Sept auteurs interrogent la place centrale de l’exclusion dans la constitution des communautés politiques, son histoire et ses enjeux contemporains.

L’acte fondateur de la communauté civique repose sur l’institution de la figure de l’autre, ou plutôt des autres, qu’on les désigne comme étrangers ou en marge. De ce point de vue, l’exclusion n’est pas une conséquence malheureuse, une sorte d’anomalie de l’existence de la communauté politique, mais bien un élément structurel. C’est cette proposition centrale qu’illustrent, dans des registres différents, les sept contributions de grande qualité réunies par Julien Le Mauff et Réjane Sénac dans Politique de l’exclusion. En l’étayant d’une part d’exemples historiques, elles en dégagent d’autre part les enjeux contemporains.

Norme d’exclusion et cités ouvertes

Julien Le Mauff souligne l’influence d’Aristote sur l’idéal civique de la fin du Moyen Âge, et plus particulièrement, sur l’idée du caractère naturel de l’association politique. Mais, explique-t-il, sans que l’idée de naturalité soit réellement mise en cause, d’autres auteurs vont, dans une perspective fonctionnaliste, insister sur l’adéquation entre la forme de la ville et la nécessité des limites qui séparent la cité du dehors. Limites qui ne sont pas seulement celle des murs, mais aussi celles du droit. Dès lors, la figure du citoyen s’invente, sinon exclusivement, du moins en grande partie, par opposition à celle de l’étranger. Étranger qu’il va falloir identifier puis exclure : c’est en quelque sorte, seulement dans ces conditions que la communauté politique peut être « parfaite ».

L’auteur souligne que cette idée de perfection ne traduit pas seulement le fait que la cité assure la vie bonne des citoyens, mais aussi qu’elle permet la distinction fondamentale entre ceux qui ont accès à la citoyenneté et ceux qui en sont exclus. On peut donc parler d’une politisation de l’exclusion. Dans La culture du pauvre, Richard Hoggart souligne que « la plupart des groupes sociaux doivent l’essentiel de leur cohésion à leur pouvoir d’exclusion, c’est-à-dire au sentiment de différence attaché à ceux qui ne sont pas“ nous” ». Il y aurait ainsi une dimension tragique de la citoyenneté, puisqu’elle se définirait dans un rapport d’exclusion de l’étranger.

Mais cette dimension tragique n’est pas nécessairement inéluctable. À travers l’histoire, différents modèles de cités ouvertes ont su accueillir des étrangers pour en faire des citoyens. Cette capacité est à la base du succès de l’empire de Rome. La Révolution, avec le décret du 24 août 1792 introduit par le député Marie-Joseph de Chénier, autorise également une série d’Amis de la révolution à se voir attribuer le titre de citoyen français de plein exercice. En bénéficient notamment George Washington, Alexandre Hamilton, Jeremy Bentham, Thomas Paine et Anacharsis Cloots, baron prussien proche des jacobins, qui a rejoint la Révolution française et qui s’y est jeté corps et âme. Les deux derniers vont être élus à la Convention. Ils siègent donc dans la représentation nationale.

Cependant, le 25 décembre 1793, Robespierre monte à la tribune de la Convention et dit ceci : « Les cohortes impies des émissaires étrangers se recrutent chaque jour, la France en est inondée. Ils se retranchent, ils se cantonnent au milieu de nous. Ils élèvent de nouvelles redoutes, de nouvelles batteries contre-révolutionnaires, tandis que les tyrans qui les soudoient rassemblent de nouvelles armées ». Le lendemain, la Convention nationale vote l’expulsion de Thomas Paine et Anarchasis Cloots. Ils seront tous les deux arrêtés dans la foulée. Si Paine échappera à la guillotine grâce à Thermidor, Cloots sera guillotiné. On est ainsi passé, en peu de temps, du cosmopolitisme substantiel à la xénophobie révolutionnaire.

L’ouverture de la cité révolutionnaire ne fut-elle qu’une parenthèse enchantée bientôt refermée ou la voie d’un dépassement durable de la distinction entre citoyen et étranger, lequel trouverait son fondement dans l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme, selon lequel tous les hommes naissent égaux ?

Les Juifs, les indigènes et les femmes

Les deux textes suivants, d’Alexander Lee et de Florence Renucci, à partir de trois des exemples les plus significatifs d’exclusion, ceux des Juifs, des indigènes et des femmes, donnent une assise empirique à la thèse de la politisation de l’exclusion. Les conditions de la naissance, en 1516, du Ghetto de Venise, qu’étudie savamment Alexander Lee, apportent néanmoins un élément de complexification : si séparation il y a bien, la population juive n’est cependant pas totalement exclue puisque des échanges eurent lieu entre chrétiens et juifs, non seulement marchands mais aussi intellectuels. Le cas du Ghetto, en tout cas celui de Venise, illustre une difficulté, à laquelle l’antisémite se heurte, au moins depuis l’émancipation des Juifs, à séparer ces derniers de ceux qui leur ressemblent (les marranes en constituent la figure paradigmatique). C’est pourquoi il fallut inventer les statuts de pureté de sang à la fin du XVe siècle, autrement dit le racisme moderne.

