Une analyse serrée des discours actuels sur la question environnementale et animale permet de clarifier certains enjeux philosophiques de la crise écologique.

En empruntant à Arthur Rimbaud l’expression « l’ardeur des pillards » pour en faire le titre de son dernier essai, Hicham-Stéphane Afeissa entend décrire les comportements de prédation et de destruction dont fait preuve l’espèce humaine vis-à-vis des autres espèces, mais aussi de l’environnement et des ressources naturelles. L’auteur, agrégé et docteur en philosophie, propose en effet de comprendre les causes de la crise écologique actuelle à la lumière de cette « économie du pillage », par laquelle les humains s’approprient, exploitent et finalement détruisent la terre, sans se préoccuper de restitution ou de réparation.

L’ouvrage est composé à la fois d’essais ou d’articles ayant déjà fait l’objet d’une publication antérieure et de textes inédits — l’ensemble étant remanié dans une structure cohérente. L’auteur y étudie un grand nombre de sources et analyse des discours aux perspectives très variées sur l’écologie (qu’il s’agisse de rapports scientifiques, de propos militants ou d’analyses philosophiques), refusant de disqualifier tel ou tel discours au motif d'une hiérarchisation des rationalités. En effet, selon Afeissa, la compréhension de la crise écologique actuelle passe aussi par l'examen de la manière dont nous posons le problème, et donc par un questionnement de nos outils théoriques.

Une analyse des discours ambiants

La rhétorique anxiogène de l'effondrement, véhiculant des images apocalyptiques davantage inspirées par l'angoisse que par la raison, est par exemple examinée d'un point de vue généalogique — au sens nietzschéen du terme —, de manière à mieux comprendre les logiques argumentatives, les lexiques, les métaphores et les hypothèses sur lesquels elle repose.

Les discours portant sur la relation des humains aux animaux sont également étudiés de près, dans la mesure où ils se présentent souvent comme une clef de compréhension de la crise écologique. Ainsi, l'auteur admet la nécessité d'en finir avec le modèle industriel qui transforme les animaux en machines, ou de réévaluer les conditions de détention et d'abattage des animaux d’élevage. Toutefois, il prend à parti la tendance de certains discours notamment militants à en tirer des conclusions radicales, inspirées elles aussi par l'émotion. Or, selon Afeissa, rien de tout cela ne suffit à rendre pleinement compte des fondements de la relation que les humains ont nouée avec les animaux.

La question de la domestication des animaux, par exemple, est dicutée sur la base d'écrits scientifiques. L'auteur montre qu'il serait trop schématique de concevoir ce processus de domestication comme une tentative pour faire entrer de force les animaux dans les formes d’organisation humaine. Il s'agit en réalité d'un phénomène plus complexe, qui consiste en un processus bilatéral de socialisation, qui affecte les êtres humains tout autant que les animaux, engendrant des relations sociales inédites.

L'enjeu philosophique de la question animale se trouve renouvelé par une telle clarification : plutôt que de chercher à abolir l’ensemble des relations de travail entre animaux et humains, nouées depuis des millénaires et grâce auxquelles il nous a été donné de vivre avec eux, il conviendrait de s’employer à réinventer ce lien précieux, pour les animaux comme pour les humains, en l'arrachant à l’obsession du profit, à la violence industrielle et à la logique capitaliste qui entreprennent de le détruire.

La part esthétique et juridique de l’écologie

Derrière les discours qui circulent actuellement sur l’écologie, se forge une représentation collective des rapports des humains à la nature et aux animaux. C’est pourquoi l’auteur complète sa réflexion d’un volet « esthétique ». Y est notamment abordée la question du paysage, lui aussi pillé et ravagé par l'activité humaine, ainsi que les cas esthétiques les plus particuliers (celui des marais) ou les plus généraux (celui du « beau naturel »).

Mais l'approche esthétique sur l'écologie n'exclut pas une réflexion pertinente sur l’urbain. Reprenant à son compte des oppositions classiques entre la lecture utilitaire de la ville et la pratique de la ville, ou entre la ville fonctionnelle et la ville relationnelle, l'auteur s'efforce de tracer les grandes lignes d'une écologie pratique, qui passerait notamment par la marche. Parcourir la ville, devenir un promeneur plutôt qu'un spectateur est en effet une manière de décupler les « plans » à partir desquels faire l'expérience de la ville   .

De manière plus large, la crise écologique induit des transformations dans les pratiques territoriales, qui ne sont pas uniquement esthétiques mais aussi juridiques. La volonté, parfois polémique, d’établir un statut juridique pour des entités naturelles telles que des espèces animales, des fleuves ou des montagnes, lorsque celles-ci sont menacées (comme le loup ou la Loire), par exemple, implique de transformer nos conceptions politiques et en particulier notre définition d’un sujet de droit — quoique celles-ci soient également associées à une forme de « protectionnisme esthétique », mobilisant un critère de beauté et de contemplation pour engager le recours au droit.

Comme il le fait pour les autres discours, Afeissa examine longuement le parti pris théorique et les difficultés de raisonnement impliqués par cette mobilisation juridique. Ne s’agit-il pas, avant tout, de préserver et de conserver ce qui constitue un bien et une propriété pour les humains eux-mêmes (des élevages, des cultures, un paysage) ? Les effets de la crise écologique peuvent-ils être réglés avec une simple reconfiguration juridique du « contrat » que nous passons avec le vivant, ou d’une simple redivision des aires de fréquentation ? Il conviendrait davantage, selon l’auteur, de repenser en profondeur les rapports des humains aux animaux et à la nature.

Une telle ambition nécessite de croiser les dimensions politiques, économiques et culturelles de chacune de ces questions. En ce sens, Afeissa souligne systématiquement que l’on ne peut inventer de nouvelles formes d’attention à la nature et aux animaux en laissant parfaitement indemne le mode de production capitaliste, qui s’acharne à piller, au nom de l’accumulation du capital et au mépris des équilibres naturels, toutes les ressources auxquelles il a accès.