Exploration du contexte historique qui a conduit, après la Deuxième Guerre mondiale, la France et les États-Unis à rivaliser pour se positionner au centre du renouveau artistique et culturel.

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En 1999, l’historien de l’art Serge Guilbaut publiait Comment New York vola l’idée d’art moderne (éd. Jacqueline Chambon), proposant une nouvelle lecture de l’histoire de l’art du XXe siècle, et analysant en particulier les liens entre les deux continents qui l’ont façonnée, à savoir l’Europe et l’Amérique du Nord. Cet ouvrage avait même été présenté dans de nombreuses expositions en miroir des œuvres d’art impliquées.

Dans une édition richement illustrée, l’auteur poursuit ce travail en étudiant les relations culturelles et politiques entre la France et les États-Unis qui ont conduit Paris, symbole de la modernité industrielle au XIXe siècle, et New York, emblème de la nouvelle société de consommation, à se transformer au sortir de la Deuxième Guerre mondiale.

Le « ping-pong » culturel

La fin de la guerre annonçait en effet la nécessité de reconstruire la vie culturelle des deux pays. Paris, de son côté, cherchait à retrouver sa vieille image de ville progressiste et de centre créatif universel. Une nouvelle génération d'artistes comme Bram Van Velde, Samuel Beckett ou encore Wols cherchaient dans l'art une voie d'humanité dans un monde qui en manquait cruellement. New York, pour sa part, prétendait conquérir l’hégémonie jusqu'alors détenue par les Européens, en déployant le rêve de reconstruction d’un espace politique et culturel indépendant.

C'est donc un jeu de « ping-pong » qui s’instaure entre les deux capitales, et la méthode employée par Guilbaut pour étudier cette période y est adaptée : son parti pris est que l’histoire de l'art au XXe siècle prend consistance à partir d’influences croisées, de déplacements des perspectives, de débats et de controverses menées de part et d’autre de l’Atlantique.

Pour autant, cela n'implique pas de négliger les forces qui tentaient à la même période de contester les choix esthétiques du monde occidental. Guilbaut s’appuie d'ailleurs sur les travaux récents qui ont mis en évidence les déploiements jusqu’alors négligés de l’art moderne dans des régions du monde provincialisées, comme en Amérique du Sud ou en Inde.

L'auteur s'intéresse également aux efforts menés, au sein de la société occidentale, pour transformer les fondements de la société bourgeoise entachée des crimes de l’Occupation et envisager une société nouvelle. En ce sens, il analyse les options politiques qui ont cherché à emporter l'opinion publique mais se sont finalement limitées aux milieux intellectuels, tel que le socialisme, soutenu en France par le PCF.

Dans cette optique, le travail sur les archives s'avère déterminant, et celui de Guilbaut a bénéficié de la consultation d'archives longtemps inaccessibles ou privées comme celles de Cassou, de Jaguer, de Koots ou d’Hartung, voire celles de divers ambassadeurs. L'ouvrage est également augmenté d'une ample bibliographie et de notes abondantes commentant des supports documentaires divers (articles, revues, films, lettres).

En somme, la méthode historiographique de l'auteur se tient à distance de toute simplification ou interprétation univoque : l'histoire de l'art qui se profile rompt sur bien des points avec celle, canonique, qui rend compte de cette période et démystifie certains jugements ou personnages habituellement glorifiés.

Lutte pour la modernité artistique

Avec la guerre froide et la rivalité grandissante entre les puissances américaine et soviétique, la question se pose de la place qui incombe à la France et de la lattitude dont elle dispose pour opérer un renouvellement culturel. L'auteur décrit avec précision la situation des écrivains et des artistes à cette période, animés à la fois par la mémoire douloureuse de l'Occupation et par l'élan de la Résistance — le PCF soutenant activement les tentatives de ces artistes pour reprendre la main sur la culture.

