Bruno Dumézil démontre avec brio que le royaume de Clovis est un empire, dont le succès repose sur le consensus, des règles dynastiques souples et un art du gouvernement adapté aux territoires.

Les Mérovingiens et, plus largement, les premiers siècles du Moyen Âge reviennent à la mode auprès du grand public. Bruno Dumézil, spécialiste reconnu de la période, professeur à Sorbonne Université et auteur de nombreux ouvrages, propose une nouvelle lecture de l’histoire politique de la dynastie qui règne entre les dernières décennies du Ve et le milieu du VIIIe siècle. L’hypothèse est séduisante, voire provocante : entre la fin de l’Empire romain en 476 et l’Empire carolingien proclamé en 800, il y aurait eu un autre empire, l’Empire mérovingien. Sans en porter le nom, le regnum Francorum – ou royaume des Francs, comme les auteurs contemporains nomment cette entité politique, sans la définir – serait un empire de fait car il en réunirait la plupart des caractéristiques.

Rois et royaumes mérovingiens

Cette problématique impériale n’est pas la seule à renouveler en profondeur notre compréhension de ce que fut le royaume des Francs. L’idée centrale de Bruno Dumézil, qu’il démontre à plusieurs reprises de manière convaincante, c’est que la royauté mérovingienne tient seulement par le consensus entre le roi et ses principaux fidèles, qu’on appelle les leudes. Comment sinon expliquer la longévité de cette dynastie, alors que les autres royaumes barbares sont marqués par une grande instabilité du pouvoir royal ? Cela est d’autant plus surprenant que les Francs sont plutôt marginaux dans les premières décennies qui suivent la mise en place des royautés barbares. Les regards des chroniqueurs et des ambassadeurs byzantins sont plutôt tournés vers les Wisigoths puis vers les Ostrogoths, menés par le puissant roi Théodoric. La constitution d’un royaume franc pérenne autour de Clovis n’a donc rien d’inéluctable et la montée en puissance du Mérovingien est loin d’être irrésistible. C’est seulement en 507, après la grande victoire de Clovis contre les Wisigoths dans le Poitou, à Vouillé, que les Francs commencent à être pris au sérieux par leurs voisins.

Bruno Dumézil bat aussi en brèche un autre mythe historiographique, celui du partage du regnum Francorum. Lorsque Clovis meurt en 511 en effet, son royaume est divisé entre ses quatre fils. Mais cela n’est pas une antique pratique germanique, comme on le lit encore parfois : les royautés barbares voisines n’y ont pas recours, ou du moins pas sous cette forme. Il s’agit plutôt d’une solution de compromis afin d’éviter des conflits. Les différents ensembles attribués à chacun des fils ne sont pas connexes, ce qui force les rois à s’entendre pour maintenir leur royaume. La solution a aussi d’autres avantages : elle encourage une politique d’expansion de chacun des rois vers l’extérieur – politique surtout menée par les rois les plus à l’est au début du VIe siècle.

La succession de 511 marque un important précédent, mais elle n’est pas un système, car elle n’est pas impérative. Les règles qui prévalent à partir de cette date permettent une certaine souplesse : le roi sera désormais choisi parmi les descendants de Clovis, mais devra avoir l’accord des grands du royaume pour régner et se maintenir. Encore faut-il préciser que tous les descendants de Clovis n’ont pas le droit au pouvoir : un certain nombre de « Mérovingiens de seconde zone », qui constituent une sorte de « réserve dynastique », sont reconnus ou éliminés au gré des aléas politiques. En outre, l’appartenance à la descendance de Clovis ne doit pas forcément s’entendre au sens biologique : plusieurs Mérovingiens un peu douteux parviennent au trône parce que l’on a besoin d’eux. Ainsi, parce que le roi Chilpéric II, mort en 584, avait « trop généreusement élagué son arbre généalogique », les partisans d’un maintien de son royaume se trouvent bien démunis à sa mort… Ils présentent alors un enfant, qui n’est peut-être pas celui du roi : 300 leudes et trois évêques jurent pourtant qu’il s’agit bien du fils de Chilpéric. Le bambin n’est baptisé par son oncle, le roi de Burgondie Gontran, qu’en 591 et reçoit alors le nom dynastique de Clotaire II. Plusieurs autres rois sont dans une situation similaire, ce qui explique probablement que la généalogie des derniers Mérovingiens soit aussi difficile à reconstituer : ce qui compte, ce n’est pas d’avoir du sang mérovingien, mais d’être reconnu comme un fils de Mérovingien. « L’appartenance au sang de Clovis constituait plus le résultat d’un consensus entre les leudes que celui d’une enquête généalogique poussée. »

Dans ces situations, le consensus des leudes est indispensable. « En somme, les Francs étaient parvenus à équilibrer les principes dynastiques et électifs. » Ces leudes bénéficient des largesses des rois, largesses visibles dans les riches tombes aristocratiques du VIe siècle.

