Prise entre l'URSS et l'Allemagne nazie, la Finlande a connu une expérience particulière de la guerre tout en parvenant à préserver son régime démocratique.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a rappelé la position particulière occupée par la Finlande dans le système géopolitique européen et toutes ses difficultés à sauvegarder sa neutralité tout en se préservant des éventuelles menaces venues de Moscou. L’histoire de la Seconde Guerre mondiale évoque souvent la place particulière de la Finlande entre l’URSS stalinienne et l’Allemagne hitlérienne mais rares sont les écrits étoffés qui analysent de près la guerre depuis ce pays. C’est à cette lacune que remédie l’historien Louis Clerc dans son dernier ouvrage.

La guerre est un thème majeur du programme de HGGSP en Terminale. Aborder la Seconde Guerre mondiale depuis la Finlande permet d’analyser certains de ses enjeux particuliers et enrichit la compréhension de cette guerre totale observée depuis un pays pris dans une position géographique complexe.

 

Nonfiction.fr : Démocratie parlementaire, avec son premier président élu en 1919, la Finlande se démarque par son nationalisme et son anticommunisme aux portes de l’URSS. Bien que le gouvernement d’Helsinki signe avec cette dernière un pacte de non-agression en 1932, il interdit dans le même temps le Parti communiste finlandais. Quelles sont les relations entre les deux pays durant la Grande Terreur ?

Louis Clerc : Les relations entre les deux pays sont assez ambiguës. Il existe des deux côtés de la frontière une immense méfiance envers l’autre. Du côté soviétique, la frontière de 1920 est considérée comme un problème de sécurité pour l’URSS, et on voit les déclarations de neutralité finlandaises comme un rideau de fumée cachant une alliance objective avec l’Allemagne nazie. L’interdiction du parti communiste finlandais au début des années 1930 est également vue comme une provocation.

Du côté finlandais, se mêle à une méfiance envers les Russes datant du début du siècle la vision d’un danger militaire venant d’URSS. On voit également l’URSS comme un foyer d’agitation encourageant le parti communiste clandestin finlandais. Pour une partie de la population située à l’extrême-gauche, la Grande Terreur stalinienne veut également dire la mort, l’emprisonnement, la déportation de camarades, d’amis ou de parents partis en URSS, mais aussi une atmosphère de division et de violence dans les cercles communistes.

Mais par ailleurs, comme vous le mentionnez, les relations officielles sont apaisées, surtout après le passage de Staline à la politique des fronts populaires. La Finlande est, après le milieu des années 1930, dirigée par un gouvernement mêlant les sociaux-démocrates et le centre, qui insiste sur la neutralité et sur le pacte de non-agression avec Moscou. On observe aussi des coopérations techniques sur la zone-frontière immense qui lie les deux pays. On a donc affaire à une situation faite à la fois de méfiance et d’apaisement, bien que les méfiances dominent derrière cette façade d’apaisement.

Le pacte Molotov-Ribbentrop contient une annexe plaçant les États baltes et une partie de la Finlande dans la sphère d’influence soviétique. Cette annexe reste toutefois secrète. Comment la Finlande cherche-t-elle à sauvegarder sa neutralité en 1939 ?

Le pacte Molotov-Ribbentrop est étrangement accueilli en Finlande plutôt avec soulagement. Il semble mettre fin à une crise entre l’Allemagne et l’URSS dans laquelle la Finlande n’aurait pas pu éviter d’être entrainée. Ce sont les pressions sur les pays baltes qui vont surtout indiquer une nouvelle tension, sans pour autant que les Finlandais ne croient, dans leur grande majorité, à une guerre jusque très tard en novembre 1939.

Une grande partie de la politique de neutralité finlandaise est déclarative : les Finlandais multiplient les déclarations de neutralité en espérant que leur position périphérique les préservera de la crise qui monte en Europe. Mais par ailleurs, le renforcement de cette neutralité finlandaise est mené à deux niveaux : diplomatique et militaire. Diplomatiquement, la position finlandaise est de renforcer les coopérations avec les pays scandinaves.

