Les discours contemporains qui font du nucléaire un allié de la lutte contre le climat ont une histoire ancienne et dissimulent son impact environnemental.

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Le dérèglement climatique serait-il le meilleur allié de l’industrie du nucléaire ? Malgré son impact environnemental, l’énergie nucléaire connaît un relatif renouveau au nom de la défense du climat. En effet, celle-ci n’émet quasiment pas de CO2, contrairement aux hydrocarbures. Comparée aux énergies renouvelables, elle peut être activée en fonction des besoins de consommation. En conséquence, la France souhaite renouveler son parc avec la construction de nouveaux réacteurs et, lors de la COP28, plusieurs dizaines de pays ont signé une déclaration commune appelant à augmenter ses capacités mondiales.

Dans Le Nucléaire imaginé. Le rêve du capitalisme sans Terre, Ange Pottin analyse la rhétorique (écologique) des promoteurs du nucléaire et les confronte à la réalité et aux difficultés de la filière, à la fois en termes de sécurité et surtout de recyclage (ou non) de son combustible. Son livre est en effet tiré de sa thèse de philosophie principalement consacrée au cycle du « déchet » nucléaire et aux espoirs de le réutiliser indéfiniment. Ce faisant, les défenseurs du nucléaire français entendaient à la fois proposer une énergie propre et garantir la souveraineté énergétique hexagonale.

Indépendance ou interdépendance ?

La pandémie, la guerre en Ukraine et les problèmes récurrents de maintenance que rencontrent les centrales françaises vieillissantes, ont remis en lumière la fragilité des infrastructures en Occident. Pourtant, certains partisans du nucléaire continuent de vanter une énergie relativement délivrée des contraintes terrestres. Pour le philosophe, cette énergie est symptomatique d’un « capitalisme industriel […] traversé par une étrange contradiction : tout en promettant l’indépendance vis-à-vis de la Terre, il étend sans cesse sa pesante emprise terrestre ».

Ces discours sur le nucléaire ne datent pas d’aujourd’hui, comme le montre Ange Pottin en revenant sur leur histoire depuis l’après-guerre. Il s’appuie pour cela sur deux concepts : « l’imaginaire » et le « capital fissile ». Le premier « désigne des représentations qui se distinguent à la fois par leur rapport déformant à la réalité et par leur pouvoir de mobilisation collective. » Dans le cas du nucléaire, A. Pottin vise l’invisibilisation de ses conditions matérielles de fonctionnement. À partir du concept marxiste de capital, il considère que « le projet du capital fissile revient à s’approprier un ensemble de substances radioactives aux fins de l’accumulation de la valeur économique ».

La stratégie française du « cycle du combustible fermé » est au cœur des relations entre ces deux termes. En effet, depuis les années 1950, des industriels estiment qu’il serait possible de réutiliser indéfiniment le combustible nucléaire, « justifi[ant] la mise en place d’une infrastructure dangereuse, polluante et controversée ». Cet espoir est de plus en plus remis en cause, même au sein du secteur. Cette infrastructure donne par ailleurs des « signes de faiblesse », que cela soit dans sa capacité à assurer la sécurité de ses installations, à en construire de nouvelles et surtout à recycler ses déchets. Faute de mieux, ceux-ci doivent être retraités – comme à La Hague – ou enfouis – comme à Bure – avec toutes les incertitudes qu’ils génèrent pour les générations futures.

Une histoire française

Dans cette histoire se croisent la Françafrique – avec les enjeux de l’extraction de l’uranium –, la croyance dans le progrès des Trente Glorieuses – avec les ingénieurs du Commissariat à l’Energie Atomique (CEA) – et un projet national d’indépendance mais également d’exportation technologique à l’échelle mondiale. Autant de contradictions, et d’interdépendances masquées par les partisans du nucléaire étudiés par Ange Pottin, qui n’ont pas contribué à la stabilité de cette énergie.

Pour autant, face à l’intermittence des énergies renouvelables, c’est la capacité du nucléaire à être piloté qui est désormais mise en avant. Néanmoins, celui-ci est rendu plus vulnérable par le changement climatique qui amoindrit sa capacité à être refroidi lors de certains épisodes météorologiques. Sans compter les difficultés à construire de nouvelles centrales, du fait de la perte de compétences, ou l’instabilité politique qui règne dans certains pays producteurs d’uranium, comme le Niger. Dans les deux cas, la donne pourrait cependant changer avec le nouveau programme de construction. La France a par ailleurs diversifié son approvisionnement en combustibles.

L’histoire du nucléaire est aussi une histoire diplomatique et géopolitique, avec la nécessité de convaincre d’autres pays à investir et assurer une place dominante à la France dans la construction de centrales ou le traitement des déchets. Face à la raréfaction à venir du pétrole et aux besoins croissants en électricité des pays en développement, la France vante, dès les années 1970, un nucléaire écologique apte à répondre à ce double défi. En dépit de cette stratégie, la France est désormais devancée par des pays comme la Chine et la Russie pour la construction de nouvelles centrales.

Contester le nucléaire

Dans un développement intéressant, Ange Pottin revient sur la contestation du « capital fissile ». Celle-ci débute dès les années 1970 et est d’origine syndicale, via le Syndicat national du personnel de l’énergie atomique (SNPEA), affilié à la CFDT. Tout en réfutant l’impératif de croissance permis par le nucléaire, son objectif est de « rendre visible l’infrastructure irradiée ». Une telle action dépasse les seules revendications liées au travail même si la dénonciation porte notamment sur la sous-traitance au privé de la sécurité des installations. Les syndicalistes, s’appuyant sur une expertise interne, documentent et rendent public les risques liés aux conditions de travail et aux déchets. « Par leur travail d’enquête critique, les syndicalistes du SNPEA ont rendu visible l’ancrage matériel, corporel et terrestre, du projet du capital fissile. Ce faisant, ils ont fourni une représentation de l’infrastructure nucléaire prenant le contre-pied de l’imaginaire déterrestré promu par les nucléocrates. »

Dans ce livre au format ramassé, Ange Pottin mobilise des faits et arguments souvent bien connus du grand public au service d’une thèse assez simple visant à déconstruire le discours, en partie historiquement daté, de certains partisans du nucléaire. Il se focalise toutefois sur le devenir des déchets, n’évoquant pas, par exemple, les évolutions de la sécurité des centrales depuis Fukushima. S’il a le mérite de mettre en lumière des épisodes méconnus de la promotion et de la contestation du nucléaire, il aurait pu davantage revenir sur la singularité du contexte actuel conduisant au renouveau de l’atome.