Guilbaut consacre un examen détaillé des œuvres de Picasso, et en particulier du tableau « L’homme à l’agneau » soulignant les ambiguïtés de l’époque. Il commente également la série des « Otages » du peintre Jean Fautrier et souligne la difficulté, pour le spectateur, de comprendre ces toiles indépendamment de ce contexte historique chargé.

D'un point de vue technique, cette situation conduit notamment les artistes à adopter une esthétique expressive, où la couleur revêt une signification et une importance en soi. Cela s'inscrit dans une recherche plus large pour trouver de nouvelles manières de voir, de représenter et de témoigner dans un monde essentiellement gris, politiquement et moralement divisé, dominé par l’académisme de Vichy.

L'auteur détaille les spécificités de la situation historique française et met en évidence à la fois l'enthousiasme suscité par cette renaissance culturelle — laquelle attire rapidement de grands intellectuels, puis s'étiole au rythme de la désintégration de l’unité politique — et l'ambivalence du regard porté sur elle à l'étranger.

Du côté des États-Unis, on suit de près ce qui se déroule à Paris et on cherche à connaître les dernières trouvailles des artistes parisiens. Certains regardent ces derniers avec dédain et considèrent qu'ils sont devenus de simples amuseurs, créateurs de « bonbons visuels acidulés » — selon l'expression du critique d'art Clement Greenberg. Guilbaut remarque que cet aveuglement américain face à l'art français d’après-guerre avait son pendant en France, puisque les œuvres américaines n'ont pas véritablement été prises au sérieux sur le Vieux continent. Le voyage de Jean-Paul Sartre outre-Atlantique, commenté par l'auteur, est à cet égard éclairant.

Chacun des deux camps cherche, d'une certaine manière, à s'attribuer une sorte de « brevet de modernité ».

Enjeux politiques et économiques

Cette rivalité sur la plan culturel s'inscrit dans un contexte très particulier, qui place les États-Unis et la France dans des relations asymétriques. La guerre a réorganisé les forces politiques et économiques au niveau international et les États-Unis s'imposent comme un soutien incontournable, nécessaire à la reconstruction de l'Europe. Dans ce cadre, Guilbaut analyse de près la stratégie adoptée par la France et sa manière de négocier avec la puissance américaine : il s'agit pour elle de prendre l'aide de son allié américain sans se laisser prendre dans son réseau d'influence et le laisser s'imposer comme leader incontesté de la civilisation occidentale.

Le renouvellement artistique et la redéfinition de l'identité culturelle française doit se comprendre à la lumière de ces données, entre tentation de suivre d'American Way of Life et la volonté de valoriser l’indépendance culturelle de la France. Les commentaires approfondis que l'auteur propose des œuvres de cette période donnent ainsi lieu à des interprétations originales, qui montrent toute l'ambiguïté de ces relations et toute la complexité des échanges et influences tissés de part et d'autre de l'Atlantique. De même, certains défilés de mode ayant provoqué des scandales, ou certaines expositions manœuvrées par les gouvernements sont replacés dans le contexte stratégique de repositionnement sur la scène internationale.

Le cas du cinéma occupe de ce point de vue une place importante. Guilbaut restitue la véritable guerre des images qui se livre à l’époque. D'un côté, le cinéma holywoodien débarque en Europe avec l’objectif clair de diffuser un certain style de vie, promu par le pays qui s'érige lui-même en symbole de la liberté. De l'autre côté, le cinéma français en reconstruction cherche à garder son autonomie, et les critiques tels que Georges Sadoul ne se privent pas de dénigrer les productions américaines.

À la lumière des critiques et des polémiques lancées d'un continent à l'autre, Guilbaut parvient donc à restituer avec subtilité la manière dont les États-Unis et la France jugent, critiquent, mais aussi réceptionnent et remanient leurs productions artistiques réciproques, éclairant d'un jour nouveau le jeu de « ping-pong » qui a structuré l'histoire de l'art du second XXe siècle.