À partir d’un livre d’entretiens avec le précurseur de l’écologie politique, Patrick Chastenet nous offre un aperçu complet de sa vie et de son œuvre.

* Nonfiction est partenaire de :

 

« Il a toujours voulu être un homme libre et un penseur libre ». C'est ainsi que le politiste Patrick Chastenet présente Jacques Ellul dans l'introduction biographique de son ouvrage À contre-courant, un livre d’entretiens qu'il a menés avec ce penseur majeur du second XXe siècle, entre 1981 et 1994.

Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, un compagnonnage intellectuel

Né à Bordeaux en 1912, il est issu d’une famille de droite aux valeurs aristocratiques. Son père est un italo-serbe de culture grecque orthodoxe, mais voltairien de conviction ; sa mère est franco-portugaise, de confession protestante. Jacques Ellul est un élève brillant, passionné par la mer, mais obligé à faire son droit sous la pression paternelle. En 1930, déjà grand lecteur de la Bible, il connaît une expérience mystique et se convertit au protestantisme. À la même époque débutent sa grande amitié avec Bernard Charbonneau (1910-1996) et un compagnonnage intellectuel précoce qui dure jusqu’à sa disparition. Tous les deux précurseurs de l’écologie politique, leurs œuvres se complètent. Leur analyse commune se concentre sur l’impact de la révolution scientifique et technique sur la nature, la liberté et, dans le cas d’Ellul, de Dieu. Charbonneau fait découvrir la nature au citadin Ellul ; les deux partent randonner et camper ensemble.

Trois auteurs influencent initialement la pensée de Jacques Ellul : Karl Marx, Sören Kierkegaard et le théologien protestant Karl Barth (1886-1968). Ce dernier détermine notamment sa conception religieuse de la liberté : « La scandaleuse révélation de la liberté du Dieu biblique consiste à ne pas écarter le libre-arbitre humain. Dieu est incognito – secret – mais en même temps il est présent. » Autrement dit, il existe une « libre détermination de l’homme dans la libre décision de Dieu ». Ellul est aussi influencé indirectement par les lectures de Charbonneau, comme Alexis de Tocqueville, pour sa critique de la démocratie ou de l’État, ou l’allemand Walter Rathenau, qui remet en cause la primauté de la science. En revanche, malgré ses écrits sur la technique, Ellul ne se retrouve pas dans la pensée de Heidegger, dont il connaît très tôt les penchants nazis. Par ailleurs, sa critique du progrès se veut sociologique et non philosophique ou littéraire. De manière générale, il se méfie de la philosophie qu’il juge trop éloignée de la réalité.

Dans les années 1930, Ellul et Charbonneau représentent la tendance « gasconne » du personnalisme incarné par Emmanuel Mounier et la revue Esprit, d’« inspiration libertaire, humaniste et chrétienne ». Les deux amis sont à la recherche d’une troisième voie entre communisme et capitalisme et restent « toujours des marginaux au sein de ce mouvement minoritaire ». La crise du 6 février 1934 renforce le sentiment antifasciste d’Ellul. En parallèle, il s’intéresse avec Charbonneau aux idées de la revue L’Ordre nouveau de Robert Aron et d’Arnaud Dandieu. Ils se retrouvent dans leur « critique de la société machiniste » et partagent une même « sensibilité libertaire et fédéraliste ». En revanche, la dimension communautaire, chère aux Gascons, n’est pas assez présente à leur goût dans la revue. Or, ils désirent l’avènement d’une contre-société, ici et maintenant.

Durant la seconde moitié des années 1930, Ellul termine son doctorat en histoire du droit quand Charbonneau s’installe à Bayonne après sa réussite à l’agrégation d’histoire-géographie. Ils signent ensemble des Directives pour un manifeste personnaliste qui prend acte de la défaite de la politique face à la technique et la nécessité d’une révolution personnaliste, via l’établissement de contre-sociétés. Leur programme prône un fédéralisme d’entités autonomes, la réduction de la puissance de l’État et de la durée du temps de travail, la production des biens essentiels par le secteur public, l’interdiction des prêts à intérêt et de la publicité, ou encore la restriction de la propriété à son usage réel. Autrement dit, un projet à la fois révolutionnaire, non-violent et ascétique.

En 1937, ils rompent avec le groupe de Mounier, jugé trop timoré. Ellul est alors chargé de cours à Montpellier, puis à Strasbourg et à Clermont, où l’université alsacienne se replie après le début de la guerre. Ellul est révoqué par Vichy après l’armistice à la suite d’une dénonciation par un étudiant concernant ses propos tenus sur le Maréchal. Il se réfugie en Gironde, où il devient agriculteur par nécessité — même s’il retire une fierté de ses récoltes —, tout en préparant l’agrégation de droit. Il entre aussi en Résistance, sans pour autant prendre les armes, en jouant un rôle de passeur, puisqu'il habite près de la ligne de démarcation. Il est d’ailleurs reconnu « Juste parmi les nations » après sa mort.

