Le terrorisme en France s'inscrit dans une histoire longue, depuis la Révolution française jusqu'aux attentats d'octobre 2023. Jenny Raflik revient sur cette histoire plurielle et complexe.

Si le terrorisme est aujourd’hui un phénomène global et mondial, la France y a été confrontée très tôt et a dû faire face à la plupart des terrorismes. Cela soulève donc de nombreuses questions, et appelle tout d’abord à définir le terrorisme, puisque toutes ses formes relèvent de la violence politique mais ne poursuivent pas le même objectif, n’ont pas le même degré d’intensité et ne passent pas par les mêmes actions. L’État français a donc dû adapter ses réponses dans le temps, à l’intérieur de son territoire mais aussi à l’étranger pour protéger ses ressortissants. Par ailleurs, les victimes, souvent résumées à des chiffres et noyées dans le collectif au sein des commémorations, perdent leur identité dans des appellations génériques. C’est sur tous ces enjeux que revient l’historienne Jenny Raflik dans son dernier ouvrage.

Le thème de la guerre étudié en Terminale analyse les différentes formes de guerre et accorde toute une partie aux formes de guerres menées par Al-Qaida et Daech. Le livre de Jenny Raflik permet ici de se concentrer sur le rapport d’un pays à ce type de terrorisme.

Nonfiction.fr : Le terme de terrorisme évolue dans le temps et selon les espaces. Sa définition s’avère d’autant plus complexe en France puisque le pays a été confronté à la plupart des terrorismes depuis la fin du XVIIIe siècle. Bien que vous empruntiez à d’autres domaines, comment définiriez le terrorisme en tant qu’historienne ?

Jenny Raflik : Le mot a changé de sens au cours de l’histoire. Dans sa première acception, celle de son apparition à la fin du XVIIIe siècle, il désigne un mode de gouvernement, celui de la Terreur révolutionnaire. Puis, dès le milieu du XIXe siècle, il commence à désigner, au contraire, une violence tournée contre l’État. C’est le sens dans lequel il est utilisé aujourd’hui et celui dans lequel j’ai choisi de l’étudier. Mais derrière ce mot coexistent de très nombreuses organisations, aux modes opératoires, idéologies, cibles et fonctionnements hétérogènes. Il faut donc trouver des éléments de définition qui permettent de « cerner » autant que faire se peut le phénomène. Bien sûr, il existe une définition juridique, fournie par la loi de 1986 : « une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ». Mais le phénomène est antérieur.

Je suis donc partie de plusieurs critères : l’usage d’une violence politique non-interétatique, illégale, volontairement transgressive et disproportionnée, cherchant à choquer ou terroriser pour susciter une réaction, intimider ou déstabiliser un système (État, régime politique, société…) et réaliser un objectif (politique, religieux, social…).

Néanmoins, aucune définition du terrorisme n’est pleinement opérante, ce qui explique les nombreuses instrumentalisations dont il a fait l’objet. Qualifier son ennemi politique de terroriste pour délégitimer son action, n’a rien d’original ni de nouveau. L’empire russe l’utilise largement contre ses opposants politiques. Et bien sûr les nazis contre les Résistants. Ces instrumentalisations font aussi partie de l’objet de recherche de l’historien sur le sujet. Je ne prétends pas définir le terrorisme. Je cherche à analyser l’utilisation du mot par notre société.

Si tout terrorisme est une violence politique, ce n’est pas le cas en sens inverse   . Les frontières sont donc poreuses et souvent ténues entre les deux expressions. A quel moment la violence politique devient-elle terroriste ?

Ce qui me semble intéressant, c’est l’évolution de la lecture sociale des violences politiques. Un même acte sera qualifié de terroriste dans certains contextes et pas dans d’autres. C’est le cas de certains assassinats politiques. Personne ne qualifie l’assassinat de César de « terrorisme », il en est autrement pour celui de Sadi Carnot par un anarchiste, de Georges Besse par Action Directe, ou des tentatives d’assassinats contre le général de Gaulle par l’OAS. Pourquoi ? Les éléments de réponse sont à la fois nombreux et insuffisants. Les motivations de l’assassin, le contexte politique, la lecture que la société fait de l’événement, le traitement juridique et politique de l’affaire... Pour compliquer encore les choses, la compréhension de la radicalité politique implique d’étudier à la fois ceux qui passent à l’acte, et ceux qui, par des discours politiques et intellectuels peuvent légitimer et nourrir le terrorisme.

