Biographie de l'architecte italien Giuseppe Pagano qui passa du fascisme dans les années 1920 à l'antifascisme dans les années 1940, et qui marqua l'histoire de l'architecture italienne.

Qui est donc cet architecte italien, Giuseppe Pagano (1896-1945), qui a servi le fascisme mussolinien avant de le combattre ? Christophe Carraud, créateur des éditions Conférence, traduit magnifiquement de l’italien cet ouvrage qu’il introduit avec érudition. Il rassemble l’étude centrale du théoricien de l'architecture Riccardo Mariani (1941-2011) intitulée « Giuseppe Pagano, architecte fasciste, antifasciste, martyr », parue en 1975 dans la revue Parametro ; trois articles de l'architecte Ernesto Nathan Rogers (1909-1969), intitulés « Catharsis » (1941), « Je parle de Pagano » (1958) et « L’expérience des architectes » (1962) ; un essai de l'historienne et amie de Pagano, Giulia Veronesi (1906-1970), intitulé « Guiseppe Pagano » (1953) ; et un texte inédit de Pagano lui-même, sous forme de manifeste, intitulé « Notre position » (1943). Un tel ensemble s’avère passionnant et neuf : ces divers regards apportent de riches éclairages sur le destin peu commun de Pagano tout autant que sur le fascisme en Italie et sur les pratiques architecturales d’alors.

Une vie de résistance

Giuseppe Pogatschnig, né en Istrie, s’engage en mai 1915 dans l’armée italienne sous le nom de Pagano et combat l’armée autrichienne avec ardeur – il sera blessé à trois reprises et médaillé. Il s’inscrit à la faculté d’architecture de Turin, est reçu avec les félicitations du jury en 1924 avec un projet de villa (qui sera réalisée par la suite à Parenzo) et devient en 1927 chef du bureau technique de l’Exposition internationale de Turin de 1928. Là, il marque ses désaccords avec le président de l’exposition, représentant de la culture officielle. En association avec d’autres architectes, partisans, comme lui, d’une architecture moderne, il construit plusieurs édifices dont, par exemple, le Pavillon italien de l’Exposition de Liège de 1930.

Mais c’est en écrivant dans la revue La Casa Bella qu’il prend position pour l’architecture moderne internationale propagée depuis l’Allemagne par le Bauhaus et se refuse à plébisciter une architecture monumentale, nationaliste, « italienne » et finalement anhistorique. Ayant repris la direction de la revue (et modifié son titre en Casabella), il impulse à cette publication professionnelle une orientation nouvelle ; dans ses nombreux articles, il s’oppose à l’architecture fasciste – pour autant qu’elle existe, car le régime n’a aucune doctrine en la matière.

On dénigre Pagano, l’accusant de « germanisme », alors qu’il applique les principes du rationalisme et du fonctionnalisme non seulement à l'architecture mais à l’urbanisation. Avec ses amis, il édifie des « quartiers ouvriers » dans des « villes satellites » verdoyantes, sans se préoccuper des avis des habitants. C’est un « homme d’ordre » qui attribue aux seuls « hommes de métier », dotés d’une « conscience urbanistique », la décision de bâtir ce qu’ils construisent pour le bien des travailleurs. À ses yeux, le fascisme ne représente pas l’ordre et la hiérarchie qu’il revendique, mais le chaos, la spéculation, la démagogie et se désintéresse du sort réel de « la population qui travaille, trime et produit ».

Dans l’éditorial du n° 146 de Costruzioni, en février 1940, il écrit : « Nous, les architectes modernes, nous disons que tout cela n’est ni art ni vie : c’est une décadence, c’est une négligence souveraine et impardonnable des valeurs morales qui devraient être exaltées, sublimées, immortalisées par la révolution fasciste. » Le 10 juin 1940, l’Italie déclare la guerre à la France et à la Grande-Bretagne, puis, peu après, à la Grèce et à l’Albanie. Pagano part combattre en Albanie. Lorsqu’il revient en Italie en 1942, il démissionne du parti.

