Loin d’être une simple défense et illustration de son propre mode de vie alternatif, l’auteur interroge la prééminence du couple et de la famille au cœur de nos sociétés.

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On peut être hétérosexuel, vivre en couple avec enfants dans une maison individuelle, être prompt à fêter Noël en famille et… être sincèrement interpelé par le petit essai du sociologue-philosophe Geoffroy de Lagasnerie. On peut tenter de se rassurer en y décelant un reste de révolte adolescente contre l’embourgeoisement, voire un désir de contestation de l’ordre social que le métier de sociologue et la fréquentation des mondes académiques n’ont jamais pu corriger. Mais c’est sans doute plus fort que cela.

De même que l’analyse des logiques de domination développée par son compagnon Didier Éribon ne se limite aucunement à la condition gay, les réflexions sur l’amitié développées par Geoffroy de Lagasnerie ont une portée tout aussi générale. Ce petit livre prend appui sur le trio d’amis qu’il forme avec Didier Éribon et Edouard Louis. Exposant leur mode de vie à « 3 », à partir de discrètes photos de leur quotidien, l’ouvrage développe une analyse sociologique et politique de la structuration familialiste de nos sociétés tout en suggérant d’y échapper au moyen d’une pratique raisonnée et assidue de l’amitié.

Changer la vie, en société

Si le culte de l’amitié est souvent associé à la jeunesse, le livre de Lagasnerie y voit un mode d’existence qui ne se limite pas à cet âge de la vie et, surtout, en tire une manière de questionner l’organisation de la société découlant de la condition gay sans pour autant s’y limiter. S’il puise ses principaux exemples de sa vie personnelle, l’auteur ouvre cette réflexion aux choix existentiels auxquels nous pouvons tous être confrontés au cours de la vie.

Peut-on choisir sa vie – en suivant une voie parfois entrevue, rêvée ou imaginée, notamment lors du passage de l’adolescence à l’âge adulte ? C’est cette vaste question à la fois philosophique, sociologique et, finalement, très politique qu’explore l’auteur en constatant qu’elle prolonge ses écrits portant sur « les systèmes de pouvoir qui s’imposent à nous et limitent les différents aspects de nos existences »   . Sans présumer que tous les jeunes sont forcément en révolte contre leur famille, l’auteur met l’accent sur le rôle de cette institution :

« Le cadre familial représente le lieu principal d’incubation de l’atmosphère idéologique du conservatisme : il y a un rapport entre ordre familial et stabilité des logiques répressives  en sorte qu’il ne saurait y avoir de projet politique révolutionnaire qui ne passerait pas par une critique de la famille et de l’ordre familial. »  

Si l’auteur s’appuie ici sur la pensée du psychanalyste controversé Wilhelm Reich   , c’est aux côtés de Barthes, Foucault et, souvent, Bourdieu qu’il se range pour répondre à ces questions. Suivant le Barthes du séminaire « Comment vivre ensemble ? (1976-1977) », publié en 2002, le philosophe-sociologue interroge les limites de la recherche d’une autre vie, « une vie idiorythmique » tiraillée entre deux modèles, celui de l’ermite « qui se coupe de tout, qui vit à son rythme, mais seul » et celui du monastère où « plusieurs personnes se coupent du monde et aspirent à une vie réglée autrement, mais se retrouvent néanmoins prisonnières d’une institution totale »   . Solitaires ou communautaires, ces organisations ne sont pas satisfaisantes lorsqu’il n’est pas question « de se couper, de raréfier encore plus le tissu relationnel », mais plutôt, comme le revendique l’auteur, de « produire une autre culture plus intense et une autre pratique plus complexe de la relationnalité », de susciter un « autre rapport, plus autonome, à soi et aux autres », dans une démarche visant à « construire une autre orientation de l'existence », à « inventer d'autres types de rapports à autrui, à la politique et […] à l'écriture »   .

Les recherches de Barthes ne donnent donc pas la solution du problème. Le sémiologue n’est d’ailleurs pas le seul intellectuel à la recherche d’une autre forme de vie ou de « relationnalité ». Critique des systèmes représentatifs et politiques, Foucault n’en écrit pas moins « Mon père » à Georges Dumézil, comme le raconte Éribon – lequel s'avoue lui-même désigné comme le « quatrième fils » de Bourdieu par la femme du sociologue   . Selon Lagasnerie, Éribon y voit une impossibilité de penser les rapports intergénérationnels sans les saisir dans ce « vocabulaire familial », qui les fait tenir dans les seules « formes institutionnalisées » tenables sinon moralement autorisées   .

