Un bref ouvrage revient sur les débats actuels visant l'universalisme occidental, en examinant à la fois ses critiques internes et externes.

Dans un ouvrage concis, destiné à un large public, le professeur de philosophie Amine Boukerche se penche sur la question aujourd’hui très débattue de l’universalisme. Associée à une conception occidentale et donc restreinte de l’universel, cette notion fait en effet l’objet d’un certain nombre de critiques depuis plusieurs décennies, issues de différents horizons politiques et idéologiques. On reproche en particulier à l’Occident d’avoir fait de l’universalisme un nouvel instrument au service de ses ambitions impérialistes, dans un monde où les empires coloniaux se sont délités mais où les logiques post-coloniales persistent.

Il convient toutefois de rester prudent lorsqu'on aborde ces questions, ne serait-ce que sur le plan conceptuel. Le philosophe Jacques Rancière a souligné   à quel point les situations politiques étaient aussi constituées par le langage et à quel point, par conséquent, les possibilités de lutte ou de résistance dépendaient de la capacité des sujets à décrire adéquatement ces situations. En l'occurrence, la mise en cause de l'universalisme est d'emblée brouillée si on n'opère pas certaines distinctions ou précisions, ce qu'Amine Boukerche ne fait pas toujours précisémment.

Les noces de l’universalisme et de l’Occident

Un préalable nécessaire pour discuter du statut de l'universalisme occidental et de la légitimité de ses critiques consiste à distinguer l'universalisme et l'universel. Si l'universel désigne la validité d'un énoncé scientifique (la loi de la chute des corps, par exemple) ou d'une valeur morale (l'égalité, par exemple) en toutes circonstances, l'universalisme renvoie pour sa part à une attitude de surplomb, qui cherche à uniformiser les pratiques culturelles au nom d'une certaine conception hégémonique de ce que doit être l'humanité. Cette distinction a permis notamment au philosophe américain Michael Walzer   de tenir compte des critiques adressées à l'universalisme en tant que système normatif global, vecteur de dominations et héritier potentiel de la logique coloniale, tout en dédouanant le concept d'universel lui-même et l'idéal dont il peut être porteur.

En ce sens, l'universalisme apparaît comme une forme d'appropriation, dévoyée, de l'universel, qui n'est en principe pas exclusive à l'Occident. C'est ce que rappelle synthétiquement l'historienne Michèle Riot-Sarcey : « l’universalisme est un modèle politique, exempt de doute, “unique” dans sa conformité à la loi du plus fort ; il s’approprie l’universel tout en le définissant à la mesure de son état. Autant dire que l’universalisme est aux mains de ceux qui sont persuadés de leur supériorité, et savent l’imposer aux autres (et ce n’est pas uniquement l’Occident) »   .

Si toutefois l'universalisme entretient des liens si étroits avec l'Occident, c'est parce que ce dernier s'est constitué historiquement comme une puissance politique majeure et s'est présenté au reste du monde comme l'incarnation de la seule forme d'universel possible et légitime. De ce point de vue, Amine Boukerche a raison de tenter d’éclairer les mythes à partir desquels cette hégémonie s’est forgée, parmi lesquels le mythe du progrès. Mais la perspective de l'auteur demeure excessivement téléologique : négligeant quelque peu les rapports de force et la spécificité de chaque situation concrète, il laisse croire qu'il existe une continuité directe des anciens Grecs aux Occidentaux actuels, passant par les Romains, les Chrétiens, la Renaissance et les Lumières. De manière plus fine, on pourrait admettre que l’universalisme particulier qu’est l’universalisme occidental s’est forgé à partir d'un modèle culturel qui a récupéré des traits plus ou moins pertinents des cultures grecques, romaines, chrétiennes ou modernes — ce qui ne signifie pas que chacune ait emprunté le chemin de l’appropriation de l’universel de la même manière.

Au-delà de l’universalisme occidental

Cet universalisme, ainsi circonscrit, prête le flanc à des critiques légitimes qui concernent notamment sa définition figée et surplombante de l'identité (qui en France prend les atours de l'identité républicaine) masquant la réalité des inégalités sociales qui la travaillent. Chaque divergence par rapport à cette définition se trouve dès lors interprétée comme une atteinte grave à l'identité nationale et produit de nouvelles législations toujours plus contraignantes, qu'il s'agisse des normes vestimentaires à l'école, de la gestion militariste des zones urbaines ou des postures moralisantes dans les universités ou dans l'espace public.

Afin de donner toute leur ampleur aux critiques de cet universalisme, l'auteur rappelle que ce dernier n'est rien d'autre qu'un particularisme qui a pris le dessus sur d’autres. Pour autant, il fonde son argumentation sur des bases contestables, qui consistent à distinguer des universalismes qui seraient par définition expansionnistes et des universalismes qui ne le seraient pas.

En revenant plutôt à la distinction entre universel et universalisme, il serait possible d'en appeler à des processus d’universalisation différents, qu’il faudrait promouvoir. Ceux-ci trouvent parfois leur source chez des auteurs occidentaux eux-mêmes critiques de la fiction universaliste classique (tels que Montaigne, Diderot ou Montesquieu), mais aussi chez des auteurs qui se situent dans le camp de la critique externe (tels que Aimé Césaire).

Mais il serait aussi possible, ce faisant, de faire jouer l'universel contre l'universalisme, en adoptant la notion proposée par Maurice Merleau-Ponty d'un « universel latéral »   , ouvert à la pluralité des pratiques culturelles et questionné, redéfini et rediscuté en permanence à partir de l'expérience collective. Bien loin d'un universalisme de surplomb impliquant une relation unilatérale, on aboutirait alors à ce que Souleymane Bachir Diagne définit comme une « incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi »   .