Un éloge des bulles de savon qui explore, à travers ses représentations artistiques et littéraires, les symboles d'ennui et de vanité ou au contraire d'innocence et de joie qui lui ont été associés.
La bulle de savon apparaît au premier abord comme le symbole de la vacuité et de l’inconsistance par excellence. Pourtant, les écrivains, les peintres et les philosophes s’en sont inspirés pour exprimer la futilité de toute chose, la vanité de l’existence, mais aussi, plus positivement, la valeur des choses simple et la beauté de l’instant.
Dans son Apologie des bulles de savon, Pierre Zaoui, enseignant et membre du Centre International d’Étude de la Philosophie Française Contemporaine (CIEPFC), explore toutes les facettes de cet objet complexe, dans lequel fragilité et beauté coïncident parfaitement.
Puissance de symbolisation
L'auteur commence par explorer les différentes formes de bulles mobilisées dans l'histoire littéraire et artistique (bulles du champagne de Don Juan dans l'opéra de Mozart, falbalas du rococo, etc.) mais se concentre rapidement sur les bulles de savons. Il écarte toutefois de son exploration les formulations métaphoriques — ainsi des bulles de Panurge qui, dans le Quart Livre de Rabelais, donnent lieu au verbe « buller » pour signifier paresser.
Du côté de la philosophie, Zaoui rappelle que depuis l'Aristophane du Banquet de Platon à Peter Sloterdijk, les auteurs ont eu recours à cette image pour décrire un point de doctrine : le premier compose un mythe faisant surgir les deux sexes d’une même « bulle » androgyne ; le second pense le rapport de l'individu à autrui par la médiation d'une sphère fictive le ceinturant. À certains égards, l’existence humaine peut en effet être lue comme un effort indéfiniment répété pour construire autour de soi des bulles de plus en plus larges, de plus en plus solides et de plus en plus pérennes.
Mais la valeur philosophique de la bulle de savon qui a été la plus largement exploitée est sans doute celle qui l'associe à la vanité de l'existence : cette bulle fragile et vide représente en effet à merveille la méditation religieuse sur la brièveté de la vie et l'inconsistance du monde. C'est le motif dominant de la « vanité » et du memento mori en peinture, dans lesquels la bulle de savon figure, aux côtés du crâne, du sablier, de la chandelle ou des fleurs coupées, comme un symbole de la brièveté de la vie et de la précarité des biens terrestres. L'auteur explique ainsi que l'âge baroque constitue l’âge d’or de la bulle de savon peinte, gravée et poétisée.
Outre sa symbolique, la bulle de savon constitue, pour ces artistes, un magnifique défi : la difficulté de sa représentation (entre transparence et reflet, entre absence de couleur et miroitement de toutes les couleurs) permet de prouver la virtuosité de la main qui y parvient (comme c'est le cas de Rembrandt et de ses successeurs hollandais, ou de Chardin).
Joie enfantine
Mais Zaoui ne se contente pas de cette symbolique classique. À l'inverse, il s'efforce d'extraire la bulle de savon de ces cercles négatifs de la vanité. Pour ce faire, il se livre à une étonnante « prosopopée de la bulle », imaginant pour elle un discours plus proche de la grâce de l'enfant que de la gravité des théologiens et des moralistes. Ceux qui ont entendu un tel discours, ceux qui composent ce qu'il appelle un « peuple d’enfants », sont parvenus à saisir la supériorité de l’éclat « irisé d’un instant » par rapport à « une éternité de ténèbres ».
En un mot, l'ouvrage nous conduit, depuis les symboles théologiques de l'éphémère, du vide et de la mort, jusqu'à une dimension plus concrète de la bulle de savon : la buée, le souffle, la vapeur. Il s'agit pour l'auteur de réévaluer la différence entre l’apparaître et l’apparence : l’apparence suppose un arrière-monde, tandis que l'apparaître se donne dans toute sa réalité et sa plénitude de sens.
Cette bulle de savon qui brille et qui flotte sous nos yeux sur la toile d'un Rembrandt, comme un trésor précieux, suscite finalement le désir de retrouver l'innocence de l'enfant, mais aussi sa joie et sa fierté. Car la bulle de savon implique un certain rapport au monde analogue à celui de l'enfant : un monde qui s'offre au regard et qui suscite le désir de comprendre ; un monde fait de formes manipulables et tactiles ; un monde ludique dans lequel les objets sont accessibles et partageables en commun.
L’auteur investit dans son ouvrage d’innombrables références, qui empruntent encore à la philosophie chinoise et aux arts contemporains. Le lecteur pourra se laisser guider par la muséographie présentée de fin de volume, laquelle comprend une liste d’œuvres figurant des bulles de savon.