Ivan Jablonka revient sur son itinéraire d’historien et expose son art de la méthode, à cheval entre histoire et littérature.

L’originalité de l’œuvre d’Ivan Jablonka est désormais bien connue, en particulier depuis la publication de Laëtitia (2016), prix Médicis, ou du plus récent Goldman (2023), tous deux parus au Seuil. En parallèle, outre son activité d’enseignant-chercheur, il a travaillé avec Pierre Rosanvallon en tant qu’éditeur pour la revue La Vie des idées et la collection « La République des idées ». Le Troisième continent, ou la littérature du réel, un recueil d’une trentaine d’articles, comptes rendus, entretiens et discours, nous invite cette fois-ci dans l’atelier de l’historien et éditeur.

Le Troisième continent

À rebours de la répartition classique entre le monde de la littérature, et en premier lieu du roman guidé par l’idée de fiction et le principe de plaisir, d'une part, et celui de la recherche, où domine l'idée de vérité, d'autre part, Ivan Jablonka propose une « nouvelle cartographie des écritures » où émerge un « troisième continent », celui de la « littérature du réel ». Dans cette catégorie, il rassemble « enquêtes, récits, témoignages, portraits, biographies, autobiographies, documents, journaux intimes, carnets de voyage et autres blogs ». Souvent considérés avec mépris par la littérature, ces écrits sont utilisés comme sources par les chercheurs et méritent à ce titre toute notre considération.

Nés à la fin du XIXe siècle avec la presse, autour du fait divers, ils servent à témoigner des horreurs des guerres et des génocides du XXe siècle. Plus encore, leurs « quatre fonctions vitales – alerter, témoigner, prouver, réparer – ont permis aux survivants de ne pas complètement sombrer ». Leur méthode, parfois improvisée dans l’urgence, n’est pas éloignée de celle des sciences sociales.

En ce qui concerne la « littérature de survie », l’historien distingue trois générations : celle du « feu », autrement dit de la Grande Guerre, celle de la Shoah et celle des petits-enfants, qui « bien que "non-témoins", se sont attelés à des "récits de filiation" ». Ivan Jablonka s’inscrit en faux contre les accusations de trop grande intimité de ces écrits. Ces livres recèlent une dimension collective, au moins parce qu’ils témoignent du poids de l’histoire sur les individus. Mal écrits ? Ils le sont, parfois, mais c’est l’urgence qui les dicte. De plus, ils empruntent souvent à différents genres et ont recours à la citation. Ces textes ont aussi un impact sur le réel, à l’image de récits de violences sexuelles en lien avec le mouvement « MeToo ».

Comment alors expliquer le peu de considération qui leur est porté ? Pour l’historien, ce sont d’abord leurs auteurs, la plupart du temps des dominés (femmes, classes populaires, victimes de conflits), qui ne bénéficient pas de la reconnaissance qui devrait leur être accordée. Pourtant, « c’est parce que nos histoires de famille, nos autobiographies, nos voix s’insèrent dans des collectifs – genre, classe, politique, génération, institutions – qu’elles concernent tout le monde ». Et de proposer une « nouvelle définition de la littérature : des écrits qui disent la vérité et changent le monde ».

Plaidoyer pour l’enquête en sciences sociales

En parallèle, Ivan Jablonka invite à s’interroger sur les sciences sociales, leur prétendue neutralité et les « non-textes » qu’elles produisent. Au contraire, il prône une nouvelle conception de l’enquête en sciences sociales, associant les lecteurs, faisant preuve d’une certaine transparence et honnêteté dans l’exposition de la démarche du chercheur et assumant davantage sa dimension littéraire. Il faut faire une place au « je » et dévoiler les différentes « fictions de méthode » que les chercheurs emploient. De même, les émotions du chercheur ne doivent pas être cachées comme une chose honteuse mais exposées afin de contribuer à la scientificité de la démarche. Les sciences sociales deviendraient alors « des écrits qui disent la vérité et changent le monde ».    

