L'histoire de l'art redécouverte à partir du thème de la respiration : souffle vital, élan créateur, mais aussi symbole de la vanité des choses ou de la toxicité de l'environnement.

Au-delà de la fonction physiologique étudiée par les sciences naturelles, la respiration a fait l’objet de nombreux usages artistiques. Qu’il s’agisse du souffle long ou court, du premier ou du dernier souffle, du souffle humain ou divin, on trouve dans l’histoire des arts visuels mais aussi de la musique une attention soutenue aux différentes modalités de la respiration, symbole de vie et d’animation.

Maurice Fréchuret, historien de l’art et conservateur en chef du patrimoine, ancien conservateur au musée d’Art moderne de Saint-Étienne, propose ici un panorama des différents traitements artistiques de ce phénomène vital — lequel est aussi, comme il le montre, social et culturel. L’ouvrage est illustré d’une iconographie riche et en couleur, permettant d’accompagner les analyses théoriques des œuvres.

Le souffle comme sujet artistique

Certes, les biologistes et les médecins se sont depuis longtemps intéressés au phénomène respiratoire en tant que mécanisme naturel, qu’il s’agit de maintenir ou de rétablir en cas de défaillance. Mais en explorant dans leurs œuvres les conditions générales de l’existence humaine, les artistes ont conféré à cette donnée physiologique une profondeur supplémentaire, susceptible d’intéresser l’historien, le sociologue ou le philosophe de la culture.

L'auteur évoque l’événement que constitue le premier souffle du nourrisson lorsqu’il entre dans la vie, ou bien le dernier souffle relâché par le mourant lorsqu’il la quitte : les représentations qu’en donnent les artistes contribuent à donner du sens à cette dimension de l’existence, qui excède le simple mécanisme physiologique. On peut ainsi mentionner le travail de Louise Bourgeois ou de Niki de Saint-Phalle sur des figures féminines donnant naissance, ou celui de Claude Monet, de James Ensor, d'Edvard Munch ou de Sophie Calle sur l’événement traumatisant que peut représenter l'ultime expiration mortelle.

Au-delà de l'instant de la mort lui-même, le souffle est traité par les artistes comme une allégorie du caractère éphémère de la vie. Souffler la flamme d'une bougie (comme dans Le Souffleur à la pipe de Georges de La Tour), fumer la pipe ou enconre gonfler une bulle de savon sont autant de thèmes classiques, très exploités dans les peintures de « vanité », qui associent le souffle à la finitude de l'existence humaine.

La même profondeur allégorique se retrouve lorsque le souffle est associé à l’inspiration mystique ou à la pensée philosophique. Ce sont finalement toutes les activités de l’âme (dont le grec, psyché, est directement tiré du verbe signifiant « respirer »), toutes les manifestations de ce souffle vital qui anime les corps, qui se trouvent enveloppées dans ces représentations.

Par une exploration d’œuvres issues de différentes cultures (européennes mais aussi indiennes ou chinoises), Fréchuret montre enfin que la respiration et le souffle sont identifiés à des manières de se relier au monde et aux autres, en même temps qu’à l’air environnant, voire même au souffle divin. L’auteur remarque d’ailleurs que ce sont les églises qui recueillent le plus d’œuvres où le souffle a trouvé à s’incarner.

Au-delà de la représentation

Pour autant, le souffle n’habite pas l’art seulement sous la forme de représentations, qu'elles soient littérales ou allégoriques. Ainsi, certains artistes ont travaillé l'air inspiré ou expiré comme le matériau même de la création artistique, à commencer par les performances nombreuses autour du souffle, explorant les limites du corps.

On a pu chercher en ce sens à « retenir » son souffle, à l'encapsuler dans une ampoule (comme Marcel Duchamp) ou dans des ballons (comme Piero Manzoni). On a pu également réaliser des matériologies donnant à voir, dans des gravures, la physique du souffle elle-même — à laquelle fait écho, du côté de la philosophie, l'œuvre de François Dagognet, sur la trace de Gaston Bachelard et notamment de son ouvrage consacré à L'Air et les Songes.

D'autres artistes ont exploité la puissance créatrice du souffle. Ainsi, Oscar Muñoz se sert du souffle des spectateurs pour faire apparaître, sur un disque métallique poli aux allures de miroir, le portrait imprimé de victimes politiques colombiennes, selon un procédé photosérigraphique original. Le souffle est ici pleinement impliqué dans la réalisation de l'œuvre, redoublant, en même temps qu'il révèle les visages, le sens de leur disparition.

D'une manière différente, Dieter Appelt recourt à l'action dissimulatrice du souffle dans son autoportrait, « La tache que le souffle produit sur le miroir » (Der Fleck auf dem Spiegel, den der Atemhauch schafft) : l'effet du souffle condensé sur le miroir contribue à dissimuler en partie le visage de l'artiste, suggérant à la fois le souffle chaud de la vie ainsi exprimée et en même temps l'image du visage figée dans le temps.

Plus généralement, on pourrait considérer que le processus de la respiration, grâce à laquelle l’air remplit nos poumons avant d’être expulsé, symbolise à lui seul l’élan créateur qui, à chaque fois, donne naissance aux œuvres.

Le souffle toxique

Il convient toutefois de s'attarder, comme le fait Fréchuret, sur les images négatives du souffle, également présentes dans les œuvres relevées par l'auteur.

Les plus courantes de ces représentations négatives sont sans doutes celles qui le relient à la maladie. C'est notamment le cas dans la littérature, du Malade imaginaire de Molière jusqu'à L’Esquisse d’une société sanatoriale de Roland Barthes, en passant par les tourments pulmonaires (tuberculose) du personnage de Hans Castorp dans La Montagne magique de Thomas Mann. On pense aussi aux représentations du souffle morbide de la peste traversant les villes dans plusieurs toiles célèbres.

L'auteur évoque également le pouvoir destructeur du souffle des visiteurs des grottes préhistoriques, qui contribue à détériorer les peintures rupestres qui s'y trouvent.

Enfin, les artistes ont dénoncé les effets de suffocation ou d'intoxication que pouvaient produire l'environnement de nos sociétés modernes. C'est le cas du Christ avec masque à gaz de George Grosz (1927), en référence à l'usage massif des gaz chimiques durant la Première Guerre mondiale. C'est également le cas du Project for Stockholm de Gustav Metzger (1973), dans lequel une centaine de voitures, moteur en marche, déversaient leur gaz d'échappement dans une serre carrée, saturant littéralement l'espace en question, mais symbolisant plus largement la dégradation de la qualité de l'atmosphère mondiale.

Au terme de ce panorama à travers l'histoire de l'art, le souffle apparaît au lecteur comme un sujet plus riche et complexe qu'il n'y paraît, articulant un grand nombre de significations : la vie et la mort, bien sûr, mais aussi la légèreté et la toxicité, l'apparition et la disparition, la force vitale et l'épuisement.