Georges Vidal démontre la complexité des relations entre armée et communisme en temps de guerre. Loin de se réduire à une hostilité réciproque, elles alternent défiance, méfiance et alliance.

L'ouvrage de Georges Vidal est le dernier paru d’un triptyque consacré aux relations de l’armée française et de ses officiers au communisme, sous la double incarnation du Parti communiste et de l’URSS, au cours du premier XXe siècle   . Ce livre, d’un volume imposant, aborde cette problématique dans le temps de la Seconde Guerre mondiale. Le récit est chronologique et organisé autour de deux axes : « Faire la guerre au communisme ? » et « L’alliance avec le communisme », ce qui permet de suivre finement les évolutions dans le temps relativement court des six années que dure le conflit en Europe.

L’ouvrage est doté d’un index et d’une présentation des sources archivistiques. Celles-ci sont d’une grande diversité et permettent d’aborder toutes les facettes d’une problématique extrêmement riche. Les archives du Service historique de la Défense – en particulier le « fonds Moscou », soit les archives confisquées par les Allemands puis les Soviétiques et rapatriées après la Guerre froide – composent l’essentiel des fonds investigués. Mais l’auteur a également parcouru les archives privées de personnalités militaires et politiques, dont celles de Jacques Duclos, dirigeant du Parti communiste clandestin. Si la bibliographie ne figure pas, en tant que telle, au terme de l’ouvrage, les nombreuses notes de bas de pages permettent de rendre compte de la maîtrise par l’auteur de la production académique et de son exploitation approfondie.

Jusqu’en 1942 : un anticommunisme dominant

Lors de la « Drôle de guerre », le communisme et la menace qu’il fait peser sont lus à l’aune des expériences passées de 1871 – la Commune – et de 1917-1920 – révolution bolchevique, puis onde révolutionnaire en Europe. Pour les officiers français, la guerre ébranle l’ordre social et peut entraîner, naturellement en cas de défaite, des troubles sociaux et une révolution. L’ennemi communiste n’est pas qu’intérieur, et Georges Vidal rend compte de l’impatience d’une partie des officiers et du haut commandement à en découdre avec l’URSS, agresseur de la Finlande.

La débâcle ravive brutalement les craintes du temps du Front populaire d’une subversion communiste allant jusqu’à l’insurrection ou au coup d’État, et cette crainte demeure jusqu’à l’automne 1940, alors que l’influence du Parti communiste clandestin sur les masses est extrêmement faible, comme le démontrent les renseignements collectés à l’été et à l’automne 1940. Cette crainte est accrue par le mythe, lui aussi né dans l’entre-deux-guerres, et qui perdure, même de façon ténue, jusqu’en 1942, d’une collusion entre l’Allemagne et les communistes français, la première ayant intérêt à soutenir l’action des seconds pour affaiblir la France. Toutefois, dans le temps de la Drôle de guerre, l’anticommunisme virulent des uns est tempéré par la prudence des autres, en particulier le général Gamelin, commandant en chef, qui freine les velléités d’action en Scandinavie.

À Vichy, l’anticommunisme et la crainte de la subversion représente le « dénominateur commun » (selon l'expression de l'historien américain Robert Paxton). Le communisme est perçu comme une menace intérieure, en concordance avec la mission de maintien de l'ordre que l'armistice et Vichy (et en premier lieu le général Huntziger, secrétaire d’État à la Guerre) assignent à l'armée. Dans le même temps, l’armée manifeste un certain intérêt pour l'URSS, vue comme une puissance à ménager, sans doute en réaction au fiasco de la politique antisoviétique de l’armée dans les années trente et à ses conséquences.

Le déclenchement de l’opération Barbarossa et l’entrée de l’URSS dans la guerre accroît, aux yeux de Vichy, la menace communiste en France du fait des premiers succès défensifs de l’Armée rouge. Cela entraîne un surcroît de répression, mais qui n’entrave pas la progression, encore limitée, des communistes dans l’opinion publique.

Au second semestre 1941, le parti communiste profite de l’hostilité croissante à l’occupant et à la collaboration, ainsi que de l’aggravation des privations, pour apparaître comme le fer de lance du patriotisme, sur fond de guerre germano-soviétique – les exécutions d’otages communistes impressionnent les milieux de l’opinion publique hostiles à la collaboration. À partir du premier semestre 1942, l’armée d’armistice met au point différents dispositifs contre-insurrectionnels, pour pallier le départ soudain des troupes allemandes d’occupation appelées éventuellement à l’Est ou pour étouffer un soulèvement communiste en appui à un débarquement britannique.