Les livres sur la Seconde Guerre mondiale ne sont certes pas muets sur la Finlande, mais peu rappellent toute la complexité de son positionnement géopolitique. Comment avez-vous préparé votre ouvrage ?

Ayant publié ma thèse, j’ai remarqué le manque de livres de synthèse en français sur l’histoire des pays nordiques et celle de la Finlande en particulier. Après ma rencontre avec l’éditeur et écrivain Jean Lopez, j’ai fait un livre sur la guerre d’hiver pour Economica reprenant une partie de mes travaux de thèse. Par la suite, j’ai eu l’idée d’un nouveau livre reprenant toute la séquence 1938-1948 de l’histoire finlandaise. Cela me permettait de revenir non seulement sur le cours de la guerre mais aussi sur l’entrée en guerre froide de ce pays qui garde une position assez particulière en Europe jusqu’en 1995.

J’ai eu la chance d’entrer en contact avec les éditions Perrin, qui m’ont très généreusement donné la possibilité de travailler sur ce sujet. Le but était de faire une synthèse assez large sur la Finlande pendant la Seconde Guerre mondiale, utilisant la masse considérable d’études sur le sujet disponibles en finnois, mais aussi en allemand et en anglais. Le plus dur fut de faire des choix dans cette masse, de façon à insister sur certains sujets et d’en laisser d’autres de côté. Je suis de formation un historien du politique et des relations internationales, donc je voulais consacrer du temps aux aspects de politique intérieure, à la diplomatie et à la mémoire du conflit. Les aspects militaires m’ont demandé plus de travail, n’étant pas un historien du militaire ou de la guerre.

Un défi intéressant dans ce livre était aussi d’organiser la synthèse de recherches diverses tout en gardant l’intérêt d’un lectorat français généralement peu intéressé par ce sujet. Malheureusement, une actualité assez mouvementée (guerre en Ukraine, entrée de la Finlande dans l’OTAN) a contribué à placer les pays nordiques et d’Europe de l’est sous les feux de l’actualité, et de ce fait j’ai pu compter sur un certain intérêt pour les problématiques de « l’Europe médiane ». J’ai ensuite essayé de donner une épaisseur à cette histoire, en faisant voir la vie d’une société périphérique en guerre, entendre la voix des participants, etc. Après avoir surtout écrit des livres et articles très empiriques basés sur des fonds d’archives, cette expérience de synthèse et de construction de ponts entre cultures était très intéressante.

Vous montrez un certain mépris des autorités russes envers les capacités de défense de la Finlande. Molotov explique ainsi à Alexandra Kollontaï que les troupes russes peuvent arriver en trois jours à Helsinki. Qu’en est-il réellement de l’armée finlandaise, qui ne dispose pas de véritable tradition militaire ?

L’armée finlandaise en 1939 est en effet essentiellement une armée de temps de paix, dont la seule expérience militaire est la guerre civile de 1918 – expérience ambiguë puisqu’elle permet de douter des loyautés d’une partie de la population envers cette armée qui peut être vue comme la continuation de l’armée blanche de 1918 et rappeler les exactions de celle-ci. Mais la situation a aussi évolué, et l’armée finlandaise de 1939 peut se prévaloir de la loyauté d’une majorité de la population.

L’armée finlandaise est avant tout une armée de réserve, bien adaptée au terrain mais mal équipée, défendant son territoire, habile tactiquement mais limitée dans ses possibilités stratégiques. C’est une armée de gaillards et de bons sous-officiers, de petits groupes souvent coupés de leur haut commandement et devant opérer indépendamment.

