Dictateur peu connu en France, António Salazar a mis en place un régime particulier au Portugal qui dénote des autres expériences européennes.

À l’heure de la commémoration du cinquantenaire de la révolution des Œillets, António Salazar reste peu connu en France, où les études se concentrent davantage sur Mussolini et Franco. Le professeur et ministre des Finances, devenu Président du Conseil a néanmoins bâti un régime particulier capable de perdurer quatre décennies. Il contraste avec les régimes totalitaires et les dictatures voisines par l’absence de culte de la personnalité, sa discrétion, puis son retrait du pouvoir en 1968. Il n’en a pas moins forgé une vraie dictature dans le contexte des années 30, puis de la guerre froide, à l’échelle de la nation et de l’empire portugais. C’est à ce personnage que l’historien Yves Léonard consacre une biographie, novatrice, complète et documentée, aux éditions Perrin.

Dans le cadre des programmes du secondaire, la transition vers la démocratie est abordée en Première, en HGGSP, dans le cadre d’une comparaison entre le Portugal et l’Espagne à 1982. De façon plus globale, étudier António Salazar est une piste pour comprendre les avancées et reculs de la démocratie.

 

Nonfiction.fr : Dans le cadre des cinquante ans de la révolution des Œillets, vous signez une biographie de Salazar. Malgré son maintien au pouvoir de 1928 à 1968, ce dernier reste bien moins connu en France que Mussolini ou Franco. Comment expliquez-vous ce décalage ?

Yves Léonard : Pour deux raisons principales : d’abord en raison de la relative ignorance entourant traditionnellement le Portugal en France. Son histoire, pourtant d’une grande fécondité y compris dans sa période contemporaine, est souvent reléguée à l’arrière-plan, sinon occultée. Ensuite, en raison des masques derrière lesquels Salazar s’est longtemps dissimulé, cultivant une invisibilité très calculée, même s’il a compté de nombreux admirateurs en France, notamment dans les années 1930.

Cultivant le mystère – notamment sur sa vie privée –, s’accommodant très bien de n’être que le chef du Gouvernement dans un régime qui consacrait la prééminence du président du Conseil, tout en laissant sur l’avant-scène le chef de l’État – le général Carmona jusqu’en 1951 –, Salazar n’est pas un chef charismatique au verbe haut. Il n’est pas un homme à cheval portant l’uniforme, mais campe un personnage se voulant docte et sage, un professeur d’université dépeint au départ sous les traits austères d’un expert des finances publiques.

Nommé ministre des Finances en 1928, il y impose sa marque par l’augmentation des impôts et la diminution des dépenses. Il traverse la crise de 1929 à la tête du ministère. La crise affecte tardivement le pays, en raison de son caractère périphérique, mais touche durement certains secteurs. Comment ce poste lui sert-il de tremplin ?

En s’attelant à la réforme de l’État, en jugulant rapidement le déficit budgétaire et en rétablissant la confiance dans la monnaie nationale – l’escudo –, Salazar incarne un sauveur de nature particulière. Une sorte de « magicien des finances » qui serait la réincarnation de l’Infant Henri qui vécut au XVe siècle et dont le récit national a fait l’initiateur de l’expansion maritime et de la richesse de la monarchie portugaise. La propagande le martèle dans les années 1930 pour mieux ancrer l’image d’un expert dévoué au seul « bien de la nation », un visionnaire madré, né pauvre et guidé par la providence. Cette mythologie du sauveur est forte dans le Portugal d’alors, puisant ses racines dans le mythe sébastianiste, celui du « roi caché » dont le retour est attendu depuis la fin du XVIe siècle.

« Magicien des finances », Salazar apparait comme le sauveur tant espéré et tisse alors habilement sa toile pour s’imposer à la tête du gouvernement à l’été 1932. Il incarne ensuite la figure centrale de la Constitution de l’Estado Novo, adoptée par référendum en mars 1933, une Constitution rédigée par ses amis juristes et collègues de l’université de Coimbra. Il conserve le poste des Finances jusqu’à la fin des années 1930, cumulant cette fonction avec d’autres tâches ministérielles et la présidence du Conseil.

