Dans la lignée de son Retour à Reims, Didier Eribon poursuit son analyse de la domination sociale et culturelle en confrontant son expérience à des réflexions d’écrivains et intellectuels libérateurs. Pour transformer la honte en révolte et bousculer le verdict par le pouvoir des mots.

Peut-on commenter le dernier ouvrage de Didier Eribon sans dire comment on l’a lu ? Il me semble qu’il ne s’agit pas d’un essai de sociologie ordinaire et je voudrais dire quelques mots de ma redécouverte de cet auteur. Etudiant en sociologie dans les années 1980 et lecteur régulier du Nouvel Obs, j’y ai lu les articles du journaliste. Interrogeant timidement mon rapport à ce magazine déjà épinglé par La Distinction   j’y associais définitivement Eribon loin de savoir qu’il s’y sentait mal à l’aise. Intéressé par le structuralisme, je relevais son passage à l’écriture de livres sur et avec de grands auteurs que j’admirais (Foucault, Lévi-Strauss, Dumézil). Je fus par contre, moins intéressé et sans doute concerné par la parution de ses textes sur la question gay. C’est avec cette perception lointaine sinon mondaine de cet auteur que j’ai lu son Retour à Reims   . Entre deux romans, ce devait être une lecture de sociologue en vacances mais ce fut la découverte d’un auteur qui ne m’a pas lâché depuis. Je me suis donc empressé de lire la suite de cette histoire à travers La société comme verdict.


Lent retour

Comme à regret, le dernier livre de Didier Eribon parle de nouveau de son Retour à Reims, où l’auteur revient sur la mort de son père pour reconstituer son propre parcours existentiel et intellectuel. Ceci en dénouant les fils de la domination et, surtout, d’une honte sociale que le philosophe-sociologue ressent encore vis-à-vis de ses origines populaires. Retour à ce sentiment parce que l’écriture d’un premier livre n’a pas permis de la dépasser. À tel point que l’interlocuteur et ami de Bourdieu ne sait plus quoi dire à un étudiant surpris que ses références intellectuelles ne puissent servir de mécanisme de défense contre la domination. Revenant sur ses réactions, l’intellectuel prend conscience que la théorie et la politique " ne sont pas dotées d’une efficacité – performative – suffisante pour casser les inerties du monde social autour de nous et en nous" (p. 66). Et comme il le fera tout au long de son ouvrage, il prolonge sa réflexion autobiographique en s’appuyant sur les livres ou les grands auteurs qui l’ont inspiré.

Sur la disjonction entre analyse politique et conduite individuelle, il invoque Simone de Beauvoir écrivant Le deuxième sexe et offrant sa plus totale soumission à son amant de l’époque. Publié et discuté, le Retour à Reims n’empêche pas l’auteur d’avoir encore honte de son père et de ses origines. Ainsi, l’illustration de couverture de son édition de poche montre un enfant seul parce l’auteur a choisit de découper une photo de famille où il apparaissait à côté de son père. Acte symbolique qu’il ne veut surtout pas interpréter à l’aune de la psychanalyse, comme un " meurtre du père". Poursuivant sa quête en dialoguant avec d’autres auteurs   , il rejette le " recours mystificateur à la notion d’une "structure œdipienne" qui serait intrafamiliale", de revendiquer une " analyse en termes de rapports différentiels, d’une génération à l’autre, au système scolaire" et de " remplacer l’Œdipe par l’École et par la Culture", (p. 90).


Malaise dans la culture

Prenant plus de distance avec son autobiographie sociale, Didier Eribon mobilise toute sa culture littéraire et théorique pour démonter les mécanismes de domination qu’elle implique. Beauvoir ou Violette Leduc permettent de lire le destin de sa mère privée d’études et d’une vie heureuse parce qu’elle se vécut comme victime d’une malédiction prononcée juste avant sa naissance. Une simple parole prononcée par l’arrière grand-père de l’auteur, condamne sa grand-mère et sa mère avant qu’elle ne soit née. Un acte de langage dont la dimension performative est révélée par l’auteur et qui donne son titre à l’ouvrage :
" Ce qui s’exprimait par sa voix, en réalité, c’est le tribunal invisible et à jamais inaccessible dont parle Kafka, celui dont on ne comprend pas les sentences, sous le poids desquelles il nous faut pourtant vivre : ces sentences dont on ne sait pas pourquoi elles ont été rendues, mais dont on découvre un jour qu’elles nous ont précédés et qu’elles nous enveloppent, nous accompagnent, nous jugent, nous condamnent sans qu’il y ait d’explication.", La société comme verdict (p. 152).

