En étudiant quatre figures de la psychothérapie institutionnelle, Camille Robcis retrace l’histoire d’un mouvement qui a associé psychique et politique dans ses pratiques et ses réflexions.

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Le deuxième livre de Camille Robcis trouve son point d’ancrage dans une question dont l’autrice souligne d’emblée l’actualité : « dans quelle mesure les notions centrales de la psychothérapie institutionnelle […] peuvent-elles nous être utiles aujourd'hui pour appréhender la permanence de mouvements d’extrême-droite, de fascismes réels et intériorisés “dans nos têtes”, qui continuent de prospérer et de se diffuser dans le monde ? ». Historienne et spécialiste de la pensée française contemporaine, Camille Robcis entend également s’arrêter sur les usages et les prolongements des idées qu’elle étudie : c’est là sans doute l’enjeu majeur et l’intérêt central de son dernier ouvrage.

La psychothérapie institutionnelle est née en France à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Elle a pour bases théoriques l’œuvre de Marx aussi bien que celle de Freud et vise à désaliéner l’institution psychiatrique aussi bien que les subjectivités qui y prennent part. Camille Robcis retrace l’histoire de ce mouvement, depuis l’élaboration de ses fondements théoriques par François Tosquelles jusqu’aux transformations que lui impose l’analyse institutionnelle de Félix Guattari, en passant par les appropriations transnationales de Frantz Fanon et le compagnonnage lointain de Michel Foucault.

Les enjeux de cette présentation sont au moins doubles. Il s’agit d’une part de proposer l’histoire politique d’un mouvement qui subvertit les cadres thématiques et géographiques généralement retenus pour étudier la « French Theory ». Mais il s’agit également, d’autre part, de « penser avec » ces auteurs et d’exposer des outils critiques pouvant servir à interroger et à débusquer les investissements fascistes dans leurs formes les plus quotidiennes et les plus contemporaines.

Constellations transculturelles

C’est à partir de l’étude de quelques figures matricielles de la psychothérapie institutionnelle que Camille Robcis entend ressaisir les élaborations théoriques et pratiques de ce courant. Chaque chapitre du livre est organisé autour d’une de ces figures, dont la succession ne s’ordonne pas tant chronologiquement que thématiquement et contextuellement. Par analogie avec la notion de « constellation transférentielle », par laquelle Jean Oury désigne le caractère collectif du transfert psychanalytique, Fanon, Guattari et Foucault peuvent être ainsi appréhendés comme une « constellation » d’auteurs gravitant autour des intuitions fondatrices de Tosquelles pour les ajuster à un contexte spécifique.

Ces intuitions sont elles-mêmes le produit d’une conjoncture particulière, caractérisée par le militantisme politique, par l’expérience historique du fascisme et par des échanges transnationaux. C’est en 1939 que Tosquelles, activiste marxiste et psychiatre catalan, arrive en France avec un flot d’exilés de la guerre d’Espagne. Il met alors son expérience clinique au service des réfugiés parqués dans des camps d’accueil aux allures concentrationnaires, avant d’être appelé par Paul Balvet à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban en Lozère. C’est là que seront jetées les bases de la psychothérapie institutionnelle.

Tosquelles importe à Saint-Alban la conviction d’un lien indissoluble entre les aliénations psychiques et politiques. Cette conviction est alimentée théoriquement par la thèse du psychiatre allemand Hermann Simon, suivant laquelle le soin des patients en passe d’abord par celui de l’institution, et par celle de Lacan, qui a pu mettre au jour le caractère multifactoriel des psychoses. Mais elle est aussi confortée pratiquement par les expériences menées à Saint-Alban. Tosquelles et Balvet cherchent à améliorer les conditions de vie des patients dans un contexte où la psychiatrie est exsangue. Pour ce faire, ils ouvrent l’hôpital à la vie locale et organisent diverses activités (réunions, ateliers d’ergothérapie, événements, sorties) dont les bénéfices sont matériels aussi bien que thérapeutiques. En abattant les murs et les frontières, l’institution psychiatrique devient le lieu d’une expérimentation collective qui bénéficie tant aux patients qu’à la vie démocratique.

En insistant sur l’importance des diverses formes de transferts, échanges et rencontres qui ont permis de fonder originairement la psychothérapie institutionnelle, Camille Robcis livre une clé de lecture pour l’histoire qu’elle en propose. Ainsi s’explicite notamment l’hypothèse suivant laquelle « Fanon était peut-être le lecteur le plus fidèle de la psychothérapie institutionnelle lorsqu’il a dû adapter les leçons de Saint-Alban et les “déterritorialiser” pour le contexte colonial de Blida ». Confronté aux expériences conjointes du racisme et du colonialisme, Fanon a en effet cherché à ajuster les cadres thérapeutiques mis en place à Saint-Alban à la « culture nationale » des patients algériens et tunisiens dont il avait la charge. Cette adaptation devait résister tant à un essentialisme indigéniste tourné vers le passé qu’à l’application d’un universalisme abstrait dont Fanon a révélé les effets pathogènes. Il s’agissait donc pour lui d’historiciser les catégories culturelles et raciales et d’adapter la clinique à la population locale. Mais il s’agissait aussi de révéler les effets dévastateurs du colonialisme dans l’étiologie des psychoses.

