Chantal Akerman, Alice Guy et Agnès Varda : Gallimard propose de lire ensemble les écrits de trois cinéastes dont le parcours mêle l’histoire du cinéma et l’histoire des femmes.
Sous le titre Moteur ! Elles tournent, les éditions Gallimard rendent un bel hommage aux cinéastes Chantal Akerman, Alice Guy et Agnès Varda, en proposant une lecture parallèle de leurs ouvrages.
Ma mère rit de Chantal Akerman
Avec ses superbes illustrations (photographies ou photogrammes de ses films), le livre Ma mère rit, publié d’abord en 2013 au Mercure de France, dans la collection « Traits et portraits », constitue une plongée dans l’univers de Chantal Akerman. Il donne à lire un autoportrait souvent douloureux, où la cinéaste dévoile avec pudeur la relation avec sa mère, avec sa compagne et avec sa propre folie, qui présente tous les traits des troubles bipolaires.
Ce livre se présente comme une magnifique immersion dans les joies et les blessures de la réalisatrice, née à Bruxelles en 1950 de parents polonais survivants de l’Holocauste. Considérée comme l’une des cinéastes d’avant-garde les plus importantes de sa génération, elle est décédée en 2015 après avoir écrit et réalisé plus de quarante films, dont Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975), son chef-d’œuvre féministe, aujourd’hui cité en référence dans le monde entier, et élu « meilleur film de tous les temps » par la revue britannique Sight and Sound en 2022.
Les mots de ce livre apparaissent comme autant d’images accolées entre elles, scotchées, coupées :
« C’est difficile à supporter de voir comme ça, noir sur blanc, pourquoi je suis restée un vieil enfant. Et qu’ainsi je n’ai pas su me faire une vie. Et la seule chose qui sauve c’est l’écriture. Et encore. Mais quand j’écris c’est encore sur elle et ce n’est pas une libération comme les gens qui n’écrivent pas s’imaginent. Non ce n’est pas une libération. Pas une vraie. […] J’ai le cafard. Ça passera. Demain. Et même si j’ai le cafard je ne répondrai pas aux mails de C. Et je me crois forte. Et je me dis rien à faire. Mais quand il n’y a pas de mails, je les attends et je ne pense pas à C. qui doit attendre aussi, je ne pense qu’à moi, à comment j’arrive à résister. » C’est l’écriture comme un montage en cours — le cinéma n’est jamais loin.
La Fée-Cinéma d’Alice Guy
Cette édition présente également le texte autobiographique d’Alice Guy – rédigé entre 1942 et 1953 et intitulé La Fée-Cinéma – tel qu’il a paru en 1976 de façon posthume aux éditions Denoël sous le titre Alice Guy (1873-1968). Autobiographie d’une pionnière du cinéma. Ce récit raconte l’histoire de la première femme cinéaste du monde. Longtemps effacée de l’Histoire, car le monde du cinéma était dirigé et raconté par des hommes, la cinéaste décrit avec précision les débuts du cinéma et la beauté du 7e art, qu’elle a « aidé à mettre au monde ».
La jeune Alice est élevée entre le Chili, la Suisse et la France. Après le pensionnat et la vie à Paris, elle fait des études de sténographie, avant de devenir en 1895 la secrétaire de Léon Gaumont au Comptoir général de Photographie. À la suite de la première projection du cinématographe des frères Lumière, elle a l’idée de tourner de courtes fictions pour soutenir la vente des caméras Gaumont. « Mordue par le démon du cinéma », elle n’a qu’une obsession : raconter des histoires en réalisant ses propres films, dont le plus célèbre, La Fée aux choux, sera considéré comme le premier film de fiction.
La préface de la cinéaste Céline Sciamma est un véritable manifeste :
« Il va de soi que le cinéma a été inventé par une femme de vingt et un ans, car les femmes ont participé à l’invention de tout, tout le temps malgré l’adversité et l’interdiction. […] C’est toujours un grand trouble de constater que la constance de cette participation est annulée avec rigueur. La résistance méthodique aux contributions féminines, la volonté de réduire à néant l’idée même d’une collaboration entre les hommes et les femmes à l’invention des choses fait froid dans le dos. Comme une menace qui plane au-dessus de nos corps en plus de celle qui plane au-dessus de nos idées. L’histoire d’Alice Guy illustre bien comme il est facile d’annuler une présence, de ne pas faire apparaître, en toute politesse. Ce n’est pas le temps qui fait le tri, ce sont les sélectionneurs. »
Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda
Publié dans la collection « Blanche » en 1962, le scénario du film Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda (1928-2019) va bien au-delà du document de travail. Poétique et fantasque, ce cinéroman interroge l’inexorabilité du temps qui passe. Cléo, une chanteuse à qui l’on suspecte un cancer, appréhende les résultats de ses analyse médicales. Au cours d’une attente interminable, vécue minute après minute, l’héroïne déambule dans le Paris des années 1960. De la rue de Rivoli au Dôme, de Vavin au parc Montsouris, Cléo considère le monde qui l’entoure d’un œil nouveau, apprend à se décentrer et à aimer au-delà de son reflet.
Illustré par des photogrammes restaurés de l’un des films les plus célèbres de la Nouvelle Vague, le deuxième d’Agnès Varda (après La Pointe courte en 1955), ce livre raconte l’histoire d’une époque libre et inquiète. Comme l’écrit la cinéaste dans le « texte d’information pour la presse » :
« Je voudrais que l’histoire de Cléo, jeune femme blessée dans sa chair, et sans doute promise à la mort, beauté sans armes, esprit sans défense, que cette histoire touche les gens comme me touchent les peintures de Baldung Grien, où l’on voit de superbes femmes blondes et nues enlacées par des squelettes. »
Les préfaces de ces trois volumes contribuent à leur grand intérêt, en replaçant ces écrits de femmes cinéastes dans leur contexte et en les inscrivant dans un parcours qui mêle l’histoire du cinéma et l’histoire des femmes.