Les quatre conférences inaugurales de l'Institut français d'islamologie dessinent la voie d'une approche objective et renouvelée des sources musulmanes, dans une perspective scientifique.

Si les études critiques et scientifiques sur les textes musulmans n’ont cessé de se développer depuis le XIXe siècle, ce n’est véritablement qu’au début des années 70 que les travaux sur le Coran et les origines de l’islam vont acter la nécessité d’intégrer, de manière critique, des sources non musulmanes dans l’étude du texte sacré. Dans le prolongement de cette dynamique et pour répondre également à « un risque de décrochage de l’islamologie française »   a été créé en février 2022, à l’initiative du Président de la République, l’Institut français d’islamologie (IFI), établissement public   chargé de publier les grands textes de l’islamologie.

L’islam et l’examen scientifique : une quête renouvelée, dirigé par Mohammad Ali Amir-Moezzi   , en constitue le premier volume et affiche le but de l'IFI : développer l’islamologie fondamentale, c'est-à-dire la relecture des textes musulmans à la lumière des processus de construction du savoir et dans une mise à distance du théologico-politique. En d'autres termes, l'IFI vise « une meilleure connaissance de l’islam et de sa culture »   afin de dissiper les interprétations fondamentalistes ou idéologiques, notamment celles qui mobilisent les moyens de la politique pour assurer le salut des hommes.

Vers une approche renouvelée des sources musulmanes ?

Le livre reprend les quatre conférences inaugurales données en Sorbonne le 15 juin 2023 par les islamologues que sont Christian Robin (spécialiste de l’archéologie de la péninsule arabique), François Déroche (spécialiste du Coran), Samuela Pagani (spécialiste du soufisme) et Dominique Avon (spécialiste de l’islam contemporain). Ces conférences privilégient une approche philologique et scientifique de la sphère musulmane en actant notamment l’inscription des textes religieux musulmans dans le contexte religieux et historique du Proche-Orient tardo-antique.

François Déroche, dans sa conférence intitulée « Le Coran et son histoire », souligne la nécessité pour certains chercheurs de prendre en considération certaines sources méditerranéennes extérieures à la tradition musulmane afin de mieux appréhender l’apparition du texte coranique en terre arabique. Dans la même perspective, la datation des manuscrits anciens du Coran apparaît essentielle pour la recherche contemporaine (citons entre autres la découverte d’un palimpseste à Sanaa en 1972 permettant l’accès à une autre recension du Coran).

L'islamologie contemporaine se déploie également à la lumière du champ archéologique auquel s’ouvre l’Arabie saoudite, depuis une vingtaine d’années. Christian Robin, dans sa conférence intitulée « D’une Arabie à l’autre », insiste sur le rôle majeur de l’Arabie saoudite dans le champ de ces nouveaux travaux. Si les recherches archéologiques des dernières décennies n’ont pas donné de résultat probant sur le siècle de Muhammad (560-660), elles ont en revanche infléchi « l’image qu’on pouvait se faire de l’Arabie saoudite avant 560 »   . Cette histoire de l’Arabie antique diffère en effet sensiblement de celle proposée par la tradition savante arabo-musulmane, puisque la recherche archéologique tend à montrer que le polythéisme avait déjà disparu de la péninsule arabique dès 400. De même, des inscriptions arabes préislamiques découvertes à Najrân, datées de 470 et 513, indiquent que « la diffusion de l’écriture arabe dans la péninsule est antérieure d’une centaine d’années pour le moins »   à la prédication muhammadienne. Nous sommes donc bien ici en présence d’une évolution majeure qui éclaire d’un jour nouveau l’histoire de l’Arabie ancienne en substituant aux sources des traditions celles des inscriptions.

Les nouvelles dynamiques du champ de l’islamologie

Or, de tels changements ne prennent sens qu’à la lumière de certaines évolutions qui s’opèrent en Arabie saoudite depuis une quinzaine d’années. A titre d’exemple, les femmes ont obtenu le droit de vote et sont devenues éligibles en décembre 2015, tandis que tout récemment, en janvier 2022, un décret royal crée une nouvelle fête appelée « le jour de la fondation » qui célèbre la fondation de l’État saoudien par Muhammad ibn Saoud (1727) et non plus le pacte conclu par celui-ci avec le réformateur religieux Ibn Abd al- Wahhâb. Que le royaume qui se présentait comme l’État musulman le plus accompli se mue en un Etat national tendant à redéfinir ses fondements idéologiques apparaît comme une évolution déterminante pour l’islamologie.

Ce sont ces dynamiques à l’œuvre dans la sphère musulmane que le présent ouvrage entend éclairer, qu’il s’agisse des évolutions historiques, archéologiques ou spirituelles. Samuela Pagani s'intéresse ainsi, dans sa conférence intitulée « Fils de l'Instant : les études sur le soufisme entre histoire et métahistoire »   , à la façon dont certains savants tels que Massignon, Corbin et Chodkiewicz ont renouvelé les études sur le soufisme en France en favorisant la rencontre entre l’islam et l’Occident.

De son côté, Dominique Avon offre un prolongement fécond à cette réflexion en interrogeant les héritages et enjeux de l’islamologie contemporaine en contexte français   . A la pointe de la recherche scientifique sur l'islam lors de la colonisation, la France, à travers l'IFI, semble vouloir renouer avec cet héritage en se proposant d'appréhender la réalité complexe et hétérogène d’un islam aux multiples facettes. C’est à partir de cette complexité que se déploie précisément le champ de l’islamologie française, indépendamment d’un cadre normatif ou disciplinaire, dans une dynamique sachant questionner le référent islamique en contextes multiples, sans jamais renoncer à une forme de souplesse.

L’islamologie française comme réponse aux fondamentalismes ?

Que ces quatre conférences inaugurales de l’IFI envisagent une approche distanciée et scientifique de la sphère musulmane invite à les considérer comme un discours introductif à l’excellent Coran des historiens. A travers une quête  objective et élargie des sources musulmanes sollicitant notamment l’archéologie, le présent ouvrage questionne in fine le point de rencontre entre religion et politique, cette possible et nécessaire articulation entre la sphère religieuse et la sphère civique.

En ce sens, l’IFI assume pleinement sa dimension civique et revendique une approche fondamentale - au sens d’un retour scientifique aux fondements de l’islam - des sources musulmanes. Il constitue de fait une réponse politique aux fondamentalismes qui crispent les sociétés occidentales, qui les menacent dans leur équilibre démocratique et qui prônent une politisation du religieux inspirée, entre autres, de la devise des Frères musulmans : « Le Coran est notre constitution. » Si l’étude contextualisée et objective des croyances, des savoirs et des différents courants de l’islam dans le cadre de l'IFI s’inscrit, comme nous l’avons vu, dans une perspective politique, elle doit cependant se départir d'un écueil qui consisterait à faire advenir, malgré elle, un « islam de France ». Mais par-delà cette difficulté se dessine aussi pour elle,  assurément, la possibilité, à terme, de magnifier les textes musulmans en soulignant à la fois la complexité de leurs sources et leur dimension intertextuelle, sans pour autant nier la spécificité spirituelle d’une religion née à la croisée des chemins du judaïsme et du christianisme.

 

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Mohammad Ali Amir-Moezzi, Guillaume Dye, Le Coran des historiens. Etudes sur le contexte et la genèse du Coran (Cerf, 2019), lu par Stéphane Briand.