En réinterprétant les premiers siècles du Moyen Âge au prisme de l’amitié, de l’inimitié et des relations interpersonnelles, Régine Le Jan livre une magistrale synthèse d’histoire sociale.

Régine Le Jan, professeure émérite à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, est bien connue des médiévistes pour ses nombreux travaux sur la parenté, les femmes, le genre, les élites et la domination sociale, l’espace ou encore la compétition. Son dernier ouvrage, Amis ou ennemis ?, est l’occasion pour elle d’articuler étroitement toutes ces thématiques dans une somme riche et foisonnante.

Personnes relationnelles et relations personnelles

Contrairement à ce que pourrait laisser entendre le titre, il ne s’agit pas d’un travail sur l’histoire des émotions, ou du moins pas prioritairement. La question n’est pas de savoir si les récits médiévaux expriment de « vraies » émotions, ni même de s’interroger sur la nature de ces émotions, mais de les réinscrire dans leur contexte social et de comprendre comment elles sont utilisées, admises et comprises par les contemporains.

Il ne s’agit pas non plus d’un livre qui couvre toute la période du Moyen Âge – ni, d’ailleurs, d'un livre portant exclusivement sur le Moyen Âge. Les références à Cicéron ou aux grands penseurs de l’Antiquité tardive sont ainsi nombreuses, et l’analyse s’arrête aux premières décennies du XIIe siècle. Cette longue période se caractérise par un cadre communautaire particulièrement marqué : le groupe prime sur la personne. On trouve en effet peu d’expressions de la subjectivité avant le XIIe siècle. L’individu, au sens contemporain du terme, n’existe pas encore : la personne n’est pas un « moi considéré comme un point, un être donné auquel s’ajoute un microcosme de relations nouées au cours de son existence ».

Comment alors comprendre la personne médiévale, si différente de nous ? L’une des clés centrales de l’analyse, empruntée à Jérôme Baschet et aux anthropologues, est la notion de « personne relationnelle ». Dans cette conception, la personne est considérée comme divisible : elle a autant d’identités, qui peuvent coexister, que de relations. Ces relations se nouent avant même la naissance (la personne s’inscrit dans un groupe social, une famille…) et ne sont pas totalement rompues par la mort, après laquelle on continue de prier pour les défunts et de les inscrire dans une communauté. « Les acteurs interagissent ainsi selon le rôle défini par la relation [...], avec une marge de manœuvre d’autant plus importante qu’ils sont de sexe masculin et de rang élevé. » Dans ce cadre, qualifier quelqu’un d’ami ou d’ennemi constitue une identification publique et détermine les comportements attachés à cette relation. Les identités étant plurielles, il est toujours possible de devenir un ami ou un ennemi : les relations s’opposent moins qu’il n’y paraît.

Ce détour par l’anthropologie et par les sciences sociales est le propre du livre et, plus largement, des travaux de Régine Le Jan. On trouvera ainsi dans l'ouvrage de nombreuses références à l’anthropologie mais aussi à la sociologie, aux études de genre, à la psychologie sociale et même à l’éthologie pour expliquer les comportements des hommes et des femmes du haut Moyen Âge.

Amour, amitié et autres synonymes

Les sociétés des premiers siècles médiévaux articulent étroitement l’inimitié, socle de la vengeance et de la guerre qui sont aux fondements de la prédation aristocratique, d'une part, et l’amour du Christ et de la paix, d'autre part. Toute la difficulté est de comprendre ce que recoupent exactement ces notions. Le langage médiéval ne sépare ainsi pas l’amour et l’amitié et le lexique amical est riche, flexible. Si Cicéron, très lu pendant la période, différencie l’amitié véritable de l’amitié intéressée, cette distinction n’a que peu de sens pour les médiévaux : toutes les amitiés supposent à la fois la bienveillance et l’échange mutuel de bienfaits. En revanche, d’autres éléments apparaissent au début du Moyen Âge. L’amitié humaine est toujours une amitié chrétienne, insufflée par Dieu, mais elle reste choisie et s’incarne en particulier dans les relations de parenté. Avant la réforme grégorienne, ce grand mouvement de réforme de l’Église qui commence au milieu du XIe siècle, la dichotomie entre l’amitié charnelle, née des relations de parenté, et l’amitié spirituelle des amis dans le Christ est connue, mais ces deux formes ne s’opposent pas encore. L’amitié médiévale est une valeur qui unifie un groupe social. « L’amitié valorisait donc les liens personnels sur lesquels se construisait le pouvoir masculin, elle circulait à l’intérieur de groupes sexués qu’elle unifiait et identifiait et, d’une manière générale, elle assurait la domination des hommes sur les femmes, des adultes mâles sur les jeunes hommes et des élites masculines sur les hommes de statut inférieur. » Les vertus de l’amitié sont en effet celles de la masculinité : le contrôle de soi, la force, le courage. L’amitié est considérée comme un affect du groupe des clercs et des chevaliers. Les classes sociales inférieures en sont exclues.