C’est aussi essentiellement une armée d’infanterie et d’artillerie, ne disposant que de très peu d’équipements blindés ou d’avions. Les officiers finlandais en revanche sont surtout des officiers d’état-major, avec peu d’expérience concrète de la guerre, idéologiquement axés sur les caractéristiques prétendument « nationales » à mettre en avant : insistance sur la discipline et le rôle du soldat individuel, esprit d’offensive, mépris pour la technologie, mépris envers les soldats russes et les suédophones basé sur des conceptions racistes, anticommunisme et méfiance envers la gauche.

Un certain fétichisme de la modernité vitaliste se traduit par une insistance sur la culture physique, le mythe du soldat combattant seul, la discipline des corps et des esprits, un nationalisme défensif poussant au sacrifice pour la nation, mais aussi des tactiques basées sur l’assaut comme premier réflexe et un certain mépris envers les compétences et les armes techniques (dont l’artillerie, dont on verra qu’elle joue pourtant un rôle essentiel de 1939 à 1944). C’est aussi une armée qui travaille sur des aspects spécifiques de la guerre en Finlande, comme par exemple le combat en forêts et des troupes légères.

Vous rappelez avec beaucoup de justesse que cette guerre, périphérique pour Staline, revêt une dimension existentielle pour la Finlande   . A quoi ressemblent les opérations sur le terrain ?

Il faut distinguer ici les quatre phases du conflit mondial pour la Finlande. La guerre d’hiver (1939-1940) est en effet un conflit existentiel pour les Finlandais, qui se battent en sachant très bien qu’est en jeu leur existence en tant que nation. La guerre dite de continuation, en alliance avec l’Allemagne, comprend d’abord une phase d’attaque contre les Soviétiques qui voit les Finlandais avancer en Carélie au prix toutefois de très lourdes pertes. La troisième phase consiste en une guerre de position terminée par une offensive importante de l’armée rouge dans l’été 1944, offensive que les Finlandais repoussent avec l’aide de troupes allemandes. Enfin, la quatrième étape de ce conflit sont les combats en Laponie contre les anciens alliés allemands.

Les opérations sur le terrain sont donc assez variées, les aspects les plus photogéniques qui ont marqué la mémoire globale étant surtout les combats de l’hiver 1939-1940, menés dans des conditions hivernales extrêmement dures le long de la frontière finno-soviétique. Dans le nord du pays, la température est déjà au-dessous de zéro au début de la guerre, et descendra régulièrement jusqu’à -40 en janvier. Dans tout le pays, la température restera négative pendant cette guerre, entre -5 et -15. La neige et le froid compliquent les mouvements des deux armées, mais les Finlandais sont mieux équipés pour y faire face.

Ensuite, les opérations de l’été 1941 rappellent beaucoup d’autres offensives menées ailleurs en Europe à cette époque. Les Finlandais utilisent beaucoup le train pour se déplacer, et les combats sont menés là aussi dans des paysages de forêts extrêmement découpés et isolés, et autour des centres urbains de la Carélie soviétique.

Pendant la guerre de position, la guerre se transforme en une guerre de patrouilles dans les immenses forêts entre Mourmansk et Viipuri, avec des actions des deux côtés de la frontière, partisans d’un côté et patrouilles finlandaises de l’autre.

Enfin, la guerre de Laponie se passe dans les paysages de toundra arctique du Nord de la Finlande, bien filmés dans le récent film d’action finlandais (comédie d’action ?) Sisu. La guerre en Finlande est donc un ensemble d’actions militaires assez divers.

Face à l’URSS, la Finlande peut certes se rapprocher du Royaume-Uni, mais aussi de l’Allemagne nazie. Comment est perçue la guerre menée par les Finlandais depuis Londres et Berlin ?

Là encore il faut distinguer la guerre d’hiver de la guerre de continuation, qui se mènent du point de vue des alliés occidentaux à fronts renversés. En 1939, Berlin souhaite conserver son alliance avec l’URSS et ne soutient pas la Finlande. Londres en revanche est prise du même enthousiasme général envers la Finlande qui domine en Europe de l’Ouest dès décembre 1939. Poussés par les Français, les Britanniques préparent même une intervention dans le Nord, prélude des combats de Narvik.

