Une synthèse réalisée à partir des 700 numéros de la revue « Les Temps Modernes » retrace son histoire, l'évolution de sa ligne éditoriale et quelques unes de ses thématiques les plus actuelles.

Fondée en 1945 par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, eux-mêmes accompagnés de nombreux associés, la revue Les Temps Modernes a fait paraître rien moins que 700 numéros avant d’interrompre définitivement sa publication en 2018, à la suite du décès de son dernier directeur, Claude Lanzmann.

Cette aventure éditoriale avait débuté chez Gallimard, en dépit des réticences de son directeur littéraire, Jean Paulhan, qui voyait alors d’un mauvais œil l’arrivée de ce nouveau venu dans le champ des revues politiques et littéraires. La quantité d’articles publiés entre 1945 et 2018, de signatures diverses et pour certaines illustres, témoigne de l’ampleur du travail produit dans ses colonnes.

Esther Demoulin, Jean-François Louette et Juliette Simont proposent un panorama général des problèmes posés à la revue, par la revue et dans la revue tout au long de son histoire. Ce panorama permet non seulement d’éclairer certains choix spécifiques adoptés par Les Temps modernes (tels que le choix de son titre ou son adhésion à l’existentialisme de ses fondateurs), mais il met encore en lumière la singularité de cette revue au sein du paysage éditorial français ainsi que les différents engagements des écrivains qui y ont collaboré.

Les quinze contributeurs ayant participé à cet ouvrage collectif, spécialistes de littérature, de philosophie ou d’histoire, donnent à voir toute la profondeur d’une telle publication et son importance dans les différents contextes historiques qui ont été les siens. Leurs analyses contribuent également à maintenir la mémoire de ces travaux, élevant Les Temps Modernes au rang de patrimoine intellectuel.

Au cœur de l'époque et face à elle

Dans l’histoire de la revue, les articles de Sartre sont assurément ceux qui restent le plus facilement en mémoire. Ceux-ci ont d’ailleurs fait l’objet de nombreuses republications dans les éditions de ses œuvres complètes ou dans d’autres revues. Mais pour importante qu’ait été cette contribution, le philosophe n’est pas le seul à avoir marqué de son empreinte les colonnes des Temps Modernes.

L’objectif assigné aux articles publiés dans la revue était, globalement, de sonder et d’analyser l’époque contemporaine. Comme le précise Maurice Merleau-Ponty, il s’agissait de faire cela « d’une manière aussi complète et fidèle que possible, qui n’en préjuge pas le sens, qui même en reconnaisse le chaos et le non-sens là où il se trouve ».

Cette démarche de décryptage devait englober tous les domaines : politique, reportages, enquêtes, littérature, philosophie, esthétique. Toutefois, le repérage proposé dans l’ouvrage démontre que ces différents domaines n’ont pas été alimenté de manière équitable. Comme toute revue dite « généraliste », Les Temps Modernes sont demeurés tributaires des événements que leurs auteurs commentaient et des engagements personnels de ces auteurs. De ce point de vue, l’examen des articles portant sur le cinéma, et surtout des sommaires de chaque numéro, met bien en lumière les effets juxtaposition des sujets qui n’acquièrent de cohérence théorique que lorsqu’ils sont analysés — comme ici — dans leur globalité.

De même, l'ouvrage permet de comprendre qu'il est impossible de dissocier Les Temps Modernes de l’ensemble de la scène des revues de l’époque, telles que La Nouvelle Revue Française (NRF) et La Nouvelle Nouvelle Revue Française (NNRF), Esprit, Critique, Les Cahiers de la Pléiade, La Table Ronde, 84, et plus tard Le Débat. Certains auteurs, en effet, n’ont eu de cesse de contribuer à plusieurs revues ou de passer de l’une à l’autre.

Les structures éditoriales

Le mode d’organisation de la revue suscite également l’intérêt des auteurs, ainsi que ses variations en fonction des différentes figures qui l’ont incarnée. Jean-François Louette, avec humour, relate quelques anecdotes qui, plutôt que de révéler des secrets, dressent un tableau de l’atmosphère de travail et soulignent les querelles qui ont influencé le destin de la revue.

L’examen des différents comités de rédaction est tout aussi instructif. En observant qui y entre et qui en sort (définitivement ou non), cela soulève des questions non seulement d’orientation éditoriale, mais aussi d’identification des ruptures par rapport à la ligne initiale tracée par ses fondateurs, ainsi que des problèmes de collégialité. Certaines pages évoquent notamment le type de direction, relativement autoritaire, que Claude Lanzmann a imposée à la revue à la fin de son histoire. Passant tantôt d’une direction souple et informelle à une gestion de l’ordre du forum, Les Temps Modernes n’ont toutefois jamais versé dans le modèle d’une entité rigide.