Pour échapper à cette vision, le sociologue-philosophe s’inspire de Durkheim, fondateur de la sociologie moderne, mais également spécialiste de l’éducation, qui considère l’école comme un espace provisoire de libération des consciences individuelles vis-à-vis des règles de la vie sociale   . Dans le prolongement de ces principes, Lagasnerie invite à y inclure l’amitié :

« Est-ce que l’amitié comme culture, comme espace de rencontre entre des individus qui s’apportent mutuellement des connaissances, des projets, des histoires, etc., ne pourrait pas être une sorte d’espace d’éducation mutuelle ? »  

Ainsi reconnue et presque institutionnalisée, l’amitié pourrait contribuer à changer la vie en société. C’est à un tel programme qu’entend bien s’atteler « ce livre [qui] voudrait fonctionner comme une sorte de manuel d’existence  un manuel de vie anti-institutionnelle »   , un nouveau Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, selon l'expression de Raoul Vaneigem   . Mais pour y parvenir, il lui faut reconsidérer l’amitié afin que celle-ci s’inscrive dans un temps long, qu’elle ne soit plus considérée comme une utopie ou comme une parenthèse…

Un manuel de vie anti-institutionnel

Si l’amitié est souvent vue comme une utopie passagère, un moment transitoire, une affaire de jeunes, d’une jeunesse destinée à passer, « parce que, à un moment donné, il faudra entrer dans la vraie vie, la vie conjugale et familiale »   , la vie quotidienne et intellectuelle de Geoffroy, Didier et Édouard sert à démontrer qu’elle peut se prolonger de façon résolument intergénérationnelle. Une posture révolutionnaire qui n’hésite pas à interpeller les choix affichés par Patti Smith, la chanteuse-poète punk qui abandonne Robert Mapplethorpe, son ami le photographe, pour s’installer bourgeoisement « avec son mari loin de New York pour avoir des enfants et les élever au calme »   :

« Ce récit illustre à quel point même une amitié intense peut malgré tout être vécue (par elle, et il n’est pas insignifiant qu’elle soit une femme hétérosexuelle et lui un homme gay) avec la certitude qu’il ne s’agit que d’un moment, d’une parenthèse (Just Kids), et donc comment les relations à part et inventées ne semblent pouvoir durer que tant que le destin familial et l’arrivée des enfants ne viennent pas produire leur éclatement. »  

La rebelle finit par rentrer dans le rang, elle laisse derrière elle ce pur moment d’enfance, pour un mari et… des enfants. Cette rupture avec l’esprit de bohème de la jeunesse implique aussi un nouveau rythme de vie, une nouvelle temporalité que dénonce l’auteur. Il dénonce le « matinalisme », présenté comme « l’autre nom du familialisme », un principe qui conduit à privilégier « les rendez-vous le matin, à penser le matin comme un moment évident et même un moment privilégié parce celles et ceux qui ont des enfants sont de toute façon levés tôt et essaient d’imposer leur rythme aux autres »   .

L’entrée dans la vie sérieuse implique également un changement de décor, bien loin du Chelsea Hotel. Comme Bourdieu l’a bien montré dans son étude sur le marché de la maison   , « l’achat de la maison vaut ici strictement pour l’entrée dans la vie parentale »   . Lagasnerie reprend ici les analyses du sociologue pour qui « la maison individuelle fonctionne en fait comme un piège” », elle vient conforter une idéologie politique « centrée sur l’éducation des enfants et le culte de la vie domestique” »   .

Le culte des enfants a aussi ses rites, comme Noël, qui réunit traditionnellement la famille. Un rituel que les « 3 » amis se sont empressés de détourner en passant ces fêtes entre eux et en le communiquant à toutes leurs connaissances qui leur déclarent régulièrement combien ils les envient. Ces remarques incitent l’auteur à interroger cette obligation qui ne peut que renforcer son propre rituel amical, lequel constitue « une sorte de conquête sur la logique ordinaire du monde social »   . Cela dit, il reconnait qu’il est beaucoup plus difficile de changer les règles ou les lois régissant la vie sociale (union, succession, droit de visite au temps du Covid) au nom et au bénéfice de la famille, des conjoints ou des enfants, plutôt qu’au profit des amis librement choisis.

L’amitié créatrice

Objet de comptes ou de contes, l’institution familiale ne facilite pas l’épanouissement et la création intellectuelle ou littéraire, souligne l’auteur. En cela aussi, elle se différencie de l’amitié considérée comme un espace-temps culturel.

Geoffroy, Didier et Édouard sont trois amis en quête d’écriture, sachant que pour écrire et devenir écrivain, il faut du temps, mais aussi l’autorisation de le faire. Empruntant à Bourdieu l’idée que « la compétence technique est une conséquence de la compétence sociale »   , l’auteur envisage l’amitié comme le meilleur moyen de renverser les règles généralement en vigueur dans « le monde social, et notamment dans le monde culturel, [où] les frontières entre les classes d’individus et surtout l’accès différentiel aux différentes positions se reproduisent d’autant mieux qu’elles fonctionnent à l’intimidation »   . L’amitié permet ici d’éviter « l’inculcation de la honte », le « sentiment d’illégitimité » et les « comportements d’auto-exclusion »   .

