La crise sanitaire et le confinement ont permis de mesurer les avantages et les inconvénients du travail à distance pour tout un ensemble de métiers...

La pandémie et le confinement ont transformé radicalement, au moins tant qu'ils ont duré, la façon de travailler de la plupart des gens. Certains ont ainsi expérimenté un repos forcé, qui a parfois précédé la perte de leur emploi ou l’arrêt de leur activité. D’autres n’ont pas cessé d’aller au travail, mais ont dû faire face à un surcroît d’activité et, souvent, à un fonctionnement dégradé. D’autres encore ont dû travailler à distance, avec les apprentissages et les ajustements que cela imposait, et dans des conditions qu’ils n’avaient pas choisies, pour la plupart.

Le développement du télétravail s’est imposé comme l’une des évolutions les plus marquantes mais aussi les plus durables, dont les effets méritent d’être scrutés. C’est ce qu’a entrepris l’association « La Compagnie. Pourquoi se lever le matin ! » en procédant à une cinquantaine d’entretiens entre mars 2020 et juin 2022. Ces derniers portent sur la manière dont le travail à distance, mis en place à partir du premier confinement, a bouleversé l’activité des personnes interviewées.

Dans l'ouvrage Le Travail à l'épreuve de la pandémie, le sociologue François Granier en tire une analyse s’inspirant du modèle S-I-C, élaboré par Françoise Piotet et Renaud Sainsaulieu (Méthodes pour une sociologie de l’entreprise, 1994) pour distinguer des types de régulation socio-culturelle d’entreprise, qui invite à prendre en compte aussi bien les structures formelles que les interactions entre les acteurs ou encore la culture véhiculée par les individus et les groupes.

François Granier a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter son livre à nos lecteurs.

 

Nonfiction : Comment les travailleurs ont-ils vécu les transformations de leur activité induites par la pandémie et le confinement, et en particulier la mise en place du télétravail ?

François Granier : Notre corpus d’entretiens n'a pas la prétention d'être représentatif des personnes qui ont été contraintes du jour au lendemain à travailler à distance. Il est néanmoins significatif car si des salariés, de tous niveaux, sont majoritaires, nous avons pu nous entretenir également avec des professionnels libéraux, des étudiants, des syndicalistes, des bénévoles et des personnes qui travaillaient « en première ligne », donc en présentiel, mais qui subissaient tout de même les effets du confinement et du télétravail.

Plusieurs points de convergence apparaissaient de façon évidente entre les récits. Dans tous les cas, nos interlocuteurs avaient vécu une période de sidération. Puis, ils avaient tenté d'utiliser les médias à leur disposition, souvent à partir de pratiques personnelles : téléphone, chats, mails, logiciels professionnels de visio-conférence. Des apprentissages très variés ont permis de dépasser les blocages dus à l'inapplicabilité totale ou partielle des règles jusqu'alors en vigueur. Les procédés mis en œuvre étaient ce que l’on pourrait appeler des « bricolages organisationnels », souvent au profit des bénéficiaires de leurs missions. Des coopérations originales et congruentes se sont créées alors que nombre de cadres de premier niveau connaissaient des remises en cause profondes de leurs pratiques. Si certains tentent de conserver le « Command and control », d'autres ont identifié qu'ils se devaient désormais d'accompagner les initiatives de leurs équipes.

 

Le travail à distance fait désormais partie des critères qui déterminent la prise d’un emploi pour un certain nombre de jeunes diplômés et de travailleurs en reconversion. Le rejet de certaines formes de contrôle du travail et la revendication d’autonomie de la part des salariés se sont accrus. Comment analyser ces nouveaux positionnements ?

Dans les entretiens réalisés après six mois de crise sanitaire, s’exprime l'espoir d'un « travailler autrement », notamment de logiques d'action plus horizontales, moins soumises aux hiérarchies les plus strictes. Cet espoir s’amenuise dans les entretiens réalisés lors du premier semestre 2022 et dans les « post-scriptum » que nous avons sollicités auprès des tout premiers témoins.

Le travail en mode « hybride » devient une option privilégiée même si certains professionnels très recherchés tels les chefs de projets informatiques, ceux dédiés à la sécurité des serveurs sont en situation de négocier un travail à distance quasi exclusif. Si le « Business as Usual » a regagné du terrain, le terrain perdu n’a pas été totalement reconquis.

 

Le télétravail a aussi ses inconvénients, comme vous le montrez, mais il a également pu inciter les travailleurs à se poser davantage de questions à propos de leur activité...

