A travers une enquête sur la façon dont l’Antiquité s’est penchée sur le volcanisme, Frédéric Le Blay souligne l’intérêt que peuvent avoir les sciences anciennes pour penser les enjeux du présent.

L'examen philosophique des pensées de la nature et de l'environnement prend de l'ampleur depuis plusieurs années et élargit son enquête à l'histoire de la discipline. Dans La fascination du volcan : les mythes et la science, Frédéric Le Blay, spécialiste en histoire et philosophie des sciences, réfléchit ainsi aux possibilités qu’avaient les savants de l’Antiquité pour penser, dans les conditions qui étaient les leurs, ce qu’on appelle aujourd’hui le volcanisme. A cette étude précise et richement documentée succède la présentation et la traduction d’un important poème consacré à l’Etna, dont la tradition n’a pas gardé le nom de l’auteur.

De la science antique aux enjeux du présent

Avant de prétendre juger de l’intérêt pour notre temps des représentations du monde que se faisaient les savant de l’Antiquité, Frédéric Le Blay souligne la nécessité d'en prendre précisément la mesure, en rapportant ces représentations à la fois aux phénomènes que les observateurs de l’époque s'efforcent analyser et à ce qu'ils « pouvaient en saisir, tant du point de vue des moyens dont ils disposaient que de celui de leurs présupposés culturels, épistémologiques et philosophiques ». En d'autres termes, il s'agit, en première approche, de convertir son regard. Ainsi, à propos des phénomènes volcaniques, faut-il se rappeler que l’Antiquité ne raisonnait qu’à partir des quelques rares volcans qui étaient connus à l’époque, dans l’espace méditerranéen et dans la littérature gréco-romaine. Les descriptions visuelles et sonores d’un paysage volcanique dans L’Enéide, la description par Pline de l’obscurité prolongée dans laquelle les hommes furent plongés après l’éruption du Vésuve ou la description des différentes phases d’une éruption volcanique dans le poème consacré à L’Etna attestent de l’acuité du regard des observateurs des éruptions. Ce dernier poème en reconstitue les différents moments avec une vivacité et une précision remarquables, du grondement qui annonce l’éruption prochaine aux matières enflammées qui jaillissent, accompagnées de nuages de sable, et des flots de lave qui recouvrent à la manière d’une submersion de tempête avant de se figer refroidis à l’écroulement des amoncellement laissant voir des roches qui renferment encore un noyau encore incandescent.

Si le volcan est d'abord une figure de la poétique antique, Frédéric Le Blay fait une mise au point pertinente sur l’opposition devenue classique entre philosophie et sciences d’une part et pensée mythique d'autre part, qui réduit au mieux cette dernière approche à une première façon d’appréhender le monde, destinée à être dépassée par la pensée « véritable », c’est-à-dire rationnelle, philosophique et scientifique. S’appuyant sur des analyses de Luc Brisson portant sur le Timée de Platon, il montre que la cosmologie exposée dans ce poème philosophique possède toutes les caractéristiques du mythe (le Démiurge organisant l’univers et ses composantes) sans devoir être amalgamé avec les fables mythologiques et cosmogoniques héritées de la tradition ; car Platon élabore un raisonnement vraisemblable (un « mythe vraisemblable ») fondé sur des axiomes permettant de construire un modèle explicatif du cosmos. Frédéric Le Blay distingue alors entre ce qui relève de la « théorie scientifique » et ce qui relève de « l’explication scientifique ». « L’explication scientifique » est l’explication causale d’un ensemble de phénomènes qu’on peut appréhender dans le monde physique, au moyen d’une méthode ayant pour but de confirmer ou d’infirmer l’explication causale. En revanche la « théorie scientifique » est un système d’axiomes ne provenant ni de l’observation ni de l’expérience, dont on peut déduire toutes les propositions susceptibles de vérifications expérimentales. Une théorie scientifique s’apparente ainsi à un mythe, dans la mesure où il s’agit « d’un discours parfaitement rationnel qui, face à la réalité phénoménale, offre un récit explicatif échappant à l’expérience sensible. Il n’y a de fait pas de recours possible à l’expérience pour rendre compte de l’existence des entités physiques sur lesquelles porte l’exposé cosmologique ». Cette analyse peut être menée de façon similaire pour l’épicurisme, dans lequel la physique repose sur le postulat de l’existence de principes ou d’entités imperceptibles mais concevables par la raison seule, comme les atomes ou le clinamen. L’explication du monde par ces principes n’est ni vérifiable, ni nécessairement déduite de principes indubitablement vrais, mais elle n’est pas non plus incompatible avec la raison. Dès lors, elle permet de rendre compte de la nature et de ses phénomènes à l’aide d’entités invisibles concevables.

Et convoquant les analyses proposées par Paul Veyne dans Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? (1983), l’auteur montre que la différence entre mythe et science consiste dans le fait que l’un est un récit fondé sur des événements jamais observés, alors que la seconde élabore ses récits à partir de connaissances empiriques et de raisonnements. En ce sens, les premières théories sur la nature formulées par les savants dits présocratiques peuvent être assimilés à des mythes, en tant qu’elles permettent, par le biais du récit, de percer une énigme. Faire une physique a d’abord consisté à trouver la clé de l’énigme du monde, une finalité que la démarche partage avec les plus anciennes fables cosmologiques.