Les exclusions des indigènes et des femmes posent des problèmes spécifiques, non seulement par rapport à celle des Juifs, mais aussi entre elles. L’un des intérêts de la contribution de Florence Renucci est de parvenir, grâce au concept de « sujet », à dégager d’importantes similitudes. Certes, les limitations juridiques ne sont pas les mêmes, mais indigènes et femmes sont dans un état commun de soumission juridique. Les instruments « théoriques » de cette soumission sont le mérite et la race (ou la nature). On ne peut que constater leur pérennité, dont le point commun est qu’ils n’ont aucun fondement objectif.

L’autrice accorde à l’approche par l’intersectionnalité une forte légitimité. On sait que, popularisée par Kimberlé Crenshaw dans un article de 1989   , ce type d’analyse insiste sur les influences réciproques de la race, du genre et de la classe. Plus précisément, Kimberlé Crenshaw, en tant que juriste, attire l’attention sur le fait que les juges américains ne reconnaissaient pas les spécificités des discriminations subies par les femmes noires. On a pu reprocher à la théorie intersectionnelle son caractère flou et flexible ou encore d’occulter les luttes sociales. Florence Renucci ne retient pas cette dernière critique et fait de la première l’une des forces de la théorie. Le débat n’est évidemment pas clos.

En définitive, ces éclairages montrent le caractère structurel de l’exclusion, non singularité coloniale, mais au contraire norme civique d’une République qui la met pourtant en question.

Le « nous » européen et le pluralisme culturel

Le texte de Janie Pélabay se situe dans la même perspective. Il montre avec clarté la façon dont la logique identitaire a gagné le terrain de la construction européenne qui, en un certain sens, entendait la dépasser. À vrai dire, si les frontières de ce qui différencie le « nous » du « eux » changent, ce sont les mêmes dynamiques d’exclusion des autres qui se rejouent. L’européanité se construit sur la recherche d’un nouveau « nous » européen qui implique, dans le même mouvement, l’exclusion de ceux qui n’en sont pas. Le modèle d’intégration ainsi proposé s’éloigne d’une conception politique, qui supposerait de se conformer à la loi et d’observer les règles de fonctionnement de la délibération démocratique, au profit d’une injonction à adhérer aux valeurs culturelles européennes, conçues comme déjà là, comme essentielles, et que l’étranger non-européen ne pourrait que dénaturer. Alors que l’humanisme est placé au centre de cette culture commune, l’humanisme véritable n’est pourtant pas celui qui affirme que l’autre est aussi un humain malgré sa différence, mais qu’il est humain dans la différence.

Les risques d’une Europe des valeurs communes sont précisément les craintes que celles-ci soient considérées comme spécifiques à une histoire et, dès lors, non partageables par ceux venus d’ailleurs. Cette Europe des valeurs ne peut que renforcer une « substantialisation rampante » du « nous » européen, et entériner – dans les termes d’Habermas repris par l’autrice – « la prédominance d’une culture majoritaire qui abuse d’un pouvoir de définition historiquement acquis pour définir à elle seule, selon ses propres critères, ce qui doit être considéré comme la culture politique obligatoire de la société pluraliste ».

La perspective d’Habermas, celle d’un pluralisme culturel permis par un accord général sur les normes de l’espace public, n’est évidemment pas la seule possible. Au lieu de promouvoir une éthique de respect agonistique, on pourrait mettre l’accent sur le rôle de l’antagonisme et l’impossibilité d’une réconciliation finale, comme le fait, par exemple, dans une filiation gramscienne, Chantal Mouffe. Mais cette perspective, implicitement écartée par Janie Pélabay, conduirait à affaiblir l’exigence de démocratie délibérative, et, sans doute, les idéaux de rationalité. On aurait pu néanmoins la mentionner, ne serait-ce que pour donner plus de consistance encore à la voie habermassienne.

Des dilemmes au cœur des droits fondamentaux

Le texte de Réjane Sénac explore lui aussi l’idée de l’exclusion comme norme républicaine. La persistance des inégalités ne doit pas être cherchée dans la difficile application des droits fondamentaux mais, écrit-elle, dans l’analyse des « dilemmes au cœur de ces droits ». Au nom de la neutralité de l’universel, avec laquelle les particularités sont considérées comme incompatibles, le principe d’égalité est bafoué. Dès lors, l’enquête réalisée par l’autrice auprès de responsables d’association et d’activistes montre la défiance par rapport au recours à cette idée d’universel. L’analyse propose de lier cette défiance à celle envers l’héritage des droits de l’homme, soit l’écart entre les principes et la réalité.