Inspiré par les thèses de Foucault sur la « raréfaction de la parole » et en analysant les parcours académiques de ses amis, Lagasnerie voit dans l’amitié un moyen de résister aux « valeurs anti-intellectuelles » prégnantes au sein de la société. Un état d’esprit qu’on retrouve au cœur de l’université, qui délégitime « la figure de l'auteur qui voudrait tenter d'écrire une œuvre en son nom propre » au profit de « la figure du chercheur inscrit dans sa discipline qui ne doit déployer ses travaux que dans des structures collectives déjà données et qui s'efface derrière tout un ensemble de dispositifs d'écriture, de publication, de discussion déjà validés, reconnus, institués »   .

La critique peut paraître (trop) sévère, à chaque universitaire de la juger à partir de sa propre expérience (tout en pensant aux critères d’évaluation de l’Hcéres, par exemple). Il reste que l’auteur prend pour modèle Éribon défendant une « autre conception de l’écriture », plus engagée et tournée vers d’autres publics, comme moyen d’oublier les contraintes universitaires   . Pour ces auteurs, il s’agit de contrer « des espaces de concurrence où les logiques de pouvoir et d’affrontement [qui] influencent la formation des opinions réciproquent et biaisent la sincérité des opinions » ; des espaces qui fonctionnent également, comme « des lieux de connivence, où le besoin réciproque des uns et des autres, le manque de temps ou d’intérêt, la peur de se fâcher peuvent conduire à des comportements qui relèvent de la flatterie ou de l’hypocrisie »   . Cette situation incite Lagasnerie à tout miser sur une relation d’amitié capable de structurer une sorte d’atelier d’écriture consubstantiellement articulé à leur vie engagée :

« L’amitié comme mode de vie s'articule à une pratique de l'écriture comme mode de vie. C'est toute notre existence qui tourne autour de ces deux activités. Il n'y a pas de partage strict entre notre existence quotidienne et notre activité d'auteur  pas de scission entre la relationnalité affective d'un côté et le travail de l'autre. Lorsque nous sommes ensemble, lorsque nous dînons ou nous asseyons au café, lorsque nous nous promenons, nous parlons toujours et de manière ininterrompue de ce que nous sommes en train d'écrire ou commentons ce que nous avons lu. Et parce que nous discutons sans cesse de nos lectures, chacun, par la conversation quotidienne, en vient logiquement à incorporer des savoirs et des perceptions même sur des auteurs qu'il n'a pas lus, en sorte que l'horizon mental de l'un est constitué de parcelles de l'horizon mental des deux autres. »  

Fortement inspiré par Bourdieu, le philosophe-sociologue pense ainsi pouvoir aller plus loin que ce maître qui n’est pas parvenu à s’autoriser à devenir auteur, plutôt que chercheur, lorsqu’il a rédigé son Esquisse pour une auto-analyse (2002) – une autobiographie dans laquelle le sociologue se cache derrière des écrans « qui lui permettent de ne jamais parler de ce dont il devrait parler : ses premières expériences, ses affects, ses sentiments, ses rencontres… »   .

Amis pour la vie, en société

Au-delà de sa critique du conformisme social ou académique, ce petit traité de savoir-vivre, adressé à tous ceux qui voudront le lire, tente de comprendre ce qui nous empêche de changer, de choisir d’autres manières de vivre, plus libres, autonomes, inventives – sinon idiorythmées ?

Selon Lagasnerie, c’est encore Bourdieu qui semble pouvoir nous aider à y voir plus clair. Le sociologue de la domination « considérait en effet que la sociologie devait partir d'une donnée anthropologique majeure, […] le thème de l'homme comme être absurde, contingent, arbitraire  être fini, être pour la mort, qui se sait mortel et pour qui cette finitude est intolérable »   . C’est pour combler ce vide que la société, les institutions, les règles et les rituels – sans oublier évidemment la famille qui permet la continuation et la reproduction biologique – entrent en jeu pour « garantir une identité sociale »   .

Le maître à penser des trois amis leur fournit ainsi une interprétation et un remède contre « l’obsession de la reconnaissance », le « regard d’Autrui », les « catégorisations et les définitions étatiques »   , tout en confortant Geoffroy de Lagasnerie dans la revendication d’une amitié qui « porte en elle l’idée d’une vie au-delà de la reconnaissance », laquelle constitue « une pratique de soi qui prend la forme d’une politique de l’affirmation »   .