C’est dans un esprit semblable que Guattari, sensible à la structuration inconsciente de thèmes réactionnaires, en appelle à « déterritorialiser » l’inconscient. Si la compréhension et les appropriations de la psychothérapie institutionnelle par Fanon et par Guattari ne sont pas strictement équivalentes, elles permettent ainsi, par ces variations culturelles et contextuelles, d’en appréhender l’esprit.

Cet esprit consiste, selon Camille Robcis, dans « une éthique, une forme de vie et de pensée » irréductible à un contenu doctrinal supposément stabilisé. C’est donc en vertu de la définition même de la psychothérapie institutionnelle que l’approche « dialogique » des textes et des pratiques prouve son efficacité. Cette méthode a pour premier résultat, au point de vue historiographique, d’obliger « à “décoloniser” l’histoire intellectuelle ». Mais elle permet aussi de ressaisir l’unité de la psychothérapie institutionnelle à partir des figures qui ont contribué à la définir et à l’exercer dans des cultures et des contextes différenciés.

Politiques de la psychiatrie et de la psyché

Une dimension essentielle de l’« éthique » psychothérapeutique que Camille Robcis cherche à identifier tient à la mise au jour d’une interaction profonde entre le psychique et le politique. Cette ligne directrice apparaît commune aux élaborations théoriques et pratiques de Tosquelles, Fanon, Guattari et Foucault. Elle recèle néanmoins deux aspects, qui sont déclinés différentiellement dans chacune de ces perspectives. La psychothérapie institutionnelle cherche, d’une part, à utiliser la dimension collective de l’institution à des fins thérapeutiques : en ce sens, elle s’apparente à une authentique « politique de la psychiatrie ». Mais elle vise aussi à éclairer la subjectivité à partir des coordonnées historiques, sociales et politiques qui contribuent à sa structuration : c’est pourquoi elle peut également apparaître comme une politique de la psyché.

Suivant une première voie proprement thérapeutique, la psychothérapie institutionnelle entend remanier les lignes de l’institution pour en défaire les hiérarchies et pour l’ouvrir à une extériorité. C’est à ces deux fins que répondent la plupart des innovations mises en place à Saint-Alban. Il en est ainsi, notamment, de l’élimination des tenues réglementaires, qui tendent à enfermer les médecins et les patients dans des « rôles figés ». Cette perturbation des structures institutionnelles en passe aussi par des modifications architecturales, à commencer par la démolition des murs de l’asile. Il s’agit en somme, pour les promoteurs de la psychothérapie institutionnelle, de produire une désaliénation en acte qui doit avoir des effets psychiques. Ainsi s’expliquent les affinités historiques entre la psychothérapie institutionnelle et le mouvement désaliéniste, qui a donné lieu à la sectorisation de la psychiatrie française. Dans les deux cas, l’ouverture de l’hôpital apparaît congruente avec la volonté de saper les hiérarchies propres à des institutions dont Tosquelles perçoit les dérives concentrationnaires.

Les effets aliénants de l’autoritarisme s’imposent ainsi comme une évidence aux promoteurs de la psychothérapie institutionnelle : aussi leur clinique a-t-elle pour base théorique la prise en compte d’une étiologie sociale des psychoses. Plus exactement, sans réduire la folie à une construction sociale, la psychothérapie institutionnelle interroge les facteurs non seulement neurologiques et génétiques, mais également historiques et politiques, qui contribuent conjointement à la structuration psychique.

Cette prise de position contre une psychiatrie réductionniste s’alimente des écrits de Marx et de Freud, qui constituent les « deux jambes » de la psychothérapie institutionnelle, suivant une expression chère à Tosquelles. Ceux-ci permettent de mettre en lumière les effets d’interaction entre les aliénations sociale et mentale. Cette interaction n’équivaut toutefois pas à une identité : Camille Robcis distingue soigneusement, à cet égard, la perspective institutionnelle des thèses antipsychiatriques, qui tendent à nier la réalité même de la maladie mentale.

C’est donc par contraste avec la neurobiologie comme avec l’antipsychiatrie que l’autrice entend délimiter la spécificité de la psychothérapie institutionnelle, pour laquelle « des facteurs neurologiques, inconscients, familiaux et sociaux sont en constante interaction dans la construction du soi ». Ce faisant, la psychothérapie institutionnelle contribue à l’éclaircissement de la subjectivité normale aussi bien que malade : elle suit en cela les intuitions de Canguilhem et prend acte de l’atténuation des frontières entre le normal et le pathologique.

C’est en vertu de cette atténuation, comme de la prise en compte d’une coextension de la psyché et du champ social, que peuvent s’envisager les trajectoires particulières de Guattari et de Foucault. Ce qui est en jeu, dans la transformation guattarienne de la psychothérapie institutionnelle, est un élargissement en même temps qu’une intériorisation : élargissement de son champ d’application, mais intériorisation aussi du fascisme à combattre. En élaborant avec Deleuze une « schizo-analyse » visant à mettre au jour l’investissement libidinal du champ social, Guattari ouvre la voie à une « analyse institutionnelle » appelée à s’étendre au-delà du seul champ thérapeutique.