L’amitié naît souvent du partage d’une éducation ou d’expériences de jeunesse communes, au sein d’une classe d’âge. « Lien horizontal par excellence », elle se rapproche de la fraternité. Si parents et amis sont proches, ces deux catégories ne sont pas toujours synonymes, mais les parents ont en quelque sorte vocation à être des amis naturels. « Certes, par le mystère du baptême, de la transsubstantiation et de la communion, tous les chrétiens étaient frères en Dieu et participaient au corps et au sang du Christ, mais le lien le plus fort était bien celui qui naissait au sein de la famille et qui était sublimé par un amour naturel, qui venait lui-même de Dieu [...]. » Cela ne fonctionne pas toujours et l’inimitié peut naître au sein même de la parenté, mais elle est alors un désordre social. Les relations nouées par l’alliance, comme celles qui unissent deux beaux-frères, sont aussi censées générer de l’amitié. Enfin, l’amitié désigne aussi une relation particulière nouée entre les communautés monastiques et les élites laïques. Les moines du haut Moyen Âge copient des listes de leurs « amis », des groupes de personnes qui se font inscrire ensemble dans les « livres de vie ». Les religieux prient alors pour ces bienfaiteurs et manifestent publiquement l’étroitesse de leurs liens, dans une véritable « religion de l’amitié ».

Comment articuler cette valorisation de l’amitié avec la compétition souvent agressive entre les élites pour la domination ? Les sociétés médiévales disposent de « puissants mécanismes de médiation » car les aristocrates ont plus intérêt à coopérer qu’à se détruire. L’amitié constitue bien un idéal social et il n’y a pas, malgré les violences, de « culture de la haine », profondément incompatible avec l’idéal chrétien.

Des affects politiques

La troisième partie du livre porte sur les affections du politique et constitue en quelque sorte le point d’orgue de l’argumentation. En trois chapitres chronologiques, Régine Le Jan examine les reconfigurations politiques de l’amitié.

Chez les premiers Mérovingiens, l’émotion fondatrice d’autorité est la crainte. Le roi ne cherche donc pas l’amitié de ses leudes (les aristocrates de sa suite). En revanche, le maire du palais, une sorte de premier ministre qui gagne en puissance au VIIe siècle, doit avoir des amis parmi l’aristocratie et faire régner l’amitié. Ce renforcement du rôle du maire du palais relègue quelque peu la reine mérovingienne dont il capte une partie des fonctions d’intermédiarité. Les maires et leurs épouses sont, au VIIIe siècle, des nœuds et des intermédiaires privilégiés. Les amitiés qui se développent sous leur égide parmi les principales familles de l’aristocratie transcendent les divisions régionales et constituent un puissant facteur d’unité des royaumes mérovingiens.

Quand le maire du palais Pépin le Bref dépose le dernier Mérovingien et se fait proclamer roi en 751, il bâtit sur cet héritage. Selon les penseurs carolingiens, le roi doit inspirer la terreur, l’ordre et l’amour. « Dans un contexte nouveau, s’est donc imposé un modèle d’autorité plus nettement christianisé, où l’amour et la crainte forment un diptyque émotionnel fondateur d’autorité, une autorité venant du Créateur, qui lui-même aime et châtie bien. L’autorité ne se conçoit donc plus sans l’amour, qui assure l’harmonie des relations sociales, la collaboration et la fidélité des élites, leur coresponsabilité dans la bonne marche du peuple chrétien vers son salut. » L’empire chrétien a un caractère fondamentalement patriarcal et affectif : le roi est un père. Cette conception est bien perceptible dans les mises en scène de la famille régnante dès la fin du VIIIe siècle lors de grandes cérémonies. L’affection pour les membres de la dynastie se traduit aussi dans les documents écrits, où les membres de la parenté sont qualifiés par des termes affectifs. Dans le même temps apparaît un nouveau groupe, celui des « amis du roi », ses conseillers les plus proches. L’affectivité du roi devient un critère de distinction à la cour et constitue un élément de compétition politique, quoique de manière informelle.

Les grands aristocrates revendiquent aussi, dès l’époque carolingienne, une supériorité fondée sur leurs relations avec le sacré, les monastères et le prestige de leur famille. À la fin du IXe siècle, quand la construction carolingienne s’effrite, ces aristocrates jouent de leurs identités multiples pour faire valoir leur pouvoir. Dans un contexte de forte compétition et de fragilité du souverain, les démonstrations d’amitié sont beaucoup plus fréquentes et dissimulent, en creux, la violence des rapports de force. Dans le royaume de Francie, à l’ouest, le roi n’est plus en mesure d’imposer la paix autour de l’an 1000 : il ne peut plus être neutre, ni médiateur, et utilise le « premier de ses amis » comme un outil dans la compétition. À l’inverse, dans l’Empire, à l’est, le souverain est encore garant de la paix. Il associe son épouse et sa proche parenté, ainsi que les évêques, à l’exercice du pouvoir : ce sont les principaux médiateurs entre lui et l’aristocratie. Le langage de l’amour est de plus en plus présent dans les documents du XIe siècle : « la façon nouvelle, plus affective, de penser la relation féodale n’était pas seulement le signe d’un affaiblissement du pouvoir royal, elle exprimait aussi l’affectivité grandissante du politique. » Dans ce monde, les femmes ont un rôle important à jouer : elles renforcent leur rôle de médiatrices, même si cela dépend de leur position et de leurs biens. Cette médiation ne leur est toutefois pas réservée à l’âge féodal, pas plus qu’auparavant.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce beau livre, notamment sur le rôle central des monastères, sur la médiation dans la compétition, les guerres et les haines mortelles… Sa densité le rend difficile à résumer fidèlement mais il constitue une lecture profondément stimulante des rapports humains au Moyen Âge et permet d’appréhender la complexité des affects médiévaux, bien loin de l’image caricaturale de siècles barbares et violents.