Le principe d’égalité n’en demeure pas moins l’élément structurant des différentes mobilisations, notamment contre le racisme et le sexisme. Réjane Sénac insiste sur l’interdépendance des luttes (parce que les responsables des inégalités, des violences sociales et environnementales sont souvent les mêmes), mais aussi sur leur indépendance, aucune ne devant être subordonnée à une autre.

Peut-on ranger parmi ces luttes les mobilisations antispécistes, au nom d’un principe d’égale considération et de notre commune vulnérabilité ? L’appartenance à une espèce semble bien avoir une pertinence morale et politique : elle fonde nos devoirs envers les animaux, qui ne dépendent pas seulement de leurs capacités intrinsèques mais aussi de leurs relations à nos communautés politiques. Si bien que nous avons le devoir de promouvoir l’épanouissement des animaux sur la vie desquels nous avons un impact. Derrière le label de « spécisme », dénomination qui évoque le racisme ou le sexisme, se trouve aussi la reconnaissance de caractères spécifiques à une espèce, la tentative de distinguer sa position dans le monde, sans que cela n’entraîne nécessairement mépris ou indifférence aux souffrances des autres, ni non plus refus de reconnaître des similarités entre l’animal humain et l’animal non humain. Mais l’opposition entre spécisme et antispécisme signale aussi une frontière au centre de l’éthique environnementale : la responsabilité humaine est fondée sur une asymétrie, puisque les animaux non humains n’ont aucune responsabilité envers nous. Dans ces conditions, que gagne-t-on à faire de la cause antispéciste une composante des luttes contre les discriminations ?

Exclusion ou invisibilisation ?

L’ouvrage comporte un riche dialogue entre l’historienne Axelle Brodiez Dolino et le sociologue Serge Paugam. Le sujet principal de l’entretien est celui de la pertinence de l’idée d’exclusion au regard de notions proches pour décrire conjointement mise au ban de l’emploi, relégation spatiale, inégalités d’accès aux soins de santé, etc.

Pour Axelle Brodiez Dolino, le concept d’exclusion, qui apparaît en 1965 dans le titre d’un livre produit par ATD Quart Monde, connaît son chant du cygne en sociologie à la fin des années 90, mais reste très utilisé par les médias, les pouvoirs publics et le monde politique. Au contraire, pour Serge Paugam, qui a pourtant promu la notion de disqualification, l’idée d’exclusion reste majeure dans le champ des sciences sociales, et lui-même refuse de dissocier usage scientifique et usage social. Il est, écrit-il, « déraisonnable de prétendre trouver une définition scientifique juste, objective, et distincte du débat social, sans tomber dans le piège de la catégorisation de populations spécifiques dont on sait que les frontières qui les distinguent des autres groupes sociaux ne sont jamais claires et valables une fois pour toutes ». Ce point de vue invite ainsi à proposer d’autres instruments d’analyse que les catégories rigides de populations. Instruments qui ne doivent pas nécessairement se substituer au concept d’exclusion, mais interpréter les phénomènes observés (mise au ban de l’emploi, relégation spatiale, inégalités d’accès aux soins de santé, etc.) dans un cadre théorique plus englobant.

Serge Paugam y insiste : s’il existe des exclus, il existe aussi des groupes et des institutions qui excluent. Alors que la notion d’exclusion se focalise d’abord sur les premiers, ne conviendrait-il donc pas de mettre l’accent, sinon sur les mécanismes, du moins sur les conditions de l’exclusion ?

Dans cette perspective, Axelle Brodiez Dolino revient sur la notion de vulnérabilité, disant selon elle tout autre chose que celle d’exclusion : tous les humains sont vulnérables, alors que tous ne sont pas exclus. Cependant si l’on passe de l’idée de vulnérabilité à celle de « classes de vulnérabilité », la perspective change : Philip Pettit a montré que par cette notion l’on peut saisir en quoi les politiques de lutte contre la domination et les discriminations se démarque des politiques identitaires. Elle permet de comprendre que, par exemple, une femme qui, en pratique, subit peu d’obstacles à son action, n’est pas libre au sens de la liberté comme non-domination, en ce qu’elle appartient à une « classe de vulnérabilité » – la condition féminine. La notion de classe de vulnérabilité permet ainsi à Philip Pettit de souligner la dimension collective de la non-domination, par rapport à la non-interférence.

C’est l’appartenance à ces classes de vulnérabilité qui, à notre sens, doit être privilégiée dans la sociologie de l’exclusion. Il est plus simple de décrire ensuite les processus de marginalisation, de disqualification, de désaffiliation et de relégation qui conduisent à un affaiblissement progressif du lien social, à ce que certains auteurs ont nommé l’invisibilité sociale ou, mieux pour en souligner le caractère processuel, l’invisibilisation.

Faut-il préciser que notre analyse n’invalide en rien la perspective dominante de l’ouvrage ? C’est la qualité de celui-ci qui suscite les prolongements que nous avons rapidement esquissés.