Il commence pendant l’Occupation ses enseignements à la Faculté de droit de Bordeaux, où il termine sa carrière en 1980.

Professeur, homme de foi et intellectuel iconoclaste

Membre du comité d’épuration à Bordeaux et de la municipalité temporaire à la sortie de la guerre, il contribue à l’apaisement dans le premier cas et ressort profondément déçu par la politique dans le second, dénonçant le pouvoir trop important de la technocratie par rapport aux élus. En conséquence, « Jacques Ellul décide de se consacrer à ses étudiants de la Faculté de droit et de l’Institut d’études politiques de Bordeaux, à la rédaction d’une œuvre comptant plus d’un millier d’articles et une cinquantaine de livres traduits en une douzaine de langues, et à l’expression de sa foi ». Il écrit aussi de la poésie, très peu publiée de son vivant néanmoins.

Un lien indissociable existe entre son œuvre sociologique et théologique (« je n’ai pas écrit des livres, mais un seul livre dont chacun est un chapitre », déclare-t-il) : la foi lui permet d’affronter la technique et oriente sa pensée vers l’action. Sa réflexion est souvent mal comprise du fait de sa volonté constante de s’écarter du politiquement correct, et à l’origine de plusieurs polémiques (sur son soutien à Israël, ses déclarations sur l'Afrique du Sud ou les débuts de la protection de l’environnement, laquelle ne remet pas assez en cause la société de consommation aux yeux d'Ellul). Comme il le dit lors d'un entretien : « Je commence par critiquer tout ce qui m’est sympathique, ce qui ne m’attire pas l’amitié de ceux dont je me sens proche. Ainsi, je ne fais pas la critique de la droite parce que je n’ai rien de commun avec elle ». Ellul s’investit dans la gouvernance de l’Église réformée, mais là encore, reste marginal.

Tout au long de sa carrière, Ellul est un professeur charismatique et apprécié de ses étudiants bordelais. En lien direct avec sa discipline, il publie une Histoire des institutions en cinq volumes aux PUF, participe à la fondation de l’IEP de Bordeaux, anime un ciné-club pour ses étudiants. Très actif, il joue un rôle pastoral local, s’occupe d’un centre pour jeunes délinquants à Pessac. Autant d’illustrations concrètes de sa devise « Penser globalement, agir localement ». Il reste toutefois à distance de la fondation du parti politique Les Verts, pour des raisons libertaires, à l'instar de son complice Bernard Charbonneau. Pour eux, seuls de petits groupes peuvent changer les choses et le changement passe d’abord par celui des consciences individuelles. Il reproche également aux premiers écologistes leur manque d’analyse globale de la société technicienne. Outre qu’il refuse plusieurs postes à responsabilités (préfet du département du Nord, doyen de sa faculté ou maire de Pessac), son intégrité, son sens de l’honneur et sa conception de la démocratie rendent difficile sa participation à la vie politique. Ellul avoue ne jamais avoir voté et privilégie une conception athénienne de la démocratie, c'est-à-dire directe et non représentative.

En 1954, il publie l’un de ses livres les plus connus : La Technique ou l’enjeu du siècle, suivi de deux autres volumes sur le sujet. Contrairement à Marx, Ellul considère que l’économie n’est plus au cœur de nos sociétés, mais a été remplacée par la technique qui vise à s’émanciper des carcans sociaux. En tant qu'historien, il est lucide sur l’impossibilité d’un retour en arrière ; aussi, il récuse les accusations qui font de lui un réactionnaire. En revanche, il interroge le mythe du progrès et notre rapport à la technologie. Il déplore ainsi le manque de recul de l’homme par rapport à celle-ci : « Nous sommes conditionnés de telle façon que nous adoptons immédiatement toutes les techniques nouvelles sans nous interroger sur leur éventuelle nocivité », ou encore : « Tout ce qui est possible techniquement, on finit par le faire ». Le livre rencontre un succès d’estime en France et trouve un large écho aux États-Unis, où il exerce une influence déterminante sur Ivan Illich.

Sa réflexion prophétique est encore mal connue, en dépit notamment de rééditions de ses livres par les éditions de la Table ronde. Par ailleurs, son pessimisme lui est encore reproché, tout comme son côté provocateur. « L’espérance et la liberté sont pourtant au cœur de toute son œuvre », note Patrick Chastenet. Nul doute que ce livre d’entretiens constitue une introduction précieuse à sa vie et à sa pensée, ainsi qu’un portrait sensible de l’homme (interrogé sur ses goûts en art ou sur sa famille). Son intervieweur évite l’écueil de la complaisance par ses questions, qui n’hésitent pas à pointer certaines contradictions dans ses actes comme dans ses écrits.