Irréductible au roman familial, la malédiction réactualise une morale mais également une culture du pauvre que l’auteur ne souhaite pas célébrer, à l’opposé de ce que semble faire le sociologue anglais Richard Hoggart (p.249). Bien au contraire, tout le chemin reconstitué à travers ses livres, montre que c’est l’accès à une autre culture qui lui a permis d’échapper à la malédiction et à un déterminisme social dont, pourtant, il ne se sentira jamais totalement affranchi. Toutes les références littéraires et intellectuelles l’aident à penser son histoire et son vécu en démontant les ressorts d’une domination sociale et culturelle dont il serait ainsi possible de s’affranchir, en théorie au moins.

Proche d’Annie Ernaux narrant sa découverte de la littérature, Eribon revient sur ses propres " ivresses ambiguës" qui l’ont libéré de " tout ce qui constituait le quotidien dans lequel on était plongé auparavant". Ses mots disent le plaisir puisé dans des pratiques intellectuelles qui paraissaient inaccessibles ou élitistes, qui ouvrent de nouvelles portes mais qui, finalement, " séparent du monde originel" et transforment tout " le rapport au monde (…), aux autres, au temps, à la vie sociale.", (p. 115). Le plaisir d’entrer dans le tourbillon culturel, de sauter d’un auteur à l’autre, de passer de la littérature à la philosophie est décrit comme une prouesse. Mais le plaisir du texte et des études n’est qu’un leurre. L’émancipation attendue n’est pas au rendez-vous puisqu’elle s’avère n’être que : " l’envers de la sombre violence qu’exerce la coupure par laquelle tant d’individus sont collectivement maintenus en dehors de ce qui apparaît dans le discours le plus général que le monde social tient sur lui-même – notamment à travers l’ensemble des dispositifs institutionnels, mais aussi des représentations que l’"élite" donne d’elle-même et se donne à elle-même... – comme l’accomplissement le plus noble, comme ce à quoi il convient d’accéder.", (p. 120).

Comme la langue, la culture est fasciste avance l’auteur épaulé par Walter Benjamin (p. 120-121). La culture exclut le plus grand nombre et même ceux qui pensaient y accéder sans avoir toutes les ressources légitimes.

Généalogie dominée

Fidèle à sa méthode, Didier Eribon démonte la question de l’héritage matériel et culturel en confrontant son expérience vécue et celle qui se trouve déposée dans des œuvres littéraires prélevées dans son ambiguë haute culture. Ainsi, il nous rappelle qu’il est difficile sinon impossible de connaître le détail de la vie de ses grands-parents qui " n’avaient pas de maisons à transmettre à leurs héritiers, et il n’y eut donc d’archives à découvrir dans les tiroirs d’une commode", (p. 154). Description confortée par les ouvrages sociologiques de R. Hoggart rendant compte de l’habitat ouvrier comme lieu d’une mémoire fragile contrairement à celle des familles bourgeoises. Situations qui s’opposent radicalement à ce que le lecteur peut trouver dans les romans de Claude Simon où " l’histoire familiale se confondait avec l’Histoire tout court dans ce retour cyclique des saisons, des enfantements et des batailles", ce qui " est rendu possible chez le narrateur par la permanence intemporelle que représente la maison", " support autant matériel que symbolique, autant physique que mental, de l’arbre généalogique", (p. 166).

Cette grande littérature plaît néanmoins à l’intellectuel extrait d’un milieu populaire, même s’il a parfaitement conscience que Cl. Simon n’est pas aussi libérateur qu’un Sartre plus engagé et capable de mettre en scène, à la fois, la honte sociale et l’impossible saisie des effets de la domination pour celui qui appartient à la classe dominante (p. 178-179). Aussi, c’est en passant des Géorgiques aux romans de Paul Nizan qu’on peut entrevoir le mal vivre de celui qui a changé de classe et qui est passé d’une " misère de condition, quand il était ouvrier et pauvre, à une misère de position en devenant un bourgeois qui se sent mal à l’aise dans son nouveau milieu", (p. 199). Sans ressources patrimoniales ou institutionnelles, la mémoire des classes populaires se trouve " déposée dans les corps et dans les psychismes, comme les strates de l’être social et de la subjectivité individuelle", (p. 184). Analyse qui renforce l’auteur dans sa démarche de reconstitution d’une histoire familiale interprétée en termes sociologiques plutôt que psychologiques.

