Dans un livre fort, la philosophe australienne Val Plumwood critique notre conception limitée de la rationalité et en propose une alternative fondée sur le partenariat avec la nature.

Dans l’incipit décapant de La Crise écologique de la raison (publié initialement en anglais en 2002), la philosophe australienne Val Plumwood (1939-2008) écrit : « Jusqu’à présent, notre réaction face à la crise écologique n’a pas eu grand-chose de rationnel, surtout si nous prêtons une attention exigeante et critique au sens que nous donnons au terme "rationnel". » Cette absence de rationalité devrait nous interroger sur comment et par qui sont prises les décisions pour faire face à la crise écologique, et sur qui sont les premiers impactés par ces choix.

Quand la raison perd la raison

Le diagnostic de Val Plumwood n’est pas tendre : « Nous sommes gouvernés par une forme de raison économique et scientifique dont les principales caractéristiques sont l’hubris, la froideur et le sadisme. » En effet, ce que nous entendons par raison est en fait au service d’intérêts bien particuliers, qui ne sont pas partagés par l’ensemble de l’humanité et encore moins par la nature. L’éloignement des décideurs des conséquences négatives de leurs choix, ou leur capacité à s’en protéger dans l’immédiat, joue à ce titre un rôle non négligeable. La philosophie invite donc à une nouvelle définition de la raison qui ne soit plus celle de ceux qui profitent le plus de la destruction en cours de la biosphère. Plus largement, « l’hubris rationaliste fait partie des nombreux angles morts d’une culture anthropocentrique propice aux illusions d’invincibilité qui occulte les dangers réels auxquels nous sommes exposés. » Elle propose de lui substituer une conception fondée sur le partenariat.

La crise écologique ne résulterait pas d’un manque de technologies ou de connaissances. Elle est avant tout un problème culturel, et c’est là le cœur et l’originalité de la démonstration de la philosophe. Selon elle, « nous avons besoin d’élaborer une culture écologique qui nous permettrait d’accorder à la sphère non humaine la valeur qui lui revient, tout en reconnaissant notre dépendance à son endroit. » Par « culturel », elle entend un pluralisme des perceptions, des contextes et solutions. Elle affirme aussi d’emblée que la sortie de crise ne pourra être que démocratique et non autoritaire. Son approche culturelle s’oppose aux perspectives économiques ou déterministes, par exemple inspirées de la biologie, qui prétendent offrir des solutions à cette crise. Enfin, le recours à un tel terme vise à souligner « la profondeur et l’ampleur des défis que nous devons relever pour transformer les systèmes à travers lesquels nous entrons en relation, matériellement et idéologiquement, avec le monde écologique que nous habitons sans même en avoir conscience. »

Dépasser le dualisme « nature/culture »

Son projet philosophique se fonde en particulier sur le dépassement de plusieurs dualismes propres à la culture occidentale : « nature/culture » ou « raison/nature », voire corps/esprit. Une telle structuration de nos pensées nous conduit à valoriser la seule raison, associée à l’activité, et à exploiter la nature, considérée comme passive. Val Plumwood précise toutefois qu’elle dénonce une certaine forme de raison, très restrictive, et qui passe sous silence les conditions matérielles de nos existences. Dans cette perspective, la nature est vue comme une antagoniste qu’il convient de dompter. Elle critique ainsi une « logique monologique […] qui conduit à nier toute dépendance à l’Autre au nom d’une conception hyberbolique de l’autonomie ». Pourtant : « Que l’Autre soit un être indépendant dont on dépend soi-même, voilà la première et la plus dure des leçons pour un enfant, avant même qu’il n’apprenne qu’il devra rendre à l’Autre les soins que celui-ci lui prodigue. » Autrement dit, elle nous invite à sortir du déni actuel et à réencastrer l’humanité dans son environnement.