Toutefois, si l’armée d’armistice est incontestablement imprégnée d’un anticommunisme foncier, et si les services spéciaux militaires de Vichy concourent à la répression du communisme, ils montrent peu d’enthousiasme pour conduire une répression amenée à être de plus en plus brutale. Ainsi, l’armée, par la voix de ses chefs, se montre réticente à mettre en place les sections spéciales militaires prévues par la loi du 14 août 1941. Cela témoigne du peu de goût des officiers pour la répression policière des menées « anarchistes et communistes », vues de plus en plus comme une tâche supplétive de l’occupant. Les services spéciaux militaires sont notamment conscients que l’effort des communistes français est alors largement tourné contre l’occupant, qui demeure l’adversaire – d’où des frictions avec l’Intérieur et d’autres organes de Vichy, enclins à la collaboration sur une base anticommuniste.

Face à l’alternative devant laquelle Barbarossa place les officiers français (souhaiter l’enlisement définitif de la Wehrmacht dans l’immensité russe ou l’écrasement de l’URSS), la majorité des officiers des services spéciaux et du 2e bureau optent pour la première option. Le renvoi du général Maxime Weygand en novembre 1941 symbolise le malaise de Vichy face aux espoirs que nombre de cadres de l’armée placent dans la cause alliée, sur fond d’une démoralisation profonde de l’armée d’armistice.

Enfin, les officiers et les soldats français de métropole s’avèrent peu séduits par le combat anticommuniste sous uniforme allemand : la Légion des volontaires français contre le bolchevisme (LVF) ne parvient pas à débaucher, pas plus avant qu’après la dissolution de l’armée d’armistice en novembre 1942.

À partir de 1942 : l’intégration des communistes dans la nation en guerre

La deuxième partie de l’ouvrage aborde les relations entre la France libre (FL) et la Résistance, d’une part, et le communisme, d’autre part. L’auteur met en évidence le projet de De Gaulle : il vise à la fois une alliance avec l’URSS – pour en finir avec le problème allemand, en cohérence avec ses conceptions d’avant-guerre – et avec les communistes français – l’union nationale devant permettre une libération aussi souveraine que possible du territoire.

Dès décembre 1940, le chef de la FL procède à des ouvertures discrètes en direction de Moscou. En conséquence, de Gaulle conduit une politique beaucoup plus dynamique en direction du camp communiste que le général Henri Giraud, dont les partisans sont divisés sur cette question – Giraud ne considère les communistes que comme force militaire, par exemple lors de la libération de la Corse, organisée avec l’appui du Front national dans l’île. Les principaux chefs militaires de la FL suivent de Gaulle dans cette voie.

Les renseignements sur la puissance militaire de l’Armée rouge et la détermination des Soviétiques transmis par les officiers internés en URSS jusqu’en juin 1941 et qui rejoignent ensuite la FL sont extrêmement favorables et repris ensuite par le Bureau central de renseignements et d’action (BCRA), organe du renseignement de la FL. Cependant, la politique soviétique de la FL, puis du Comité français de libération nationale (CFLN) et du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) a un caractère brouillon et désordonné, car le représentant civil Roger Garreau et le chef de la mission militaire française (MMF) Ernest Petit s’opposant régulièrement, ce qui ne permet pas d’en tirer tous les fruits attendus. La MMF s’impose tout de même et la mise en place du groupe d’aviation puis du régiment Normandie symbolise l’entente entre la France combattante et l’URSS.

Cette politique en direction de Moscou est doublée par un intérêt de la FL et de De Gaulle pour les communistes français : la reconnaissance de De Gaulle comme chef de la Résistance passe, entre autres, par eux ; de plus en plus, s’impose la conviction que l’appareil militant du parti communiste, donc son poids dans la résistance, dépasse de loin les autres organisations en métropole. L’évolution de la FL vers la gauche, en particulier en 1942 et au début de 1943 (« Déclaration aux mouvements de résistance », choix de Jean Moulin, préfet marqué à gauche, pour représenter de Gaulle, intégration dans les cadres de la FL de socialistes comme Pierre Brossolette et André Philip), permet la rencontre avec les communistes français. Cela n’empêche pas de Gaulle et ses partisans d’être conscients qu’une fois la libération achevée, les communistes français poursuivraient leurs objectifs propres. Les relations entre de Gaulle et les communistes ne sont donc pas toujours idylliques.

La période qui débute à l’été 1943 est marquée par l’affirmation de l’URSS comme grande puissance, par la mise en place du CFLN et par l'augmentation de la part des communistes dans la résistance en métropole. La normalisation de l’URSS, qui dissout le Komintern, est perçue positivement par le CFLN. Au sein de ce dernier, s’affrontent en octobre trois tendances au sujet de la politique d’alliances à conduire après la guerre : si les gaullistes optent pour un partenariat privilégié avec l’URSS, seul à même de contrer tout retour de la menace allemande, les giraudistes optent pour une alliance avec les États-Unis, Massigli misant sur un axe Paris-Londres. C’est finalement la première tendance qui s’impose. De son côté, le Kremlin ne montre aucune bienveillance particulière envers le CFLN : sa création est saluée, mais l’insuffisance de son action, notamment en matière d’épuration en Afrique du Nord, est critiquée. De Gaulle est cependant davantage apprécié que Giraud en raison de la netteté de sa ligne politique contre Vichy et de son projet de rétablissement de la démocratie.