La place dévolue à Foucault dans la généalogie à laquelle se livre l’autrice s’éclaire également à la lumière de cette construction sociale et politique de la subjectivité. Bien que Foucault n’ait côtoyé que de loin les cercles de la psychothérapie institutionnelle, Camille Robcis analyse de manière convaincante le rôle qu’ont pu jouer ses premiers travaux sur la psychiatrie et la réception antipsychiatrique de l’Histoire de la folie dans la reformulation de sa conception du pouvoir. Foucault cherche en effet à montrer comment les rapports de pouvoir trament de l’intérieur les relations entre les médecins et les malades, et salue à cette occasion l’effort des « antipsychiatries » (qui incluent sous sa plume l’entreprise guattarienne) pour exposer et démanteler ces relations.

Ainsi peut se comprendre la qualification foucaldienne des travaux de Deleuze et Guattari dans les termes d’une « éthique » valant comme « introduction à la vie non-fasciste »   . L’entreprise de Guattari, comme celle de Foucault, donne un sens nouveau à l’éthique de la psychothérapie institutionnelle : si celle-ci constitue bien « une forme de vie et de pensée », elle engage aussi un rapport critique aux déterminations inconscientes qui nouent le rapport entre psychique et politique.

Psychanalyse et psychiatrie

L’attention que la psychothérapie institutionnelle porte aux recherches psychanalytiques va de pair avec le souci d’appréhender les coordonnées politiques de la psyché. La psychothérapie institutionnelle échappe à la psychiatrie traditionnelle par sa capacité à faire jouer le transfert et l’analyse des fantasmes à l’échelle de l’institution : il s’agit pour elle d’« intégrer l’un à l’autre » les champs psychiatrique et psychanalytique.

Si la lecture de Freud par Lacan apparaît importante, c’est dès lors parce qu’elle permet de référer la psychose à une structure de personnalité qui doit être envisagée dans sa relation à un ordre inconscient. Lacan rompt, ce faisant, avec l’explication strictement somatique des maladies mentales, mais il initie aussi une remise en cause de la relation duelle qui norme chez Freud l’expérience analytique. C’est ce qui permet à Camille Robcis de spécifier le projet de la psychothérapie institutionnelle, dont l’intention, nous dit-elle, « était de pousser le “retour à Freud” entamé par Lacan un pas plus loin et de voir comment la psychanalyse pouvait être utile aux patients psychotiques dans le cadre de l’hôpital et non de séances en face à face ». L’usage et la transformation des concepts lacaniens constituent ainsi un fil rouge de son histoire, qui permet aussi d’en distinguer les différents protagonistes.

Si l’importance de la référence lacanienne s’atteste déjà chez Tosquelles, qui contribue à sa diffusion en France, c’est toutefois dans la psychothérapie institutionnelle pratiquée à La Borde que cette référence sera le plus exploitée – mais aussi le mieux contestée. Jean Oury fonde la clinique de La Borde dans le Loir-et-Cher en s’inspirant de l’expérience de Saint-Alban, mais il relit les cadres qui organisent la vie collective à l’aune des concepts lacaniens. Ces cadres sont envisagés comme des espaces de transferts permettant d’analyser et de dénouer dans le même temps les fantasmes de groupe.

Camille Robcis insiste à cet égard sur l’importance de la triade lacanienne du Réel, de l’Imaginaire et du Symbolique pour thématiser la fixation des sujets sur des identités prédéfinies. Or, c’est précisément pour contrer de telles identifications et favoriser la production de subjectivités nouvelles que Guattari, dans son entreprise critique, remet en cause un certain nombre de catégories lacaniennes. Camille Robcis montre ainsi que Deleuze et Guattari, dans L’Anti-Œdipe, s’en prennent tant à la compréhension freudienne de la psychose qu’au structuralisme lacanien. Dans les deux cas, ils pointent une étude insatisfaisante du désir. C’est en comprenant celui-ci dans sa dimension productive, avancent-ils, que l’on pourra rendre compte de la désirabilité du fascisme et se libérer d’un autoritarisme intériorisé.

La redéfinition des relations entre psychanalyse et psychiatrie étaye la conclusion du livre, consistant dans « une invitation à prendre l’inconscient au sérieux en matière de politique, à garder à l’esprit sa dimension sociale et […] à continuer d’inventer de nouveaux imaginaires politiques et de nouveaux communs ». On peut parfois regretter, à la lecture, que Camille Robcis sacrifie certaines analyses de détail au profit d’une appréhension d’ensemble de l’« éthique » qu’elle cherche à définir. Ces menus raccourcis ne trahissent toutefois pas la pensée des auteurs étudiés : ils invitent au contraire à analyser de plus près le travail qu’ils ont engagé, à l’approfondir voire à le prolonger. Ce à quoi en appelle également Camille Robcis, lorsqu’elle définit finalement la psychothérapie institutionnelle comme un « laboratoire d’invention politique ».