Dans ce roman traduit en 2022 et republié en Folio, J. Coe mêle avec humour l’histoire de l’Angleterre contemporaine et celle d’une famille originaire de Bournville, la ville du chocolat Cadbury.

Cette saga familiale suit la vie de Mary Clarke, que l’auteur fait naître en 1934, et dont la figure lui est inspirée par celle de sa mère, Janet Coe, décédée en juin 2020 en pleine pandémie de COVID, comme il l’explique dans une note à la fin du livre. L’arbre généalogique des personnages qui ouvre le roman ne doit pas effrayer le lecteur, qui s’y retrouvera très bien dans ces sept chapitres organisés autour d’événements marquants de l’histoire du Royaume-Uni, du Jour de la Victoire le 8 mai 1945 à son soixante-quinzième anniversaire en 2020 : le couronnement de la reine Élisabeth II en juin 1953, la finale de la Coupe du monde Angleterre-Allemagne de l’Ouest le 30 juillet 1966, l’investiture du prince de Galles le 1er juillet 1969, puis son mariage avec Lady Diana Spencer le 29 juillet 1981, et enfin les funérailles de cette dernière, le 6 septembre 1997, constituent les bornes milliaires de ce parcours.

Une construction remarquable

Grâce à son art très subtil du contrepoint, le romancier réussit à entretisser le discours de Tony Blair lisant, pendant la retransmission télévisée de la cérémonie d’adieu à la princesse, l’Hymne à l’amour de la Première épître aux Corinthiens, et une scène d’initiation homosexuelle dont l’orgasme est vécu comme « un festival de feux d’artifice, un chaos de rayons et de flashs et même […] un fouillis d’arcs-en-ciel ».

C’est toute l’histoire de l’Angleterre qui défile pour le plus grand plaisir du lecteur, qui en perçoit les illusions et les secousses, les évolutions et les blocages, notamment sur la question des minorités, qu’elles soient sexuelles ou ethniques. Mary rencontre le soir de la Victoire son futur mari Geoffrey Lamb, dont le grand-père Carl Schmidt est agressé en raison de ses origines allemandes. C’est à la radio que la famille écoute le discours de Mr Churchill, et dans un pub que Frank, le père de Geoffrey, suit celui du « r-r-r-r-r-oi », comme dit quelqu’un, « dans une imitation cruelle du célèbre bégaiement du monarque ». Le moment est d’une grande solennité :

« Aux heures les plus sombres, nous savions que les peuples d’Europe réduits en esclavage et isolés tournaient leurs regards vers nous, et leurs espoirs étaient les nôtres, leur confiance fortifiait notre foi. Nous savions que, si nous devions échouer, l’ultime barrière dressée contre la tyrannie mondiale s’effondrerait. »

Les femmes sont cantonnées à la maison, comme Doll, la mère de Mary, qui aime écouter le bruit des écoliers dans la cour de récréation :

« Elle aimait […] les cris perçants de surexcitation, la mélopée des comptines, des moqueries enfantines et des jeux à la corde à sauter. […] Ces enfants qui criaient et chantaient seraient ceux qui porteraient sur leurs épaules les années à venir, qui reconstruiraient le pays après six années de bataille, et enterreraient le souvenir de la guerre. Le passé, le présent et l’avenir : voilà ce qu’elle entendait dans les voix des écoliers qui résonnaient depuis le terrain de jeu, lors de la récréation du matin. Comme le murmure d’une rivière, comme le bruit de la marée montante, un contrepoint distant au chuintement de son balai sur les marches, une voix désincarnée chuchotant à son oreille, encore et encore, le même mantra : Plus ça change, plus c’est la même chose. »

L’ensemble est si bien construit, la vie intime est si heureusement mêlée à l’histoire, que l’on pense à Proust mais aussi aux Années d’Annie Ernaux.

Jonathan et la chocolaterie

Le titre original du roman est Bournville, du nom du village construit au XIXe siècle au sud de Birmingham pour loger les employés de la chocolaterie Cadbury, et leur donner accès à des loisirs sains permettant leur épanouissement : « Le nom d’un village non seulement bâti sur le chocolat et entièrement consacré à celui-ci, mais littéralement engendré par le chocolat. » On voit bien la parenté de ce nom avec le mot anglais born, qui renvoie à la naissance, et inscrit le roman dans une saga familiale où chacun sait d’où il vient, et où il n’est pas toujours facile d’accueillir ceux qui arrivent d’ailleurs, comme Bridget, l’épouse noire du second fils, Martin. Il travaille à Bruxelles comme lobbyiste du chocolat anglais, au moment où la Commission européenne veut l’interdire en Europe parce qu’il contient trop de matières grasses végétales et trop peu de cacao.

Cette « guerre du chocolat » est racontée avec autant de précision que d’humour, et permet de faire le portrait d’un certain Boris :

« il arborait une tignasse rebelle de cheveux blonds et se baladait dans Bruxelles au volant d’une Alfa Romeo, écoutant du heavy metal à fond les ballons sur l’autoradio. […] Il avait décidé de survivre au travail fastidieux que lui imposait son poste de correspondant […] pour le Daily Telegraph en traitant tout ça comme une vaste blague, en manipulant les faits comme bon lui semblait et en tournant tous ses papiers de façon à montrer que le fonctionnement du Parlement européen faisait partie d’une vaste conspiration visant à contrarier systématiquement les Britanniques. Son journal l’employait comme reporter, mais il n’avait rien d’un reporter, c’était un satiriste, un tenant de l’absurde, et il s’amusait manifestement tellement, et était si bien parti pour se faire un nom, que tous les autres journalistes se consumaient de jalousie et passaient tout leur temps à essayer de comprendre comment devenir comme lui. »

Le ton sera moins humoristique et moins léger pour évoquer la mort solitaire de Mary Lamb, inspirée par celle de Janet Coe, en pleines restrictions imposées par le gouvernement en raison de la pandémie, pendant que des fêtes clandestines sont organisées pour les puissants au 10 Downing Street…

On prend un grand plaisir à lire ce roman aussi riche qu’émouvant et subtil, où l’on apprend beaucoup sur l’Angleterre et son histoire, et qui restera comme une des œuvres importantes inspirées par le COVID, comme Le Cœur de l’Angleterre, paru en 2018 (et traduit en français par Josée Kamoun en 2019) a été le grand roman du Brexit.