Adaptation et bricolage

Le maintien de la royauté mérovingienne malgré les guerres civiles et les nombreux conflits qui émaillent son histoire est donc le résultat d’une adaptation constante, tant de la part des souverains eux-mêmes que de leurs alliés.

Cette adaptation se perçoit aussi dans l’administration et dans le contrôle du territoire. Bruno Dumézil montre bien que le pouvoir du Mérovingien n’est pas le même partout : il faut plutôt réfléchir en termes de cercles concentriques. Chaque souverain contrôle une « région capitale » au sein de laquelle il se déplace. Les cités au-delà de cette zone peuvent être contrôlées indirectement, en y nommant des représentants ou bien un évêque (de plus en plus souvent passé par l’école du palais à partir du VIIe siècle). Aux marges, des duchés ou des régions périphériques peuvent être plus ou moins bien contrôlées par des fidèles et tenter de s’émanciper en fonction des événements. La hiérarchie sociale n’est donc pas fondée sur l’ethnicité mais sur la fidélité au palais : au sommet, on trouve les leudes qui ont un accès direct au roi. La constitution progressive d’aristocraties régionales, qui se reconnaissent dans des termes comme « Neustriens », « Austrasiens » ou bien « Farons » (un terme que l’on peine à comprendre mais qui semble désigner les aristocrates burgondes), ne doit donc pas être comprise comme la mise en place d’identités régionales : il s’agit plutôt de factions aristocratiques.

En outre, ces cercles concentriques sont fluctuants : certaines régions deviennent périphériques alors qu’elles ne l’étaient pas à l’origine, d’autres renforcent leur association au monde franc. C’est bien l’adaptation des élites qui permet à la domination franque de se maintenir, ce qui constitue une « bizarrerie » à l’échelle des royaumes barbares : cela donne au monde franc des allures d’empire qui ne s’assume pas.

Il y en revanche un élément qui s’avère plus stable que les autres : la religion chrétienne. À partir du baptême de Clovis – auquel Dumézil a consacré un autre ouvrage – les Mérovingiens reprennent l’idée de l’Empire romain tardif selon laquelle l’unité religieuse permet l’unité politique. Ce « catholicisme militant » est un trait distinctif de la famille royale : le dernier acte connu d’un roi mérovingien, en 726, est un soutien à l’Église : « jusqu’au bout, la dynastie aurait fait de la défense de l’Église sa raison d’être et sa force. » Cette association permet aussi au souverain de bénéficier d’une sacralité particulière qui renforce sa légitimité à régner.

Tous ces éléments fluctuent bien sûr au cours de la période considérée : le VIIe siècle est ainsi une période d’essor de la noblesse, qui s’appuie sur les mouvements monastiques et de nouveaux réseaux. C’est de ces recompositions qu’émergent peu à peu les Pippinides qui, au début du VIIIe siècle, ont le monopole de la mairie du palais – puissant poste d’administrateur des rois. Cette famille copie la mise en scène dynastique des Mérovingiens, mais en ayant aussi recours à des innovations : Charles Martel utilise ainsi beaucoup plus ses réseaux de parenté, alors que les Mérovingiens avaient tendance à écarter leur « réserve dynastique » de tout poste de pouvoir. C’est de cette puissante famille que naissent les Carolingiens. Le premier souverain carolingien, Pépin le Bref, dépose le dernier Mérovingien en 751, tout en se gardant bien de le tuer : il n’était pas à l’abri d’une révolte et aurait alors pu redevenir un simple maire du palais au service d’un prince fantoche…

Ce beau livre, écrit d’une plume enlevée, constitue donc une admirable synthèse sur le monde mérovingien, qu’on le considère comme un empire ou non. Bruno Dumézil montre bien toute la souplesse et l’adaptabilité du pouvoir mérovingien et des élites : cette perpétuelle réinvention est la clé du succès de la plus pérenne des royautés barbares.