Pour Benjamin Bürbaumer, les tensions actuelles entre les deux puissances ne peuvent se comprendre qu’en articulant les facteurs politiques et économiques.

Les récentes rencontres entre le Président chinois et ses homologues français et allemands illustrent par procuration les tensions actuelles entre la Chine et les Etats-Unis. Si la visite du premier est motivée par souci d’éloigner l’Europe de son allié américain, Washington compte sur les Européens pour faire pression sur le géant asiatique concernant sa relation avec la Russie. Simple affaire de géopolitique ? Dans Chine/Etats-Unis, le capitalisme contre la mondialisation, l’économiste bordelais, Benjamin Bürbaumer, déjà auteur du livre Le Souverain et le Marché. Théories contemporaines de l’impérialisme (Amsterdam, 2020) et spécialiste de la mondialisation, nous invite à privilégier une grille de lecture politico-économique pour mieux comprendre les relations sino-américaines actuelles.

Une alliance improbable à l’origine de l’entrée de la Chine dans la mondialisation

Les conflits économiques et militaires, ouverts, latents ou à venir, entre les deux plus grandes puissances planétaires apparaissent paradoxaux aux tenants de la thèse du « doux commerce » compte tenu du degré d’interdépendance économique résultant de la mondialisation. Les deux pays auraient en effet tout intérêt à développer des relations pacifiques. Le recours à une explication liée à la recherche de puissance politique par ces deux nations, et en particulier de la part de leurs dirigeants (Trump, Xi), apparaît alors comme la thèse la plus crédible pour comprendre ce paradoxe.

A contrario, Benjamin Bürbaumer estime qu’« au lieu de séparer la politique de l’économie, il convient de les penser conjointement. […] Son idée centrale est simple : le capitalisme mine la mondialisation. Le paradoxe de la montée en puissance de la Chine, c’est qu’en devenant capitaliste, elle s’est trouvée contrainte de saper le processus même qui a permis son essor, à savoir la mondialisation. Cette contestation l’a placée directement sur les rails de la confrontation avec les Etats-Unis », qui ont mis en place et contrôlent la forme actuelle de la mondialisation.

En effet, dans les années 1970, la crise de rentabilité des entreprises américaines, en partie liée au pouvoir des travailleurs face au capital, trouve un débouché via la mise en place d’un marché mondial construit activement par l’Etat américain, influencé en cela par le « capital transnational américain », autrement dit les entreprises financières et non-financières exportatrices. A la même époque, la Chine traverse également une crise et envisage alors l’ouverture internationale de son économie, ainsi que sa progressive libéralisation, comme une solution. Les intérêts des deux pays, autrement dit des capitalistes américains et des communistes chinois, convergent alors. La main d’œuvre chinoise, nombreuse, qualifiée et peu coûteuse, représente ainsi une formidable opportunité pour les multinationales américaines.

Les motivations des deux pays sont bien différentes cependant. La Chine souhaite accélérer son développement national et faire sortir sa population de la pauvreté. Les Etats-Unis entendent préserver les profits de leurs entreprises en étendant leurs marchés, ce que le géographe marxiste David Harvey a qualifié de « solution spatiale ». Pour les Américains, la position de la Chine dans la mondialisation doit rester « subordonnée » et ses firmes se tailler la meilleure part du gâteau. Ces intérêts bien compris doublés d’un malentendu initial seraient à l’origine des tensions contemporaines. A cela s’ajoutent l’incapacité de la Chine à développer sa consommation intérieure de biens et de services et la montée en gamme de sa production, comme le Japon ou la Corée du Sud en leur temps.

Quand l’élève entend dépasser le maître

Dans les années 1990 et 2000, la relation entre les deux est relativement harmonieuse, chacun bénéficiant de la montée en puissance des échanges, même si certaines voix américaines s’élèvent déjà contre le déficit commercial qui commence à se creuser. De son côté, la Chine poursuit son développement manufacturier, qu’elle accélère à l’issue de la crise mondiale de 2007-2008 avec un plan de relance portant sur ses capacités à exporter. Pékin adopte également la « solution spatiale » : « parer aux difficultés économiques associées à la suraccumulation du capital sur le territoire national en cherchant de nouveaux marchés à l’extérieur. » Ce faisant, elle entre de plus en plus en concurrence avec les entreprises américaines. La rivalité ne s’arrête pas là, puisque « les règles encadrant la mondialisation ne sont pas neutres » et bénéficient largement et durablement à celui qui les met en place et les contrôle, tout comme les infrastructures liées.

La Chine entend en effet mettre en place des infrastructures alternatives, qu’elles soient physiques – à l’image des « Nouvelles Routes de la soie » –, techniques ou financières, aptes à concurrencer la domination américaine de la mondialisation. L’approche par les infrastructures permet de saisir pleinement l’intensité de la rivalité sino-américaine puisque la Chine cherche tout simplement à contourner les Etats-Unis en imposant ses circuits de circulation des capitaux et des marchandises ou renforçant la place de sa monnaie par rapport au dollar. En outre, l’exercice chinois se double d’une démarche de soft power, visant à convaincre les pays tiers du caractère bienveillant de son projet. A ce titre, elle dénonce l’hypocrisie des Etats-Unis, notamment du fait des guerres menées par Washington ou de son manque de solidarité financière avec les pays en voie de développement. « En combinant la coercition et le consentement, [la] démarche [de la Chine] correspond exactement à un projet hégémonique tel que le conçoit Antonio Gramsci. »

En réaction, les Etats-Unis, bien conscients du projet chinois et des menaces qu’il fait peser sur leur puissance, montrent les muscles, aussi bien militairement dans des espaces clés pour le commerce international, comme la zone indopacifique, qu’en termes de sanctions vis-à-vis de la Chine, lui barrant l’accès aux semi-conducteurs les plus avancés dont ils maîtrisent la conception même s’ils sont produits majoritairement à Taïwan, ce qui complique d’autant plus les enjeux liés à l’île dont la Chine revendique la souveraineté. Les risques de conflit augmentent, même si « ni les Etats-Unis ni la Chine ne veulent une réduction drastique des transactions économiques mondiales, mais ils veulent les contrôler et en prélever une part croissante. » Comme le souligne l’économiste, « avec une hégémonie américaine en perte de vitesse et un prétendant chinois brillant mais qui toutefois ne parvient pas à convaincre largement [les pays tiers], les conditions sont réunies pour des batailles d’hégémonie plus intenses encore. » Acculés et en perte d’influence auprès du Sud global, les Etats-Unis ont tendance à s’enferrer dans le renforcement de leur appareil militaire, ce qui s’avère contreproductif en termes d’image comme la guerre en Irak ou la position actuelle de l’administration Biden en Israël en témoignent douloureusement.

 

Benjamin Bürbaumer propose un cadre d’analyse pertinent pour mieux comprendre les tensions sino-américaines. Son approche d’économie politique internationale, d’inspiration marxiste, a parfois le défaut de ses qualités, quand elle minore par exemple la dimension culturelle de l’affrontement en cours, bien mis en lumière par le sinologue Jean François Billeter concernant les valeurs portées par la Chine. Dans un autre ordre d’idées, le face-à-face entre les deux géants néglige la place occupée par l’Union européenne dans la mondialisation, alors que son marché commun et ses normes ont une influence non négligeable sur le commerce mondial, et qu’elle se retrouve souvent prise en étau par les premiers.