaine, par exemple, maintient, presque en permanence, les taux d’intérêt bas pour stimuler la demande. Mais la politique monétaire n’est pas faite pour être utilisée de cette façon. Face à des forces qui tendent à déprimer durablement la demande privée, c’est sur la politique budgétaire qu’il aurait fallu – et qu’il faut encore ! – s’appuyer. D’abord parce qu’elle permet de transférer des revenus de ceux qui n’en dépensent qu’une part trop faible vers d’autres qui les dépenseront en totalité. Ensuite, parce qu’elle peut rendre solvables des besoins collectifs qui, sinon, ne le seraient pas. Il aura fallu la terrible épidémie que nous traversons pour que l’on prenne conscience, en France, de l’insuffisance des ressources consacrées, depuis des décennies, à nos hôpitaux… comme d’ailleurs à nos prisons !

 

Si l’on convient qu’il faut revenir à un encadrement du capitalisme tel qu’il a pu exister après guerre et jusqu’à la fin des années 1970, sur quoi faudrait-il aujourd’hui mettre l’accent ? Que peut-il être fait encore au niveau d’un Etat, si aucun accord n’est possible à un autre niveau ?

Le terme d’encadrement n’est peut être pas le bon. Il faut à tout prix préserver le dynamisme du capitalisme. Mais il faut le guider, car il est aveugle à tout ce qui n’est pas marchand. Il faut lui interdire, par la loi, d’aller dans certaines directions et baliser les voies sur lesquelles on voudrait au contraire avancer. Aujourd’hui, ces voies sont plus évidentes que jamais : si nos sociétés expriment fermement leur volonté de préserver l’environnement planétaire, le capitalisme les y aidera, non par sens moral, mais par ce que ce sera son intérêt. Pour être efficace toutefois, cette volonté doit être largement partagée par ceux qui vivent sur notre planète. Nous en sommes encore loin ! Il est heureusement des domaines dans lesquels chaque société peut avancer seule : la mondialisation ne nous empêche pas de moderniser notre Etat et nos services publics. De leur qualité, de celle aussi des institutions sur lesquelles repose le fonctionnement de notre démocratie, dépend plus que jamais notre capacité à mettre la puissance productive du capitalisme au service du progrès social. Dans un monde dont on découvre chaque jour à quel point il est instable et incertain, investir pour renforcer nos infrastructures sociales devrait être notre priorité.