L’ascension sociale du père de l’Antoine Bloyé de Nizan, conduit Eribon à revenir sur ses propres réactions vis-à-vis de l’embourgeoisement relatif de ses parents, ici " symbolisé par leur volonté de se doter de tous les biens de consommation" et, surtout, " accentué quand il fut question de maisons : dans les années 1970", (p. 204-205). Ce mouvement n’est plus qu’une manière d’échapper aux cités de banlieue et " à la proximité des immigrés qui y arrivaient" (p. 206), autour d’une montée du racisme que l’auteur à minutieusement analysée dans Retour... Processus de division à l’intérieur d’un groupe social dominé selon le philosophe-sociologue, ce semblant de mobilité sociale produit surtout, une désidentification et une démobilisation politique.

Cette ascension consumériste n’a rien à voir avec celle qui semble suivie et valorisée par l’auteur. Mais son ivresse puis sa religion de la culture le conduisent tout aussi sûrement à une " trahison" grâce " à cette ruse imparable, qui opère grâce à la complicité que les nouveaux cooptés accordent avec enthousiasme aux processus et aux principes de cooptation (c'est-à-dire de domination)" (p. 194). L’amour de l’art, de la littérature ou de la musique permet d’approcher un monde social éloigné de ses origines de classe et, finalement, un monde inaccessible à celui qui ne s’y sent pas chez lui depuis des générations. Eternel étranger, le transfuge de classe peut reprendre à son compte les propos de Nizan dénonçant la " coïncidence du bourgeois et de l’humain" (citation, p. 194), pour questionner l’assimilation du bourgeois et du culturel. Mais cette remise en question des logiques de domination culturelle, ne le conduit pas à le philosophe-sociologue à " célébrer l’"autonomie de la culture populaire" et pourfendre le "légitimisme" " (p. 249), comme le fait Hoggart au risque de ne plus pouvoir changer l’ordre, symbolique, économique ou politique du monde.


Changer de monde, changer le monde

Se livrant à une " honto-analyse", qui tente d’aller plus loin que l’auto-analyse bourdieusienne   ,ce livre de révolte intellectualisée hésite à en déduire une leçon politique. La théorie n’est pas toujours efficace en ce domaine, néanmoins quelques pistes sont proposées.
Retrouvant Sartre et Foucault, Didier Eribon suit le chemin qui va des luttes ouvrières à " d’autres principes de division", (p. 251). De la lutte des classes au féminisme (Beauvoir), à la négritude (Fanon) ou aux gays, il est possible d’entrevoir " plusieurs principes de découpage du monde et de perception de soi [qui] peuvent cohabiter en une même période, et que d’autres peuvent venir s’ajouter à ceux qui existaient à tel ou tel moment de l’histoire", (p. 255).

Le combat se déplace ainsi dans " l’ordre du discours"   , déployant une véritable politique de la performativité qui déplace la question sociale sur un autre terrain : " Cette façon de politiser le monde d’une autre manière passe inéluctablement par la création d’une autre mise en perspective géographique et d’une autre généalogie historique en même temps que d’une temporalité différemment conçue.", (p. 262). Enrôlant d’autres explorateurs des " strates de la "honte"", afin d’" interroger le verdict [pour] lui enlever son caractère d’évidence", (p.275), il réunit André Gide, pour la démarche littéraire (Journal des Faux-Monnayeurs), et le jeune Marx démocrate considérant que " la honte est déjà une révolution. La honte est une sorte de colère, une colère rentrée." (Lettre à Arnold Ruge, 1843, citée p. 276).

Mêlant haute culture littéraire et pensée critique pour interpréter son expérience singulière, l’auteur semble compter sur le pouvoir politique des mots. D’autres discussions, d’autres textes semblent donc attendus afin de venir à bout de cette longue entreprise de dévoilement d’un auteur mais également de plusieurs générations d’intellectuels issus du processus inachevé de démocratisation de la culture et de l’enseignement supérieur