Le travail à distance a généré deux processus. D'une part, j'ai noté une satisfaction liée à une autonomie croissante ou retrouvée. Elle est certes variable : ici significative, là plus modeste. Mais assez rapidement, l'isolement social a été perçu comme pesant, usant, voire générateur de troubles, les frontières spatio-temporelles des domaines professionnel et privé ayant été plus ou moins brouillées. D'autre part, cet isolement a favorisé des temps réflexifs riches sur le sens et l'utilité sociale des activités à accomplir. Des expérimentations stimulantes ainsi que de nouveaux modes de fonctionnement ont montré, malgré leurs limites, que rien n’était figé. Il s'en est suivi ici et là des remises en cause des tâches réalisées ou, pour le moins, un retour sur l’ethos du métier.

 

Les entreprises semblent en difficulté pour répondre à ces évolutions. La place des outils digitaux, du contrôle du travail, de la coopération sont au cœur des questions qu’elles se posent ou devraient se poser… Pourriez-vous en dire un mot ?

Les sujets de discussion que vous évoquez conditionnent la rentabilité des entreprises, laquelle implique de prendre en compte non seulement le rendement des salariés, mais aussi, dans la mesure du possible, leur satisfaction, les deux étant liés.

Du côté de la population qui a vécu le télétravail pendant le confinement, le constat était mitigé. Quelques-uns de nos interlocuteurs ont identifié des pratiques de contrôle sur leurs productions et le respect des horaires de travail, parfois conduites de manière insistante. Elles ont discrédité ceux qui les ont pratiquées et ont été condamnées. Néanmoins, des cadres intermédiaires ont eu du mal à laisser leurs subordonnés s’organiser librement, non sans raison parfois. Quelques représentants des personnels ont mal vécu des négociations à distance car ils se sont sentis moins a l'aise que leurs interlocuteurs dans leurs prises de parole « à distance ».

Quant à la coopération, elle n'est pas particulièrement stimulée par les outils digitaux. Ce sont assez nettement les temps, définis par certains cadres et consultants comme des « temps morts », des « temps improductifs », qui se sont révélés les plus fructueux pour des échanges d’idées, des ajustements instantanés, du soutien ponctuel. Leur absence durant la période de confinement a été très majoritairement mal vécue. Aussi, le retour au bureau, à des temps de repas partagés et certainement aussi à une norme rassurante a-t-il été apprécié. Il en est résulté un modus vivendi : la fin du tout travail à distance et l'émergence d'un quasi consensus : la semaine de travail hybride.

 

Vous concluez l’ouvrage en présentant quelques scénarios « futurs possibles », dont certains seraient plus bénéfiques que d’autres. Comment les évaluer ?

J'ai résolument écarté l'idée de proposer un scénario unique. Une telle option aurait été en totale opposition avec la finalité de notre collectif qui est de favoriser la réflexivité de nos lecteurs dans la recherche d'une articulation optimale de leurs différents temps sociaux.

J’emprunte à Bertrand de Jouvenel la notion de « Futuribles », c'est-à-dire la formulation de différents futurs possibles laissant à chacun, individu ou collectif le soin de choisir l'avenir auquel il aspire et d'en identifier les voies et moyens.

Je me suis donc orienté vers la formulation de trois couples de scénarios, volontairement très contrastés, autour des normes, des interactions et des cultures d’organisation. Pour chacun d’entre eux, j'ai présenté une première réponse tournée vers l'efficacité économique, les gains de compétitivité, le retour sur investissement, et une seconde qui privilégie la durabilité, la qualité de vie au travail, le lien social. À chacun, ensuite, de placer le curseur entre ces deux extrêmes.

Cela pose la question des marges de négociation des différents acteurs qui peuvent être très différentes, comme le révèlent les récits que nous avons recueillis. La dualisation de nos univers de travail entre ceux qui seront en capacité d'articuler favorablement leur temps « au travail » et leur temps « hors travail » et ceux qui ne le pourront pas est à mes yeux le défi social qui s'impose plus que jamais. Saurons-nous le relever ?

 

Pour aller plus loin :

un numéro de la revue Sociologies Pratiques Les organisations à l'épreuve du télétravail, Presses de Sciences Po, 2021.

la captation audio d'une rencontre-débat de l'APSE (Association Pour la Sociologie de l'Entreprise), partenaire de Nonfiction, avec l'auteur de l'ouvrage le 12 décembre 2023 :