En juin 1943, il est nommé au Génie Naval, à Carrare, responsable de la section « béton » pour la fabrication d’embarcations en béton armé. Là, il noue des contacts avec la Résistance, mais la ville est trop petite pour des actions d’envergure. Il se rend à Rome, est terriblement déçu par la mollesse des opposants au régime fasciste ; il part à Milan et s’associe à l'architecte résitant Giancarlo De Carlo et quelques autres, qui sillonnent les environs à bicyclette et réquisitionnent des armes, bénéficiant de la tenue de colonel de Pagano. Ce dernier effectue des reconnaissances pour d’éventuels largages d’armes. Il est reconnu et arrêté par les Brigades noires, enfermé dans une prison, à l’isolement, torturé, puis libéré.

Il reprend alors le chemin de Milan et œuvre de nouveau dans la Résistance. Il est une nouvelle fois arrêté et conduit à la Villetta – que les antifascistes appellent la « Villa Triste » –, sous l’autorité du docteur Pietro Koch, un terrible tortionnaire. Pagano se tait, refuse de donner des noms, affirme qu’il est le seul chef du réseau. Il s’arrache lui-même une poignée de cheveux et incite les autres prisonniers à ne pas avoir peur « d’une bande de merdeux ». Un couple de stars du cinéma, Osvaldo Valenti et Luisa Ferida, assiste aux séances de tortures et y participent même. Après un interrogatoire musclé, les deux stars offrent des caramels à un prisonnier à qui on vient de briser la mâchoire et toutes les dents et ils demandent à Pagano, ensanglanté, ce qu’il pense de la politique. Mussolini gracie Pagano et quelques-uns de ses compagnons d’infortune, mais ils demeurent prisonniers. Koch et son équipe sont désavoués. Pagano, en liaison avec Giancarlo De Carlo, élabore son évasion. Mais juste avant de mettre à exécution son plan, il est déplacé et envoyé en Allemagne ; son projet échoue et il se retrouve au camp de concentration de Mauthausen, où il s’éteint le 22 avril de 1945.

Rogers le confirme : « Irrédentiste, volontaire, légionnaire, squadriste, antifasciste, martyr. Aucune contradiction dans ces différents moments. Aucun opportunisme, mais toujours un courage physique qui lui sert instrumentalement à soutenir et à manifester ses idées : son idée constante, qui est sa némésis. » Il y a du Quichotte chez Pagano, toujours prêt à défendre la cause d’une architecture indépendante et généreuse contre l’académisme imposé par une bande de voyous. Rogers le rappelle : « Il n’y a pas de numéro de Casabella qui ne contienne une mercuriale de Pagano contre l’allure des temps et une proposition pour rendre plus droit le chemin tortueux. »

Enjeux politiques de l'architecture

Les témoignages rassemblés dans cet ouvrage comme les extraits de ses articles s’accordent pour donner de Pagano l'image d’un homme intègre, qui ne transige pas sur le respect que chacun doit avoir envers ses convictions. Le lecteur se demande alors comment il a pu être fasciste. Car il l'a été, et ce dès 1920, comme de très nombreux Italiens, qui n’attendaient plus rien du système parlementaire. Son biographe émet l’hypothèse que son adhésion au fascisme résulte de sa profession, l’architecture, et la véritable foi qu'il place en elle qu’il ne cesse d’exprimer.

Cette foi repose sur la recherche de l’ordonné et du fonctionnel : deux valeurs constitutives de sa conception de l’architecture et portées par le discours fasciste. En effet, le rationalisme anime une grande partie de l’architecture de cette période, aussi bien en France avec Le Corbusier, qu’en Allemagne avec le Bauhaus, ou que dans la Russie révolutionnaire – avant l’hiver stalinien et son architecture monumentale à la gloire du Parti. Or, le fascisme italien n’a pas de véritable doctrine fondant un tel rationalisme. Aussi, Pagano va-t-il tenter de le théoriser dans ses articles de Casabella et dans ses projets d’architecte. Pour cela, il n’hésite pas à dénoncer ce qui entrave la percée du rationalisme italien, ce qui ne peut que fragiliser sa position.

