Le déclin de la diversité sous toutes ses formes s’explique par notre aversion croissante pour l’ambiguïté, selon Thomas Bauer.

Le Courage de la nuance du journaliste Jean Birnbaum a connu un certain écho lors de sa publication en 2021, à l’heure où les oppositions sont de plus en plus tranchées dans le domaine politique. Mais qu’en est-il plus globalement ? Vers un monde univoque apporte quelques réponses à cette question. Cet essai a rencontré un grand succès outre-Rhin. Son auteur, Thomas Bauer, a reçu plusieurs prix importants pour son œuvre, comme pour ce livre traduit en français avec élégance par Christophe Lucchese et préfacé de manière éclairante par Christopher Pollmann, professeur de droit et auteur du récent Le totalitarisme informatique (Le Bord de l’Eau, 2024). Professeur d’études arabes et islamiques à l’université de Münster, Thomas Bauer a également publié « La Culture de l’ambiguïté » (inédit en français) et Pourquoi il n’y a pas eu de Moyen Âge islamique (Editions Fenêtres, 2023).

Déclin de la diversité et aversion pour l’ambiguïté

Thomas Bauer fait d’emblée le parallèle entre le déclin de la biodiversité et celui de la diversité culturelle, en dépit d’une apparente profusion de choix offerte par la société de consommation. Par exemple, le nombre de langues parlées dans le monde disparaît à un rythme soutenu. Selon lui, les sociétés européennes sont de fait peu multiculturelles. Le christianisme a notamment contribué historiquement à une forte homogénéisation, en dépit de l’arrivée de travailleurs immigrés durant et depuis les Trente Glorieuses. Pour retrouver la trace d’un vrai multiculturalisme, il faut sortir d’Europe, quitter notre époque et remonter à d’autres périodes et espaces, comme celle de la route de la soie ou celui de l’Empire ottoman. L’islamologue décèle plus largement une tendance au recul de la diversité, dont les explications sont multiples (urbanisation, mobilité accrue, mondialisation, capitalisme, etc.).

Il postule une « disposition moderne à la destruction de la diversité », à l’image des débats bien plus enflammés sur le multiculturalisme que sur la disparition des espèces. Son essai interroge de part en part « notre rapport à la diversité [… et] notre rapport aux vérités multiples d’un monde non univoque. Car tel est notre monde : non univoque. Nous sommes constamment exposés à des impressions qui peuvent donner lieu à différentes interprétations, ne semblent pas claires, n’ont pas de sens univoque, semblent se contredire, suscitent des sentiments opposés ou suggèrent des actions contraires. En un mot, le monde regorge d’ambiguïté. »

Thomas Bauer adopte une définition large du terme : l’ambiguïté peut être volontaire ou non, elle laisse toujours la place à l’interprétation et elle est impossible à éradiquer. Suivant le sociologue Zygmunt Bauman, nous devons apprendre à vivre avec elle. Si trop d’ambiguïté est également dommageable, Thomas Bauer s’arrête surtout sur les velléités de la réduire, voire de faire sans, qui caractérisaient notre monde. Des travaux en psychologie ont ainsi mis en lumière notre tendance à vouloir la limiter ; la tolérance à son égard est également variable selon les sociétés.

L’exemple de la religion

L’église chrétienne a longtemps fait preuve d’une grande tolérance à l’ambiguïté, quitte à déclarer explicitement que, pour certaines questions complexes, la meilleure des réponses était une absence de réponse. Après la Réforme en particulier, celle-ci se raidit, et bien avant le monde islamique. Le fondamentalisme religieux, qu’il soit chrétien ou musulman, se caractérise par une très faible tolérance à l’égard de l’ambiguïté. « Obsession de la vérité, négation de l’histoire et aspiration à la pureté » en sont les trois ingrédients et autant de marques d’une intolérance à l’ambiguïté. En effet, face à cette dernière, il existe deux parades : la réduction à une seule vérité ou son ignorance, autrement dit, l’« indifférence ».

Thomas Bauer constate une diminution de la religiosité traditionnelle. Or celle-ci est plus ouverte à l’ambiguïté, par exemple à des interprétations « vraisemblables » du Coran, lectures qui ont dominé la religion musulmane pendant près d’un millénaire et que Bauer a bien étudiées dans « La culture de l’ambiguïté ». À cette forme traditionnelle de la religion se substituent le fondamentalisme ou l’indifférence. Et cette alternative ne se manifeste pas seulement dans le domaine de la religion.

Art, sciences et politique : même combat ?

Le même phénomène de recherche de l’univoque est à l’œuvre dans l’art, notamment contemporain : musique sérielle, refus de l’ornement en architecture, profusion de sens qui en revient à une absence de sens, refus de la beauté et désignation des vainqueurs du monde de l’art par le marché en leur attribuant une valeur, etc. Le capitalisme a en effet un avantage : tout peut être calculé et réduit à un chiffre. « Peut-être est-ce cette capacité magique à évacuer toute ambiguïté, associée à la peur de devoir adopter des modes de vie plus incertains, qui fait pour beaucoup apparaître le capitalisme débridé, malgré toutes ses impudences, comme sans alternative. »

L’obsession contemporaine pour « l’authenticité » à l’échelle de l’individu peut être comprise comme un déni de culture, et donc d’ambiguïté. En lien avec la montée en puissance de la notion d’« identité », la « mise en case » vise à réduire l’ambiguïté. Ce qui ne va pas sans implications politiques : « toute démocratie dépend d’un niveau relativement élevé de tolérance à l’ambiguïté. Les décisions prises démocratiquement ne prétendent pas être la seule vérité, mais seulement la solution vraisemblablement la meilleure, et ce non pas à jamais mais seulement d’ici à ce qu’une autre décision soit prise. » La crise de nos démocraties et la montée des populismes, se revendiquant d’ailleurs comme authentiques et obsédés par les questions d’identités, s’expliqueraient-elles ainsi ?

La science est aussi concernée. Faut-il voir l’intelligence artificielle comme le stade suprême de l’intolérance à l’ambiguïté ? « Quand les machines décideront de la vérité, nous pourrons enfin vivre libérés de l’ambiguïté, dans l’indifférence. » Plutôt que nous considérer comme condamnés à une telle fin, Thomas Bauer livre un plaidoyer pour une réhabilitation de la « valeur intrinsèque » de l’art, de la religion, de la science ou encore de la politique, dans l’espoir de cultiver à nouveau l’ambiguïté.

Vers un monde univoque pointe ainsi du doigt un trait indéniable de notre époque. Le complotisme, peu évoqué, est ainsi symptomatique à cet égard : pour réduire l’ambiguïté d’un monde jugé trop complexe, certains se réfugient dans des explications simplistes. Les analyses de Thomas Bauer sur la religion, dont il est un éminent spécialiste, et qui recoupent celle du politiste Olivier Roy (voir par exemple La Sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture, Seuil, 2008), sont d’un grand intérêt et font espérer une traduction de sa « Culture de l’ambiguïté ».  En revanche, en particulier sur l’art, l’universitaire se fait davantage essayiste, au risque de négliger les nombreux travaux de la sociologie des arts et de la culture, notamment sur la réception des œuvres par les publics.