Frédéric Le Blay analyse alors les mythes suscités par la dimension sublime et étonnante de l’éruption volcanique. Or, si des mythes expliquent l’apparition des volcans de façon non scientifique, il n’en demeure pas moins pertinent de les interroger, non seulement pour en trouver le véritable sens, mais également en envisageant qu’ils transmettent des informations fructueuses pour la connaissance du volcanisme, dont témoigne la géomythologie. Cette dernière part du postulat que les traditions folkloriques et mythologiques peuvent faire référence à des événements géologiques majeurs : ainsi des études ethnographiques ont montré que le souvenir d’un bouleversement environnemental majeur pouvait être transmis oralement au sein d’une même communauté sur plusieurs centaines d’années. La géomythologie permet alors de montrer que le mythe répond à une nécessité vitale de « pouvoir assurer la transmission génération après génération d’une connaissance de l’environnement naturel, indispensable à la survie d’une communauté. Cette transmission peut prendre différentes formes, dont celle du récit mythique, qui, par sa structure même, favorise l’expression et la mémorisation de données multiples et complexes »

En effet, comme l’écrit Frédéric Le Blay, « plus qu’il n’explique, le mythe dit quelque chose d’un phénomène qui resterait sinon une énigme dénuée de toute histoire. Il permet de faire entrer un objet dans l’ordre du monde », et par là, de le laisser « échapper à l’indicible ». Ainsi, faire figurer dans un mythe une éruption volcanique, c’est lui « donner une place au sein d’un ensemble de représentations de la réalité ». Dans les mythologies grecque et latine, ce sont surtout les Géants, des enfants de la terre, des êtres repoussants et dotés d’une force colossale, qui sont responsables des éruptions volcaniques. L’auteur en analyse soigneusement la place dans l’imaginaire mythologique gréco-romain. L’un d’eux, Encélade, fut enseveli sous un amas de roches qui formèrent le mont Etna. Les frémissements et éruptions de cette montagne seraient alors causés par les mouvements du géant, essayant de se dégager de ce poids. Virgile rapporte brièvement cet ensevelissement dans L’Enéide, lorsqu'il raconte le stationnement en Sicile, près de l’Etna, de la flottille troyenne sous le commandement d’Énée. Les Troyens s'installent dans un port d'apparence tranquille, mais, dans l'obscurité de la nuit, des grondements qu'ils n'ont pas identifiés, et qui ne sont autres que les grondements de l'Etna, les effraient.

Expliquer les éruptions volcaniques

Une fois mis au jour l’intérêt des écrits scientifiques de l’Antiquité, Frédéric Le Blay compare la façon dont les principaux courants philosophiques anciens ont cherché à rendre compte des phénomènes volcaniques. Le premier à en parler de façon nette est Aristote, dans les Météorologiques. D'après lui, les phénomènes météorologiques, en tant qu’événements du monde sublunaire, n’obéissent pas à des lois universelles invariables avec la même régularité que les phénomènes célestes supralunaires ; mais ils ont un cours suffisamment régulier pour qu’il soit malgré tout possible d’en donner des lois générales (Aristote emploie en effet des formules qu’on traduit par « dans la plupart des cas » ou « en règle générale »). Comme le rapporte Jocelyn Groisard, ils ne sont pas « anarchiques, mais conformes à un ordre naturel, fût-il déficient ». D'autre part, le domaine des Météorologiques est celui qui fait intervenir les quatre éléments, dont la nature est soumise au principe de la génération et de la corruption.

Pour expliquer le volcanisme, Aristote pense que le feu que l’on observe dans les éruptions volcaniques est le produit des frottements du souffle dans les passages étroits dans lesquels il se meut. L’éruption est une sorte de feu engendré par le choc de particules d’air enfermées sous terre. Comme il supposait que du souffle – produit de « l’exhalaison sèche » – pouvait s’engouffrer sous terre, il semblait logique de penser que ce souffle devait chercher à s’échapper. Or sa libération peut être entravée, comme lorsque la mer vient frapper certaines côtes sous l’effet de vents forts. Combinée à la poussée contraire de la mer, la poussée vers l’extérieur du souffle souterrain devient ainsi, pour Aristote, violente. Cette argumentation laisse penser que les éruptions volcaniques se produisent essentiellement en zone côtière, là où la mer rencontre la terre – ce qu’une carte des volcans actifs dont Aristote avait connaissance peut expliquer. Ce point suffirait à invalider l’hypothèse aristotélicienne, mais Aristote ne peut parler que des volcans du monde méditerranéen qu’il connaît. Il est d'ailleurs conscient des limites de sa tentative d’explication du volcanisme et des phénomènes météorologiques en général ; et devant la difficulté de proposer une explication complète des phénomènes concernés, il pense avoir donné une explication rationnelle suffisante des faits qui sont inaccessibles aux sens par l’observation, en ayant produit une théorie plausible. Il met en œuvre une coopération étroite entre observation et spéculation. Tous les auteurs de l’Antiquité se rallient ensuite à cette thèse d’Aristote, selon laquelle l’éruption du volcan est « le produit d’une friction pneumatique violente contre les parois rocheuses souterraines. Cette étiologie qui accorde aux vents ou aux souffles souterrains le rôle crucial dans le déclenchement des éruptions s’impose dès lors ».

