Cinq sociologues étudient les formes de « domination temporelle » qui se jouent dans les expériences de l'attente (pour obtenir des droits, des biens ou des services) et leur portée politique.

On trouve dans la littérature, le cinéma ou encore le théâtre de célèbres mises en scène du thème de l’attente. Quel que soit son objet, les arts cherchent à retranscrire l’expérience de cette durée si caractéristique, qui semble prendre consistance à partir du vide. C’est également à cette thématique qu’est consacré le dernier numéro de la revue Actes de la recherche en sciences sociales.

C’est toutefois dans une perspective résolument politique que l’abordent les articles des 5 sociologues qui y ont contribué. Il s’agit en effet, comme l’indique le titre, de mettre au jour l’existence de véritables « politiques de l’attente », les pratiques qui la produisent, l’administration qui les sous-tend et les rapports sociaux qu’elles induisent. Car au-delà de l’expérience subjective, l’attente est aussi l’expression d’une « domination temporelle » : faire attendre quelqu’un, c’est lui imposer une temporalité extérieure et lui signifier ainsi sa dépendance. Réciproquement, il devient possible de gouverner par l’attente lorsqu’un individu ou un groupe social se trouve dans la nécessité d’attendre quelque chose d’un autre individu ou d’une institution.

Les lieux de l’attente

La diversité des articles rassemblés dans ce numéro dressent une cartographie des lieux de l’attente : les auteurs s’intéressent successivement à la prison, aux institutions judiciaires et administratives du placement d’enfants ou du droit au logement, aux quartiers populaires ciblés par des projets urbains et aux services d’urgence des hôpitaux.

L’horizon politique de l’attente apparaît clairement dans chaque étude. Par exemple, l’ethnographie des guichets (Sécurité sociale, Poste, hôpital) démontre que le sentiment de dignité personnelle des usagers dépend de la manière dont on les fait patienter. Elle indique aussi que les institutions dans lesquelles s’exerce l’attente veillent au respect, par les individus, de la cadence qui leur est imposée et tendent même à les rétribuer en ce sens. Certaines se saisissent même de l’attente comme d’un moyen de contrôle, en incitant les individus à se rendre « actifs » dans leur recherche (d’emploi, de soins, etc.) sous peine d’être radiés ou discrédités.

Le cas de la prison est peut-être le plus exemplaire de ces politiques de l’attente. Cette dernière (celle de la libération) est en effet constitutive de l’expérience du détenu. Or, en soumettant cette attente à un régime d’incertitude (portant sur la réduction et l’aménagement des peines), l’institution s’en sert de levier pour fabriquer des rythmes inconstants, destinés à maintenir chacun à sa place : réception des colis, horaires de douche, temps de promenade, possibilité de téléphoner à ses proches, etc. L’auteur de cette enquête, Corentin Durand, montre que l’articulation des infimes attentes qui scandent l’expérience des détenus peut être conçue comme une « mécanique du temps vide ».

Une autre situation est examinée, celle des parents attendant le placement de leur enfant dans une famille d’accueil. L’auteure, Hélène Oehmichen, montre les effets de normalisation qui s’instaurent, dès lors que la loi se réserve la possibilité d’acter, à tout moment, de la fin du danger au domicile parental et du retour de l’enfant, sur la base du respect, par les parents, de certaines conditions et demandes. La période d’attente qui s’ouvre alors, incertaine et imprévisible, transforme en profondeur l’expérience des parents par rapport à la législation antérieure, qui déterminait les placements de manière fixe et définitive.

L’attente se révèle encore dans sa dimension politique dans le cas des politiques urbaines qui mettent en œuvre de grands projets visant à rénover certains quartiers populaires. L’auteur, Charles Reveillere, note que la précarité temporelle et l’arbitraire qui s’attache à ces projets futurs plonge les habitants dans des situations intenables qui « dégradent leurs conditions actuelles d’existence, au point de rendre le présent inhabitable ». Les collectivités en charge de ces projets peuvent donc s’appuyer dessus pour gérer ces populations et obtenir des départs d’une manière apparemment consentie.

Les cibles des politiques de l’attente

Les classes populaires sont d’autant plus touchées par cette dépendance temporelle qu’un nombre important de dimensions de leur existence est suspendu à l’attente : demande de logement, de soins, de formation, etc. Les individus sont alors pris dans le système de l’attente et développent certaines stratégies spécifiques leur permettant de gérer ce temps d’une manière moins subie (en s’efforçant de toujours arriver en premier dans une file d’attente, par exemple).

La synthèse des différentes enquêtes, opérée par Charles Reveillere et Pierre-Antoine Chauvin met bien en évidence cette idée : l’attente est une expérience socialement stratifiée, dans la mesure où le positionnement social des individus distribue les délais (pour obtenir des droits, des biens ou des services) différemment.

Les politiques de l’attente apparaissent dès lors comme un levier puissant pour le maintien de la paix sociale. En favorisant la concurrence horizontale entre les individus les plus défavorisés, elle contribue à gommer les effets de domination verticale qui s’exercent sur eux par son intermédiaire.

Cette expérience sociale de l’attente est finalement productrice de différents rapports au monde. Elle induit un sentiment d’impuissance, de désespoir, et façonne des désirs ; elle discipline et enseigne un sens des limites, voire une tendance au fatalisme. Une lecture politique de l’attente soulève donc également la question de la fabrication de la résignation : lorsque l’attente se prolonge, on se décourage, on renoncer à demander, et on diminue nos aspirations pour l’avenir.