Cette organisation et ses changements internes ont permis de déployer sept axes de réflexion au fil des publications : la défense de Sartre et de son œuvre, le féminisme de Beauvoir, la philosophie, les sciences humaines, la politique en France, en Europe et dans le monde, la littérature, et enfin la Shoah. Certes, une telle classification n’a pas vocation à être exhaustive, mais seulement à offrir des repères utiles au lecteur désireux de parcourir les numéros de la revue et de comprendre comment ses auteurs entendaient rendre compte du monde et en témoigner.

Ces thématiques varient également d’une période à une autre. Ainsi, entre 1945 et 1949, la revue revient en permanence sur la situation politique et culturelle de l’Allemagne. La situation historique d’après-guerre le laisse aisément comprendre ; mais c’est aussi d’un point de vue philosophique que la revue thématise son rapport à l’Allemagne : il n’est désormais plus possible d’hériter purement et simplement de la tradition philosophique allemande, et il convient de se positionner précisément par rapport à elle. En particulier, les numéros de cette période reflètent la nécessité de prendre en compte l’héritage hégéliano-marxiste, mais aussi d’intégrer la théorie critique d’Adorno ou Benjamin et de relayer la philosophie existentialiste de Jaspers. Le cas de Heidegger suscite quant à lui des débats parmi les rédacteurs, à la fois au sein de la revue et en dehors.

Une revue aux prises avec des thématiques « modernes »

L’intérêt de l’ouvrage réside également dans son exploration approfondie du rapport de la revue à certaines thématiques récurrentes. Parmi elles, on trouve notamment la question des femmes, du cinéma et de la psychanalyse, lesquelles résonnent singulièrement avec les articles parus plus récemment.

En ce qui concerne les femmes, plusieurs articles mettent en lumière l’évolution de ce champ de réflexion au sein de la revue au cours de deux périodes clés : 1945-1950 et la décennie des années 1960. Cette dernière, en particulier, est le théâtre de réflexions importantes concernant l’impact des avancées de la modernité sur les femmes (leur accès à la notoriété, leur participation aux comités de rédaction, le nombre d’articles publiés, etc.). Elles sont éclairées par les contributions d’une essayiste américaine et d’une nouvelliste soviétique. Dès les débuts de la revue, des figures telles que Simone de Beauvoir, Colette Audry et Renée Saurel ont contribué à diffuser ces réflexions au sein de la revue.

Dans la décennie suivante, de 1960 à 1970, la présence des femmes est plus disséminée, mais leur influence dans la direction et la visibilité publique de la revue ne doit pas être sous-estimée (avec des figures telles que Gisèle Halimi, Françoise Dolto et Hannah Arendt). Des critiques féministes ont toutefois été formulées à l’encontre de cette évolution — lesquelles ne touchent cependant pas les positions prises par les femmes au sein de la revue.

Concernant le cinéma, les analyses mettent en lumière la complexité de la relation entre Les Temps Modernes et cet art. Celui-ci examiné sous différents angles : en tant qu’expression artistique, en tant que moyen de diffusion de thèses et de messages, ainsi que dans le contexte de sa consommation de masse. Les polémiques se cristallisent notamment autour de la figure du réalisateur Henri-Georges Clouzot, ayant bénéficié de financement allemands pendant l’Occupation et ayant fait l’objet pour cela d’une suspension professionnelle, mais avec lequel Sartre discute d’une adaptation de sa pièce Huis-Clos.

La critique cinématographique occupe quant à elle une place singulière dans la revue, bien qu’elle doive faire face au préjugé selon lequel cet art serait inférieur à la littérature — ainsi, Sartre manifeste son dédain pour Citizen Kane. Cette perception change avec l’intervention d’André Bazin dans la revue, qui préfigure la création d’une revue spécialisée, à savoir Les Cahiers du Cinéma. Du reste, Sartre admet que « le cinéma n’est pas une mauvaise école » et de nombreux cinéastes se sont inspirés de sa philosophie dans leur travail.

Enfin, le traitement de la psychanalyse dans la revue s’articule à la critique qu’en fait Sartre, reprochant à la théorie de Freud une forme de réification de l’être humain, mais envisageant en même temps la possibilité d’une « psychanalyse existentielle ». Cette divergence est renforcée par la tension entre la théorie (discutée) et la pratique (plutôt valorisée). Cela conduit la revue à accorder une attention particulière aux témoignages. L’ouvrage identifie ainsi quatre points sensibles qui ont été explorés au fil des 700 numéros : la relation entre la psychanalyse et l’anthropologie, les débats internes au champ psychanalytique, la question de la subjectivité et celle de l’antipsychiatrie.

À travers les 14 articles qui composent cet ouvrage et qui restituent toute la richesse de la contribution des Temps modernes à la vie intellectuelle et littéraire française, les lecteurs trouveront, si ce n’est des raisons de regretter l’arrêt de sa publication, du moins un prétexte pour aller explorer les anciens numéros disponibles en bibliothèque.