Il ne revient pas au chercheur de « statuer » sur la nature terroriste ou pas de telle ou telle violence, mais d’analyser les raisons qui conduisent la société, la Justice ou la mémoire, à qualifier tel ou tel acte de terroriste ou pas.

Les terrorismes visent souvent l’État français et donc le territoire français. Vous rappelez cependant que depuis 1974, au moins 296 Français ont été tués à l’étranger par des attaques terroristes. Parfois, ces victimes se trouvaient sur les lieux d’un attentat, mais souvent elles incarnaient une cible par leur nationalité. Comment les Français, et peut-être plus largement les Occidentaux, sont-ils devenus une cible à l’étranger ?

Les chiffres ont malheureusement déjà évolué, notamment le 7 octobre 2023. Mais il y a là un phénomène très ancien, observable dès la fin du XIXe siècle : Louis Chevalier, le directeur français des mines d’Isvaro, est enlevé dans l’empire ottoman en 1899 par l’ORIM, l’Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne, qui cherche par ce biais à la fois à financer son action (par la rançon), et à faire connaître ses revendications à l’international.

Les groupes qui ciblent les Français à l’étranger depuis le XIXe siècle ont en effet plusieurs objectifs.

Le premier est publicitaire. Ce sont les démocraties qui sont visées, car la liberté de la presse assure une médiatisation des attentats, donc une présentation des objectifs et revendications de leurs auteurs.

Le deuxième objectif est plus politique. Certaines organisations terroristes cherchent à faire pression sur le gouvernement français, soit pour le forcer à agir lui-même dans le sens voulu par eux, soit pour qu’il fasse pression sur d’autres pays par la voie diplomatique. La France est, dans cette perspective, une cible d’autant plus privilégiée qu’elle permet, via sa place sur l’échiquier mondial, d’exercer une pression indirecte sur d’autres pays, parfois plus difficiles à attaquer directement, ou moins sensibles à la menace terroriste, car non démocratiques. Le terroriste fait le pari – qui semble gagné dans les décennies 1970-1980 – que le gouvernement français cédera pour sauvegarder des vies de civils, quand des régimes non démocratiques les sacrifieront plutôt que de négocier.

Enfin, l’internationalisation de la lutte est un moyen de faire vivre des mouvements, en trouvant des financements et des recrues. Le premier peut se faire via les rançons exigées lors des enlèvements, en France comme à l’étranger. Le recrutement, lui, peut cibler les diasporas.

Vous prenez soin de nommer les victimes, y compris les « anonymes » comme Monique Afri à Alger en 1994 ou Hamoud Feddal dans le Nord en 1996. Vous rejoignez en ce sens Jérémy Foa pour le massacre de la Saint-Barthélemy   et Hélène Dumas pour le génocide des Tutsi   . Pourquoi l’histoire du terrorisme tarde-t-elle encore à se focaliser sur les victimes ?

L’historien est tributaire de ses sources. Et qu’elles soient policières (les dossiers d’enquête), judiciaires (les procès), ou médiatiques, ces sources se focalisent très souvent sur le terroriste, bien plus que sur ses victimes. A fortiori dans le cas des attentats dits « à l’aveugle ». Il me semblait important de rappeler que l’histoire du terrorisme, c’est aussi l’histoire de ses victimes. J’ai donc cherché à nommer, quand c’était possible, les victimes pour déplacer la focale habituelle.

Mais il me semble important de souligner que la victime de terrorisme bénéficie d’une reconnaissance croissante dans notre société. Depuis 1990, elles sont considérées comme des victimes civiles de guerre, ce qui leur ouvre droit à des pensions militaires d’invalidité, à certaines prises en charge de soins ou d’appareillage par la caisse nationale militaire de sécurité sociale, à des aides à caractère social versées par l’ONACVG. Les enfants de victimes peuvent être reconnus pupille de la Nation. Symboliquement, cela signifie qu’à travers la victime d’un acte terrorisme, c’est la nation toute entière qui est touchée. Et depuis 2016, il existe une médaille nationale de reconnaissance aux victimes du terrorisme pour les victimes tuées, blessées ou séquestrées lors d’actes terroristes depuis 1974. Les victimes sont donc en train de se réapproprier leur histoire.