Ce n’est donc pas la raison en tant que telle qui constitue désormais un des principaux obstacles à la résolution de la crise écologique. Au contraire, elle rappelle sa potentialité et plaide pour sa redéfinition :

« Il me semble que le problème ne tient pas à la raison en soi, mais plutôt aux formes arrogantes et insensibles qu’il lui arrive de prendre. […] Telle qu’elle a été conçue, la raison est devenue un vecteur de domination et de mort ; il est grand temps qu’elle devienne un vecteur de libération et de vie. »

Toutefois, cette nouvelle conception ne doit pas résulter dans une fuite en avant de la raison, impliquant davantage de technologies ou de contrôle rationnel d’aspects toujours plus nombreux de nos existences, soit « l’équivalent scientifique de l’idée selon laquelle tout ira bien si les commandements du marché sont appliqués avec encore plus de sévérité. »

Contre les « centrismes »

Selon Val Plumwood, la nouvelle forme de raison qu’elle appelle de ses vœux se doit d’être autocritique, de reconnaître notamment sa responsabilité dans la crise actuelle, et de prendre en compte à la fois l’interdépendance de l’espèce humaine vis-à-vis de l’environnement tout en traitant de manière éthique les non-humains. Ces deux derniers impératifs ne sont pas contradictoires mais, au contraire, indissociables. Nous devons arriver à concilier prudence et éthique dans nos rapports avec les non-humains. Cela passe par un autre dépassement, celui entre sujet et objet, très présent dans le domaine scientifique. Inscrite dans le sillage des « humanités environnementales » et de l’écoféminisme, la philosophe s’en prend à la culture « anthropocentrique », en s’inspirant des « principales critiques anti-hégémoniques de notre époque », souvent issues de la sphère militante : féminisme, antiracisme, lutte contre les inégalités sociales et politiques, etc.

La philosophe estime qu’il « est donc rationnel d’essayer de remplacer les modèles monologiques, hiérarchiques et mécanistes qui ont caractérisé notre partenariat dysfonctionnel avec la nature par des modèles fondés sur la réciprocité, la communication et l’attention, car ceux-ci pourraient nous permettre de relancer ce partenariat sur des bases plus saines. […] Or non seulement il est possible de choisir un cadre plus riche et plus généreux d’un point de vue rationnel, mais il est indispensable de le faire dans le contexte actuel de destruction écologique, dans l’intérêt de l’éthique, de la prudence ET de la raison. »

Cela implique, entre autres, dans nos rapports avec les non-humains de reconnaître à la fois nos différences et la continuité qui nous lie à la nature, dans une perspective non-hiérarchique.

Dans son éclairante préface, le philosophe Baptiste Morizot considère que Val Plumwood a réussi à « opérer la jonction entre la pensée écologique, les luttes sociales et les enjeux d’émancipation politique », notamment grâce à une perspective née d’un drame personnel, qu’elle a raconté dans un précédent livre Dans l’œil du crocodile : l’humanité comme proie (Wildproject, 2021). Dans ce récit, elle narre l’attaque de crocodile dont elle a été victime et qui a agi comme une révélation de « ce paradoxe fondateur de la vie sur Terre : vivre, c’est toujours être des individus et des passeurs d’une espèce, des individus et des proies, être à chaque fois, pour chaque vie, un individu inestimable, un membre transitoire d’une lignée et de la nourriture pour d’autres, l’hôte de parasites, une entité écologique qui va circuler dans des boucles de matière et d’énergie. » De là découle la focalisation de Val Plumwood sur la lutte contre les centrismes de toutes formes, et qui permet d’envisager une convergence et une solidarité des luttes pour Baptiste Morizot. 

Il est difficile d’évoquer toute la richesse, la lucidité et la subtilité des analyses et discussions, avec les différents courants de la pensée écologique et philosophique, du livre de Val Plumwood. Servie par la traduction élégante de Pierre Madelin, sa démonstration à la fois exigeante et lumineuse dépasse ou réconcilie de nombreuses perspectives, tout en invitant à inventer de nouvelles solidarités entre humains et non-humains.