Le 20 juillet 1942, il écrit à Ragghianti qu’il faut arrêter « le massacre qui s’est perpétré et continue de se perpétrer dans les centres les plus délicats de nos villes », dont il nomme les responsables : Giovannoni, Muzio, Melis, des « mauvais ingénieurs », « une clique privilégiée de pseudo-érudits et d’architectes ratés qui a trouvé très commode de se réfugier derrière une prétendue ‟science” urbanistique, en se proclamant ‟experts” simplement au titre de quelques plans régulateurs imaginés à grand peine pour infliger des dégâts à une grande ou petite ville de chez nous ». Il n’y va pas avec le dos de la cuillère quand il évoque « la prétention stupide de ce vieux hibou de Giovannoni », qu’il poursuit de son courroux : « Je te rappelle la restauration du portique de S. Andrea à Orvieto que l’ingénieur Gustavo Giovannoni s’est amusé à contaminer de faisceaux de licteurs, d’antéfixes étrusques et de profils du Quattrocento pour… restaurer un portique pseudo-roman. »

Tous ces conformistes, finalement réactionnaires à ses yeux, ne sont pas animés « par la passion qui fait de l’urbanisme l’art social par excellence, et quelque chose qui suscite toutes les ambitions les plus belles : pas seulement le jeu des scénographies, des formes et des tons, mais l’expression architecturale des problèmes sociaux et des problèmes de l’organisation de la vie moderne, synthèse d’une vision de la civilisation investissant toutes les valeurs d’une culture ». Après avoir craché son venin, il confie à son ami sa joie que l’éditeur Einaudi fasse traduire l'architecte Frank Lloyd Wright (« poète-constructeur solitaire et génial »). Il regrette que les éditions soient globalement si pauvres en ce qui concerne l’architecture « moderne », non seulement italienne, mais il note : « Le Corbusier, Gropius, Bauer, Aalto, Roth, Sullivan, van de Velde, etc., sont des noms qui sonnent creux, comme des pures citations, chez tant de critique. »

Pagano déplore l’inculture des « professionnels » et des « politiques ». C’est pour hausser leur niveau culturel qu’il s’évertue à les secouer dans ses articles à la plume acérée. Pagano est à son tour attaqué par les sbires du Parti national fasciste qui le soupçonnent d’être « juif ou judaïsé » et veulent le traduire devant la Cour disciplinaire, avec comme témoin l’académicien Marinetti, le fondateur du futurisme. Mussolini annule ce procès. Pagano est libre, mais se sait affaibli. Il contre-attaque dans un éditorial, en février 1940, de Costruzioni : « qu’on mette la réalité d’une inspiration vraiment contemporaine, humaine, civile ; qu’on recompose les hiérarchies des intelligences ; qu’on ferme les râteliers pour ruminants et retardataires ; qu’on n’ignore pas les qualités des meilleurs et qu’on tâche de combler la béance entre “art d’État” et “art qui restera”. »

En 1943, il rédige « Notre position », un manifeste on ne peut plus clair : « La dégénérescence du système et des hommes avait peu à peu rabaissé notre pays au niveau d’une caserne de perroquets commandés par une clique impréparée, incontrôlée et superficielle, bouffie de suffisance, servie par les courtisans les plus flexibles, défendue par les opportunistes les plus ridicules. » Il y dénonce « l’insuffisance morale » et réclame, pour les « hommes de métiers honnêtes et compétents », la liberté de travailler à l’éclosion d’une société nouvelle, démocratique éloignée de tout « corporatisme impatient ». L’Italie, explique-t-il, est à ce carrefour. Lui, Pagano, n’a « aucune couleur politique » et ne « peut influer sur les événements », « sinon par une action diluée dans la volonté personnelle de chacun d’entre nous et la maturité d’une foi politique active qui procède de réflexions très déterminées, selon les convictions personnelles de tous ceux qui n’ont pas été compromis par la honte de hiérarchies passées ou qui se sentent moralement indemnes de péchés d’orgueil ».

La biographie de cet homme au destin paradoxal, allant du fascisme à l’antifascisme, nous invite à toujours examiner dans le détail à quoi tient l’orientation d’une existence. Il y a ses convictions politico-morales, ses réalisations architecturales et urbanistiques, ses faits d’arme, ses écrits, avec son incontestable talent de polémiste et de théoricien, son amour pour sa femme et leurs enfants, et la société italienne dans l’ampleur chamarrée de ses contradictions, qu’il convient de démêler pour les interpréter et les comprendre.