La MMF à Moscou prend dans cette période une dimension nouvelle : lieu de rencontre entre officiers français et communistes, son chef, le général Petit, se voit conforté par la confiance de De Gaulle et joue un rôle essentiel dans le rapprochement militaire mais aussi, dans une certaine mesure, politique avec les dirigeants de Moscou. Cette période voit aussi l’intégration réussie du PCF aux instances d’Alger – quoique tardive au CFLN en raison des exigences de De Gaulle –, en dépit de l’hostilité, sur ce plan, de Giraud. Adoptant un positionnement modéré, ne donnant aucun signe de viser la prise de pouvoir ou le noyautage, les communistes se font souvent modérateurs ou temporisateurs face aux tensions récurrentes entre giraudistes et gaullistes.

Par ailleurs, l’année 1943 est celle de la mise au point d’une politique militaire par le Parti communiste français (PCF) : au-delà de la valorisation du sabotage puis de l’insurrection, cette politique vise surtout à permettre l’émergence d’une armée républicaine à la Libération, fondée sur l’amalgame entre soldats réguliers et « sans uniforme » (résistants), la « républicanisation » des cadres – en cohérence avec l’orientation choisie avant-guerre à partir de 1935… Au sein des organisations de résistance en métropole, l’auteur constate que l’Organisation de résistance de l’armée (ORA) est marginalisée, en partie en raison de son anticommunisme, mais surtout en raison de l’origine de ses membres, issus de l’armée d’armistice, et de sa prétention à fournir les cadres des unités combattantes issues de la résistance. À l'inverse, les Francs-tireurs et partisans (FTP), communistes, parviennent à collaborer avec diverses organisations, y compris celles qui sont, a priori, peu favorable au communisme.

À l’approche du débarquement, au printemps 1944, on constate une progression spectaculaire du nombre de communistes dans les instances dirigeantes des Forces françaises de l’intérieur (FFI) sans que cela ne suscite d’opposition. Ainsi, par un effet de miroir inversé, l’emprise communiste sur la société française suscite bien moins d’inquiétude chez les officiers qu’en 1940, alors que son aura dans la population est bien supérieure.

À partir de la Libération du territoire, l’auteur constate que la force du mouvement communiste ne la transforme pas pour autant en menace aux yeux de l’armée : les enjeux militaires, politiques et du ravitaillement sont tels que l’alliance entre gaullistes et communistes perdure face à l’ampleur des défis à relever. Ainsi, les velléités d’autonomie des chefs des FTP s’effacent face à la nécessité de coordonner leur action avec les groupes de FFI. Par ailleurs, si certains cadres parisiens de l’ORA craignent une prise de pouvoir communiste à la suite du 25 août, ils sont isolés et cette crainte est loin d’être partagée dans les états-majors – en dépit de la prétention des FTP, dans certaines régions, à prendre en main les leviers de commande.

Sur le plan politique, ils sont tenus en lisière du cœur du pouvoir par l’attribution en septembre 1944 de deux ministères secondaires – Santé et Air – dans le gouvernement provisoire remanié, et Moscou fait pression sur le PCF pour modérer ses ambitions, la priorité étant la stabilisation et la reconstruction. Ainsi, dans le contexte particulier de l’automne 1944, les chefs communistes se gardent d’encourager les velléités d’autonomie des FFI au sein de la nouvelle armée et accompagne l’amalgame mis en œuvre à l’initiative de De Gaulle. Par ailleurs, on assiste à une amélioration des relations franco-soviétiques (voyage de De Gaulle à Moscou et signature d’un traité d’assistance mutuelle en décembre 1944) concourant à la réinsertion de la France dans le concert international, sans toutefois permettre à cette dernière d’accéder au rang de grande puissance auquel elle aspire.

Dépité et désillusionné quant aux ambitions réelles de Staline en Europe orientale et centrale, de Gaulle renonce à l’été 1945 à son projet de sécurité européenne adossée à une alliance franco-soviétique, pavant la voie à l’intégration de la France au sein du bloc occidental.

Ouvrage dense et de lecture agréable, L’Armée française et le communisme décrit les mécanismes qui, au détour d’une guerre mondiale, ont conduit les communistes français de l’exclusion à l’intégration dans la nation. Retraçant précisément cette évolution majeure, Georges Vidal n’omet cependant pas de souligner les aléas qui l’affectent et le rôle particulier de certaines personnalités ou institutions. Si certains choix peuvent surprendre, tel que l’emploi du terme « armée » au singulier pour désigner des réalités aussi diverses que l’armée mobilisée de 1939-1940, l’armée d’armistice, les forces d’Afrique française du Nord ou les troupes de la FL, l’ouvrage constitue un apport significatif à l’histoire politique et militaire nationale, en particulier à l’histoire du régime de Vichy, de la FL et de la Résistance – notamment de l’ORA.