L’enquête est au cœur de ce « troisième continent », auquel l’historien rattache son œuvre. Marqué par l’histoire de la Shoah, dont ses grands-parents furent les victimes, il commence par publier un premier roman sous pseudonyme, tout en achevant sa thèse et en écrivant ses premiers articles et livres universitaires (sur Jean Genet, puis sur les parcours des enfants de l’Assistance publique). Après avoir distingué dans sa pratique littérature et sciences sociales, Ivan Jablonka les a conciliées (ou dépassées) avec l’écriture d’Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (2012).

Renouveler les formes de la recherche

De ces rencontres sont nées sa conception décloisonnée de la vie intellectuelle, guidée par le sérieux des sciences sociales, la volonté de participer à la vie de la cité, le souhait de partager la connaissance de manière renouvelée et le désir de considérer la mémoire comme une forme de vie ouverte. Ce faisant, il est devenu « un historien de l’absence qui essaie d’être présent à son siècle et, de ce fait, ne craint pas de se dire juif, écrivain, féministe. » Plus largement, c’est à une nouvelle vision du partage et de la diffusion des connaissances, réconciliant sciences sociales et littérature – et pas seulement – que Ivan Jablonka appelle de ses vœux « à l’heure du populisme et des fake news ».   

Après une introduction en forme de manifeste, Ivan Jablonka revient notamment sur son parcours, de l’historien de l’enfance et de l’abandon à celui de ses grands-parents, et sa méthode, résolument réflexive. Il évoque ses inspirations, qu’elles soient littéraires (Georges Perec, Primo Levi, Annie Ernaux, Daniel Mendelsohn) ou issues d’historiens précurseurs (Alain Corbin, Alain Dewerpe, Saul Friedländer). Plusieurs textes reprennent des entretiens – sans les questions de ses intervieweurs – à l’occasion de la sortie de Laëtitia

Dans le sillage de L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales (2014), plusieurs articles invitent à un renouvellement des formes de la publication en sciences sociales, notamment en forgeant des alliances avec d’autres genres ou arts. L’article consacré à la bande dessinée est, à ce titre, assez précurseur puisqu’écrit avant l’éclosion des collections de « non-fiction » dans ce domaine, où s’associent désormais chercheurs et auteurs de bandes dessinées (« Sociorama » ou « La Petite Bédéthèque des savoirs »).

Un autre ensemble de chapitres se penche plus particulièrement sur l’histoire de la Shoah et sur l’expérience d’écriture de son livre autour de ses grands-parents. Il invite ainsi à assumer la subjectivité de l’historien, qui conforte finalement l’objectivité de sa démarche en la situant. Il souligne aussi la nécessité de ne pas résumer l’existence des victimes au seul moment de leur extermination : « Les morts n’ont pas toujours été morts, et il importait de les rendre à la vie. À leur vie. ».

Enfin, les derniers textes du livre reprennent notamment de longs comptes rendus, parfois émouvants, consacrés à des auteurs qu’il est possible de rattacher à ce « troisième continent » : des témoins directs de l’histoire de la Shoah (Primo Lévi, Georges Perec), Annie Ernaux, Daniel Mendelsohn (auteur des Disparus), Saul Friedländer et Edmund De Waal. Il revient par ailleurs, que cela soit dans des textes méthodologiques ou dans les discours qu’il écrivit pour le compte de Simone Veil lorsqu’elle présidait la Fondation pour la mémoire de la Shoah, sur le devoir de mémoire, auquel il préfère celui de vérité, qui préside à la démarche de l’historien.

Si, par moments, le lecteur aurait aimé que l’historien soit plus sélectif dans les textes qu’il a rassemblés, parfois assez répétitifs, Le Troisième continent constitue indéniablement une belle introduction à la richesse de son œuvre. Qui plus est, son appel – déjà en partie entendu – au renouveau de la forme des sciences sociales est à la fois bienvenu et nécessaire afin qu’elles puissent poursuivre et assumer leur mission civique.