Dialogue(s) au long cours avec Alain Resnais, l'un des plus grands cinéastes de son temps.

Ce livre est un OVNI, relevant tout autant de la biographie, de la théorie et de l’analyse d’une pratique du cinéma. Pendant trente ans, François Thomas, professeur en études cinématographiques à l’université Sorbonne Nouvelle, a dialogué avec Alain Resnais à la sortie de chacun de ses films.

Depuis L’Amour à mort (1984) jusqu’à Aimer, boire et chanter (2014), les entretiens dédiés aux onze derniers films du cinéaste se succèdent selon un ordre chronologique, avec l’insert, aux positions 4 et 12, de deux entretiens thématiques, respectivement intitulés « La bande dessinée » et « Le théâtre : une vie de spectateur ». Le dernier texte du livre s’intitule quant à lui « Coda », et relève de la seule parole de François Thomas, qui tire le bilan de cette série de rencontres réparties dans le temps. De ce dispositif de compagnonnage au long cours entre l’artiste (mort en 2014 à l’âge de 92 ans) et l’historien, l’ouvrage tire l’essentiel de sa richesse.

Une pensée en acte

Précédemment auteur de deux autres livres sur le cinéaste (L’Atelier d’Alain Resnais en 1992 et Alain Resnais : les coulisses de la création en 2016), F. Thomas lui pose des questions documentées par une connaissance approfondie et précise de son œuvre. Ces dernières invitent le cinéaste à mêler souvenirs, analyses et confidences, et entrent en symbiose avec son désir palpable de parler à la fois de la fabrique concrète de ses films (« Ma moyenne, c’est [tourner] 1mn47 utile par jour ») et de sa pensée générale du cinéma, celle d’un formaliste convaincu, passionné par les puissances de l’imaginaire. Florilège :

« J'aime, au cinéma, même dans un documentaire, sentir qu'on est au cinéma, que le jeu et les décors soient visibles, que cela ne ressemble pas à la vie. »

« Je n'essaye pas d'imiter la réalité. Si j'imite quelque chose, c'est l'imaginaire. Je serais content si l'on disait de mes films qu'ils sont des documentaires sur l'imaginaire. »

« Je suis un formaliste : je crois que s’il n’y a pas de forme, il n’y a pas de communication. Et quand je vais au cinéma, plus il y a de parti pris dans la mise en scène, dans le jeu des comédiens qui fait partie de la mise en scène, plus j’aime. »

Tous les cinéastes n’ont pas l’art d’évoquer ainsi leurs propres films, comme le montre par exemple le dialogue sur le scénario de I Want To Go Home (1989) : « J’ai [...] essayé de faire un film nonchalant, une farce rêveuse, remplie de chemins de traverse [...]. Un des fils rouges du scénario était les peurs intimes des personnages, leurs anxiétés irrationnelles, voire leurs moments de panique, et je tenais à ce que cela se traduise avec une gradation, que chacun des personnages ait son propre diapason ».

Même lorsque Resnais semble réticent à parler de son processus créatif, ses paroles révèlent l’intensité et l’acuité de son univers mental, à l’image de cet échange sur L’Amour à mort (1984) :

F. Thomas : « Comment les plans que l’on pourrait appeler ”noirs” (même s’ils ne sont pas tout-à-fait noirs) ont-ils été réalisés ? »

A. Resnais : « Moi, j’appelle ça des particules. Pour l’instant … je n’ai pas envie d’en parler. Je voudrais attendre un peu. Tout ce que je peux dire, c’est que j’avais pour but le maximum de simplicité : ne pas faire de trucages électroniques (j’ai essayé, cela m’a paru très artificiel), n’avoir besoin d’intervention ni du Laboratoire, ni de la Truca. [...] Ce que je cherchais avec les particules, c’était une image non figurative qui permette au spectateur de mieux suivre la musique, d’être distrait le moins possible par l’ambiance du cinéma lui-même [...]. »

F. Thomas : « La répartition de ces plans noirs ou “particules” n’est pas aléatoire. Qu’est-ce qui vous guidait dans le choix des emplacements ? »