L'un de ses objectifs pour le Portugal est de « faire de la nation une idée sainte en la tempérant seulement d’un nationalisme présenté comme "prudent et conciliateur" »   . Par plusieurs aspects, on y voit l’opposé de Franco puisqu’il ne passe pas par la guerre civile et insiste d’abord sur son profil d’universitaire. Comment les Portugaises et Portugais perçoivent-ils leur nouveau dirigeant au début des années 1930 ?

Une grande partie des élites portugaises l’adoube rapidement, même s’il n’est pas issu de leur monde. En premier lieu, la hiérarchie catholique le considère depuis longtemps comme son meilleur espoir pour « remettre l’Église au centre du village », après les mesures anticléricales prises par la République parlementaire instaurée en octobre 1910. Les milieux d’affaires et les grands propriétaires fonciers voient en lui un homme compétent qui a rétabli la confiance dans la monnaie et les comptes publics, un homme capable d’incarner l’ordre et la stabilité. Quant aux militaires, autre pilier du régime, le soutien est plus ambivalent, obligeant Salazar à composer, sinon à louvoyer avec eux.

Plus complexe est de savoir comment le peuple portugais le perçoit. Une partie du monde rural au nord et à l’intérieur, comme dans cette province des Beiras dont il est originaire, se reconnait dans ce personnage alliant nationalisme tellurique, prudence et rouerie dignes d’un maquignon. Le tropisme religieux et la mainmise locale des caciques contribuent à l’enraciner au cœur des territoires et du quotidien. C’est l’incarnation du « faire vivre le Portugal habituellement », véritable mantra du salazarisme. Son parcours méritocratique de professor doutor de la prestigieuse – et alors très élitiste – faculté de droit de l’université de Coimbra lui confère également une aura liée au titre universitaire aussi bien qu’à l’image de sachant – sinon de sage – accolée aux juristes dans un pays dont la population est largement illettrée. Enfin, l’administration de la peur instaurée par la police politique (devenue la PIDE en 1945), les tribunaux spéciaux, une justice aux ordres et tout l’arsenal répressif forcent la population à taire ses sentiments, victime d’un régime où la liberté d’expression est proscrite. La population est parfois complice aussi, comme le montrent les archives de la PIDE : la délation, encouragée par le régime, se révèle importante.

Salazar est à l’opposé du culte de la personnalité que l’on observe alors dans les régimes totalitaires et certaines dictatures. Piètre orateur, il fuit la foule et ne se met guère en avant, au-delà de ses réformes et de sa discrétion érigée en qualité. C’est ici qu’intervient António Ferro, l'homme qui prend en charge la mise en scène du pouvoir – aspect qui semble peu intéresser Salazar. Quelle image de ce dernier forge António Ferro ?

C’est à la fois « la voix de son maître » et, pour partie, « l’inventeur du salazarisme ». Personnage jovial et truculent, autodidacte inspiré, aux antipodes de son mentor, c’est l’homme d’une mise en scène dont le personnage central se prête avec peu d’entrain aux figures imposées d’une propagande moderne. Pour autant, malgré ses réticences, Salazar garde la main. Personne, pas même António Ferro, ne peut lui imposer ce qu’il se refuse à faire. Mais l’alchimie opère, et l’image du dictateur est façonnée – de son plein gré, sinon malgré lui, selon la propagande – par Ferro et ses hommes. On lui forge une image empreinte d’austérité, de dévouement absolu au « bien de la nation », une image associant « petites choses de la vie » et grandeur d’un « homme d’État » visionnaire, concevant tout en grand, à l’image du Portugal qui, grâce à lui, « n’est pas un petit pays ».

Cette image est réductrice et trompeuse. Elle laisse dans l’ombre « les vies parallèles » de l’homme Salazar, sa vie privée nimbée de mystère, celle d’un « homme marié à la nation. » Dans cette biographie, je me suis efforcé de décrypter ces vies parallèles, pour ne pas réduire Salazar au seul homme public, à la différence des rares biographies existantes conçues avant tout comme des biographies politiques.

Vous écrivez que Salazar n’est ni un doctrinaire, ni un grand penseur politique mais davantage un pragmatique   . Qu’est-ce que le salazarisme ou de manière plus provocatrice : le salazarisme existe-t-il ?

