Un sociologue et une dizaine de professionnels des bibliothèques s'interrogent sur le rôle de ces institutions dans la société actuelle, leurs mutations et leurs orientations.

Dans un article de 1909 intitulé « La porte et le pont », le sociologue Georg Simmel tentait de décrire l’ambivalence de toute relation sociale, faite de proximité et de distance, de liaison et de séparation. C’est en référence à cette étude que le volume dirigé par Florence Schreiber et consacré aux bibliothèques prend pour sous-titre « Portes et ponts à la fois ».

Cet ouvrage collectif rassemble les contributions d’une dizaine de bibliothécaires et de spécialistes de l’institution autour d’une conférence du sociologue Denis Merklen, donnée lors d’un congrès de l’Association des bibliothécaires de France, à Metz, en 2022, qui posait la question : « Les bibliothèques sont-elles indispensables ? ». Défendant pour sa part l’idée que les bibliothèques sont soumises à une sorte de « tiraillement », fait de proximité et de distance, le texte de Denis Merklen est enrichi des témoignages et des expériences de terrain des professionnels des bibliothèques, qui constituent autant de rebonds et de pistes de réflexion pour évaluer le statut de cette institution dans le contexte actuel.

Les bibliothèques ont en effet subi de plein fouet les interruptions et la crise de fréquentation déclenchée par la pandémie de Covid-19, mais aussi des transformations sociales plus lentes et plus profondes, telles que les nouveaux rapports à l’écrit et au livre induits par la banalisation des technologies numériques. L’ouvrage discute ces questions à partir de la place occupée aujourd’hui par les bibliothèques : leur ancrage dans leur localité propre, les espaces qu’elles occupent ou qu’elles libèrent, les ponts qu’elles jettent ou les portes qu’elles ouvrent.

Bibliothèques en situation

La métaphore des portes et des ponts empruntée à Simmel permet à Denis Merklen d'analyser les bibliothèques à la fois en tant qu'ouvertures et liaisons, et partant de mettre en évidence le rôle indispensable qu'elles jouent au sein de leur territoire. Car ces institutions ne sont pas seulement des lieux publics d’information et de savoir ; elles s’articulent à des systèmes d’accueil, de médiation, d’hospitalité et d’inclusion, mais aussi de débats et de confrontations, qui traversent tout le tissu social.

En ce sens, les bibliothèques participent également des diverses politiques culturelles mises en place au niveau local et national. Denis Merklen souligne l'importance qu'ont ces structures dans l'émancipation du public et puise à ce titre dans l’histoire de l’imprimerie et du livre. L'enjeu est de comprendre dans quelle mesure les bibliothèques peuvent aider à « faire société », dans un contexte de « crise de la culture » toujours plus profonde.

Car, d'un côté, ces institutions sont de plus en plus valorisées en tant qu'« espaces hétérotopiques » ou que « tiers lieux » susceptibles d'ouvrir des perspectives de liberté et d'émancipation au public, et d'un autre côté elles sont prises pour cible lors de diverses émeutes urbaines, comme l'a analysé Denis Merklen dans un précédent livre   .

Face à ces ambivalences, les témoignages des bibliothécaires et professionnels de l'institution sont précieux. En articulant à la fois l'expérience de terrain qu'ils développent et les représentations qu'ils se forgent (y compris de leur propre rôle social), ils approchent avec finesse la question des liens entre l'institution et le territoire, entre les agents et le public, entre l'universel véhiculé par les livres et la singularité vécue par les individus.

Rebonds

Parmi les différents « rebonds » produits grâce aux échanges entre la conférence de Denis Merklen et les professionnels des bibliothèques, on trouve une réflexion féconde sur les murs de la bibliothèque. La situation imposée par la pandémie a en effet généralisé le recours à la visio-conférence et étendu la pratique de la consultation des ouvrages à distance. Non seulement les livres imprimés se sont trouvés diffractés à travers les écrans, mais encore les murs de la bibliothèque ont éclaté au profit des multiples interfaces numériques, dessinant de nouvelles relations à distance avec le public.

Ce phénomène a motivé des enquêtes nouvelles sur l’utilisation d’ordinateurs en libre-service à la Bibliothèque publique d’information (BPI) du Centre Pompidou, par exemple. On observe ainsi que l’accès à Internet dans les bibliothèques a introduit une grande complexité dans le dispositif de gestion de cette institution, et en a même modifié la nature propre. En effet, l’ordinateur contrarie l’idée même de constituer une collection, qui a pourtant forgé le passé de la bibliothèque. Par ailleurs, Internet ne permet plus la même hiérarchie des documents. Cependant, contrairement à ce qu’on pourrait croire, il n’est pas certain qu’Internet introduise dans la bibliothèque un « territoire sans police, ni frontières, et sans inégalités autres que celle des talents », selon la formule de Robert Darnton inspirée de la philosophie des Lumières, citée dans l’ouvrage par Denis Merklen.

Un autre rebond s’intéresse à la manière dont les bibliothèques subissent les effets de la conflictualité sociale dans la mesure où celle-ci fait partie de leur inscription territoriale. C'est dans ce cadre que s'inscrit la réflexion sur les incendies subis à l'occasion des émeutes, mais aussi sur le profil complexe des personnes qui fréquentent aujourd'hui les bibliothèques, lequel diffère grandement de ce qu'il était par le passé. Ainsi, l'évolution du statut des bibliothèques tient non seulement aux mutations endurées par les territoires sur lesquels elles se trouvent (effets de la décentralisation), mais encore à celles des visiteurs (effets de la scolarisation prolongée) et des personnels (effets des différences de formation professionnelle).

La lecture de l'ouvrage met bien en évidence pourquoi l'orientation actuelle et future des bibliothèques dépend des interactions entre ces différentes composantes. Elle souligne également le rôle crucial que jouent dans ce cadre les bibliothécaires et les agents de terrain, et suggère même qu'une plus grande autonomie de ces professionnels (relativement à la sphère politique, notamment) permettrait d'aller plus loin dans l'affirmation des bibliothèques comme lieux de savoir, de plaisir, mais aussi d'intégration sociale et d'émancipation.