La fin de la guerre en Afghanistan en 1989 entraîne une redéfinition des cibles et du sens du combat d’Al-Qaida. Ben Laden, puis Ayman al-Zawahiri   développent alors le terrorisme islamiste au Moyen-Orient. Pourquoi la France devient-elle une cible de ce terrorisme ?

Le terrorisme islamique qui a frappé la France s’est inscrit dans une double filiation :

Tout d’abord, celle de la Révolution iranienne de 1979. L’organisation du Jihad islamique armé s’en prend aux Français au Liban dès 1983 (enlèvements de ressortissants français, et multiples attentats, dont le 23 octobre, celui contre les casernements français et américains à Beyrouth qui fait 350 morts dont 58 parachutistes français). Sur notre territoire, le Hezbollah a organisé plusieurs vagues d’attentats en 1985 et 1986.

Ensuite, celle de la guerre d’Afghanistan. C’est d’ailleurs à cette occasion que l’on observe les premiers (rares) départs de volontaires français, qui rejoignent sur place les « moudjahidines » organisés par Abdullah Azzam et Oussama Ben Laden, qui créent en 1987 Al-Qaïda, « la base ». Après le retrait de l’Armée rouge de Kaboul, le 5 février 1989, ces volontaires rentrent dans leurs pays d’origine pour y diffuser le salafisme jihadiste. Et certains d’entre eux rejoignent le GIA algérien, qui frappe la France en 1995, dans le sillage de la guerre civile algérienne. Le phénomène a pris de l’ampleur par la suite.

Bien sûr, l’histoire de la France en Algérie en a fait une cible privilégiée. Mais les attentats de 1995 sont déjà à lire à la fois dans cette histoire franco-algérienne, et dans le cadre plus large de la mondialisation du Jihad menée par Al-Qaida.

Dans l’histoire du terrorisme islamique, la France est ciblée pour son histoire propre, mais pas seulement. Et il importe de rappeler qu’aujourd’hui, la majorité des victimes du terrorisme islamiste vivent dans des pays musulmans.

Votre livre est bien sûr celui d’une historienne mais vous insistez sur la défense de la France face au terrorisme à l’heure actuelle. Néanmoins, cette politique de défense et de sécurité contre le terrorisme d’extrême gauche ou d’extrême droite ne peut-être la même que pour faire face au terrorisme islamiste. Quels sont les piliers de la défense contre le terrorisme ?

Face aux défis posés par des terrorismes de natures extrêmement hétérogènes, la France a choisi d’apporter une réponse juridique unique, depuis la loi de 1986.

Mais elle a aussi développé des réponses différenciées face à deux types de menaces : une menace endogène, qui appelle une réponse intérieure, policière et judiciaire, et une menace exogène, à laquelle depuis les années 1980 est apportée une réponse militaire, via la projection de forces armées (au Liban, dès les années 1980, en Afghanistan, au Sahel et au Levant depuis 2001), avec des résultats contrastés. Cette réponse militaire a banalisé l’expression « guerre au terrorisme », largement mobilisée dans le discours politique pour tenter de susciter la résilience et l’unité du pays face aux menaces.

Aujourd’hui, cette résilience fait l’objet d’une attention toute particulière, et nous voyons que la société toute entière s’est saisie de cette question.

Vous faites partie des auteurs du rapport Le Musée-Mémorial. Des sociétés face au terrorisme, remis au premier ministre en 2020. Quel va être l’objectif de ce Musée-mémorial ?

Ce sera un musée d’histoire et de société, qui donnera une place centrale aux victimes, tout en apportant des éléments de compréhension du phénomène terroriste dans son ensemble. Le projet est dirigé par l’historien Henry Rousso depuis ses origines. Ce sera un lieu unique au monde. Il sera situé à Suresnes et ouvrira ses portes en 2027. Pour en savoir plus :

https://musee-memorial-terrorisme.fr/presentation-video-du-projet