Disons plutôt qu’il est plus facile d’en parler que de le définir. Salazar, à l’instar d’autres personnages politiques de premier plan, répugne à utiliser l’expression, lui préférant celle de l’Estado Novo. S’il est effectivement pragmatique, Salazar est sur le plan politique doté d’une solide colonne vertébrale, un corpus de textes et de références lus et travaillés au temps de sa jeunesse étudiante et qu’il sait mobiliser à dessein. Il se défie de l’idéologie pour mieux inculquer quelques « vérités intangibles » et « principes d’action ». Avec à la clé quelques slogans claqués par la propagande autour de la trilogie « Dieu, famille, patrie ». Et en considérant la nouvelle génération qui forme l’ossature du régime dans les années 1960 comme invertébrée politiquement.

Une vraie opposition à l’Estado Novo incarnée par les républicains, les anarchistes et les communistes existe, même s’il lui est difficile de s’unifier. Comment agit cette opposition et comment le pouvoir la jugule-t-elle ?

Cette opposition, si elle est courageuse, souffre durablement de ses divisions, de la faiblesse de ses moyens et du manque de soutien à l’étranger. S’opposer à Salazar et résister au régime se révèle particulièrement difficile et dangereux avec l’omniprésence de la PIDE et ses milliers d’indicateurs, les bufos. Tribunaux spéciaux, prisons et camps de détention – le pire étant Tarrafal, au Cap-Vert, inauguré en 1936 – sont autant d’éléments de dissuasion et de répression à l’encontre de toutes celles et de tous ceux qui sont suspectés d’œuvrer contre « le bien de la nation ». Les communistes (au sens large, au-delà du seul cadre des militants de la section clandestine du PC) constituent l’ennemi absolu.

Le second souffle de Salazar et de son régime farouchement anticommuniste est trouvé avec la guerre froide. Quelle position adopte-t-il entre les différents blocs ?

Le Portugal devient membre fondateur de l’Alliance Atlantique en avril 1949. C’est capital. L’anticommunisme viscéral du régime range celui-ci dans le camp occidental dès le début de la guerre froide. Et l’emplacement stratégique des Açores conforte cet ancrage. Dès la Seconde Guerre mondiale, l’accord conclu avec les Britanniques arrime le pays au Royaume-Uni, l’allié traditionnel depuis la fin du XIVe siècle, et rapidement aux États-Unis. La neutralité du Portugal et ce gage donné aux alliés protègent Salazar et lui permettent de survivre politiquement à la fin du conflit, malgré le commerce fructueux réalisé avec l’Allemagne nazie, notamment le wolfram, ce tungstène devenu minerai d’une importance stratégique.

La Guerre froide prolonge et amplifie l’ancrage atlantiste du Portugal de Salazar, alors que celui-ci n’aime pas l’Amérique, symbole à ses yeux du luxe éhonté et de mœurs dépravées. Le système colonial – les « provinces d’outre-mer » –, devenu l’objectif principal de la diplomatie portugaise après la fin de la Seconde Guerre, cherche à tirer parti de cet atlantisme. Le régime salazariste obtient du soutien dans le cadre des guerres coloniales durant les années 1960. Ici aussi, il met en avant le péril communiste pour justifier une défense jusqu’au-boutiste et anachronique de la nation une, pluricontinentale, du « Minho à Timor ».

L’Angola et le Mozambique sont des colonies portugaises. En 1960, Salazar forge la théorie du lusotropicalisme, érigeant le Brésil comme « la plus grande expérience d’une société pluriraciale, et en même temps exemple magnifique de transposition de la civilisation occidentale sous les tropiques et dans le continent américain »   . Quelle est son attitude face aux mouvements d’indépendance en Afrique ?

Salazar est l’homme du repli obsidional sur le pré carré portugais, c’est-à-dire un pays qui ne se réduit pas à son petit rectangle européen, un pays tourné vers son empire et la mer – alors que lui-même n’a jamais navigué, n’a découvert le littoral portugais qu’à l’âge de trente ans et n’a d’ailleurs jamais mis les pieds dans les colonies. De là une incapacité à envisager toute évolution négociée et à décider dès le printemps 1961 de réagir « rapidement et en force » en Angola. Et de refuser avec obstination toute concession face aux « vents contraires de l’histoire ». Salazar se mure dans la certitude d’être l’ultime défenseur de l’Occident et se rapproche en Afrique australe de la Rhodésie et de l’Afrique du Sud de l’apartheid. Il laisse comme testament la certitude que sans ses colonies, le Portugal disparaîtra. C'est un homme obstiné, tourné vers un passé idéalisé.