A.Resnais : « L’instinct. L’envie. Le désir. Quand il me semblait que la musique pouvait prolonger une intonation du dialogue. Nous avions notre stock de particules, et selon ce qu’on sentait, le monteur Albert Jurgenson et moi, on prenait plutôt celle-ci que celle-là, plutôt ce rythme-ci que celui-là. »

Présence des arts

La discussion sur ce film occupe une vingtaine de pages de l’ouvrage. Elle est axée sur un thème majeur, obsessionnel peut-on dire : la musique, son lien avec les autres matières sonores, son rôle essentiel dans la structure formelle, narrative et émotionnelle du film. Et à cet égard, Alain Resnais laisse entendre l’acuité de sa culture musicale et sonore, la précision de son projet  artistique : « Le film était en trois actes, en trois mouvements si vous préférez et Henze [Hans Werner Henze, l’auteur de la musique du film, ndlr] s’est amusé à respecter ces trois mouvements :  un allegro con motto, un adagio cantabile et une passacaille. [...] On peut sans doute qualifier sa musique de postsérielle. »

Il n’a échappé à personne que, depuis les deux violonistes de Mélo (1986) jusqu’aux comédiens de théâtre de Vous n’avez encore rien vu (2012), les personnages des films d’Alain Resnais sont souvent des artistes dans d’autres domaines que le cinéma. On peut y voir le signe de la complexité et de l’effervescence créatrices d’un cinéaste qui a développé un rapport particulièrement décloisonné entre les arts. Ayant baigné depuis sa jeunesse dans une riche culture littéraire, théâtrale et picturale, il puise dans les autres arts des sources d’inspiration (en adaptant notamment de nombreux romans et pièces de théâtres) et des collaborations ponctuelles, comme celle à la base du film Gerschwin (1992) :

F. Thomas : « Gerschwin doit son unité à la toile de 10 mètres sur 3 que vous avez commandée à Guy Peellaert … »

A. Resnais : « C’est la pièce majeure du film, sa chapelle Sixtine. [...] Une toile unique très grande, qui relie entre eux les “chapitres” du film, qui fasse passer librement d’une idée à l’autre. Grâce à elle, toutes les transitions étaient possibles, nous pouvions jongler avec l’espace et le temps. [...] Je commençais à imaginer mes mouvements d’appareil. »

Un peu plus loin dans ce dialogue, Resnais évoque l'un de ses nombreux compagnonnages dans l’univers du cinéma :

« J’ai eu tellement de conversations avec Bertrand Tavernier sur l’univers du spectacle américain, il en parle avec une telle gourmandise que je voulais partager avec le spectateur le plaisir de l’écouter. »

La bande dessinée tient en effet une place importante dans la vie de Resnais, qui fut, comme le rappelle F. Thomas, vice-président du Club des bandes dessinées, et qui a « maintes fois déclaré son admiration pour Chester Gould, Lee Falk … ou Milton Canif ».

Ainsi l’ouvrage dément en partie ce qu’écrivait Pascal Mérigeau dans son hommage posthume au cinéaste dans Le Nouvel Observateur en 2014 : « [Resnais] n’aime pas donner d’explications sur ses œuvres et laisse le spectateur trouver sa propre solution »   . Certes, les spectateurs de ses films sont souvent mis à l’épreuve d’énigmes narratives et de dispositifs originaux. Mais leur auteur apparaît, sur les 257 pages du livre de F. Thomas, tout à fait enclin à évoquer et éclairer cette complexité, même si c’est parfois de façon élégamment déroutante, le grand âge n’ayant altéré ni sa mémoire ni sa vivacité intellectuelle.

Devant la valeur de cette parole de l’un des réalisateurs les plus importants de l’histoire du cinéma, on comprend l’intérêt au long cours que lui a porté François Thomas – à égalité avec un autre cinéaste essayiste et inventeur de formes, passionné par les pouvoirs expressifs de la bande-son, Orson Welles, auquel il consacra (en duo avec Jean-Pierre Berthomé) deux ouvrages de référence (Orson Welles au travail et Citizen Kane).