Les épicuriens, et en particulier le chant VI du poème Sur la nature de Lucrèce, qui constitue un abrégé de météorologie, conçoivent à la suite d’Aristote les séismes et les volcans sur le modèle canonique de l’Etna. L’explication qu’ils en proposent est aussi d’ordre pneumatique : une éruption volcanique correspond à un jaillissement de feu provoqué par une agitation de l’air enfermé sous terre, qui s’échauffe et s’échappe violemment. Cette explication ne reprend pas tous éléments importants de l’analyse d’Aristote (puisqu’elle passe sous silence la double exhalaison) mais s’accorde globalement avec la théorie des Météorologiques. Ce rapprochement est même accentué par le passage dans lequel Lucrèce évoque les vagues de la mer au pied de la montagne, comme pour rappeler l’importance de la combinaison de la force des flots marins et du mouvement de l’air dans le déclenchement de l’éruption.

De leur côté, les stoïciens, par l’intermédiaire de leur illustre représentant Sénèque dans les Questions sur la nature, reprennent le principe d’origine aristotélicienne de la double exhalaison, sèche et humide, ainsi que celui du mouvement naturel de l’air, qui est un mouvement ascensionnel causé par la nécessité de regagner son lieu naturel. En effet, du point de vue doctrinal, pour un stoïcien, l’évidence d’une origine pneumatique ne semble pas devoir poser de problème, car les stoïciens pouvaient y trouver une confirmation des fondements de leur physique. Dans leur doctrine, le cosmos est parcouru par un souffle qui en assure la cohésion dans un mouvement d’expansion et de contraction alternatif et perpétuel. Frédéric Le Blay résume ainsi l’ensemble des théories concernant l’air condensées dans les Questions sur la nature :

« L’air entoure et maintient le ciel et la terre ; il se caractérise par sa cohésion et son unité ; il n’est pas formé d’atomes ; il est dénué de vide ; il est sujet à des variations ; il est doué d’un mouvement spontané ; son pouvoir et sa puissance sont considérables ; il est à la fois matière et partie de l’univers. »

A la question de savoir comment l’air peut se trouver sous la surface de la terre ou y pénétrer, Sénèque répond en reprenant l’explication aristotélicienne (la cause des secousses est l’exhalaison sèche qui, depuis la surface, pénétrait dans un sol présentant des porosités en certains endroits) et en la modifiant sur un point : refusant de reconnaître à l'air contenu dans l'espace souterrain une origine extérieure, il maintient que le phénomène a pour seule cause l’air présent naturellement dans les cavités intérieures. Sénèque veut ainsi montrer l’impossibilité des théories d’Epicure ; aussi la tension de l’air est-elle pour lui la seule force permettant d’expliquer les mouvements observés dans la nature. Pour le stoïcien Sénèque, il n’y a aucune raison pour que l’air extérieur puisse affecter la terre de quelque manière que ce soit ; c’est la configuration propre de l’intimité terrestre qui explique les phénomènes sismiques et non une réaction par rapport au milieu externe. Aussi explique-t-il l’éruption volcanique par le principe d’un embrasement du souffle par friction, comme Aristote. Ainsi, l’auteur conclut que « la nature et l’origine des souffles souterrains peuvent être différents entre la physique stoïcienne de Sénèque et la théorie aristotélicienne de l’exhalaison, mais, dès lors qu’il s’agit de se concentrer sur ce qui peut déclencher séisme ou éruption, les explications convergent ».

La difficulté à produire une théorie du volcanisme

Ce que montre finalement l’étude de Frédéric Le Blay, c’est que les traités de science antique conservés et consacrés aux phénomènes météorologiques ne traitent jamais des éruptions volcaniques de manière spécifique, mais seulement comme « une forme particulière d’activité sismique impliquant un embrasement ». Il reprend ainsi le constat du géographe Brice Gruet, qui affirmait :

« ainsi la figure du volcan, non nommé, et pour cause, n’est-elle présentée chez Aristote que sous l’espèce d’une forme de séisme exacerbé, extrême, mais de même nature que les autres séismes, plus ordinaires, pourrait-on dire. Toutes ces explications trouvent leur origine commune dans un concept unique. »

A son tour, Frédéric Le Blay observe que le volcan, réalité innommée, suscite un émerveillement autour des noms propres qui participent de l’identité d’une culture – Etna, Vésuve. Car il n’existe en effet ni en grec, ni en latin de nom « pour désigner le volcan comme catégorie particulière de phénomène naturel ou de météore ; le volcan en tant que tel n’existe pas, il appartient toujours à l’espèce générique des montagnes et des monts ».