Après juin 1941, la Finlande se tourne vers l’Allemagne et attaque l’URSS en marge de l’opération Barbarossa. Londres voit alors la Finlande comme un allié objectif de l’Allemagne nazie. Le 30 juillet 1941, des appareils décollant des porte-avions britanniques HMS Victorious et Furious bombardent aussi bien Liinakhamari dans le corridor de Petsamo, en territoire finlandais, que Kirkenes dans le nord de la Norvège.

Churchill lance une opération visant à montrer le soutien britannique à l’URSS à peu des frais : la Grande-Bretagne attaque les deux ports sur la mer de Barents libres de glaces et censés contenir des navires allemands. La presse finlandaise proteste contre cette opération britannique, la rajoutant à la liste des agressions auxquelles l’armée finlandaise se doit de répondre en coopération avec l’Allemagne. Le 6 décembre 1941, enfin, la Grande-Bretagne déclare la guerre à la Finlande.

Enfin, il y a la question délicate de la nature de l’alliance finlandaise avec l’Allemagne nazie. Il est clair que les relations ne sont pas entièrement confiantes entre ces deux pays, mais la Finlande a besoin des troupes et des vivres allemands, et Hitler considère la Finlande comme un allié valable au nord. De même, les représentants allemands en Finlande prennent souvent fait et cause pour la Finlande, conseillant par exemple de ne pas trop mettre de pression aux Finlandais.

L’historien allemand Manfred Menger résume le rapprochement finno-allemand de 1940-1941 en trois étapes. Dans un premier temps, entre mars et l’été 1940, les Finlandais et les Allemands sont attentistes, les uns cherchant à reprendre leurs relations dans plusieurs directions, les autres restant fidèles à la ligne du pacte Molotov-Ribbentrop. De l’été 1940 au début de 1941, la Finlande va être petit à petit intégrée dans les plans économiques et stratégiques d’Hitler concernant la guerre contre l’URSS. Du côté finlandais, le leadership du pays se persuade de la nécessité de s’appuyer sur la seule grande puissance susceptible de les protéger face à l’URSS. On voit le rapprochement avec l’Allemagne comme l’acquisition d’une garantie de sécurité mais aussi comme une solution à l’isolement économique et commercial d’un pays qui se méfie de l’URSS. Enfin, une troisième période voit au printemps 1941 la mise en place de préparations militaires concrètes pour une participation finlandaise à la guerre contre l’URSS.

Par la suite, l’historien allemand Gerd Ueberschär parle d’une « militärische aktionsgemeinschaft » entre les deux pays. On observe chez Hitler une certaine admiration pour les dirigeants finlandais et pour les capacités militaires du pays, admiration relayée par les officiers allemands sur place. De même, la Finlande reste une périphérie, à laquelle Hitler ne tient pas à consacrer plus que nécessaire. Du côté finlandais, en revanche, si on s’associe à la politique allemande, le leadership finlandais est aussi lié aux complexités de la politique intérieure et à des considérations de relations avec les pays occidentaux, en particulier la Suède et les Etats-Unis.

La Finlande s’engage donc dans une quasi-alliance avec l’Allemagne, basée essentiellement sur des bases géopolitiques et militaires, et limitée au front finlandais ; le terme choisi par Ueberschär suggère ainsi à la fois le contenu de cette alliance et ses zones d’ombre, ses conditions. La Finlande reste malgré les limitations imposées à sa démocratie par la guerre une société pluraliste aux horizons géopolitiques limités mais plus variés que d’autres alliés de l’Allemagne nazie. L’attentisme, la volonté de conserver des relations avec les états occidentaux (en particulier les Etats-Unis, qui montrent beaucoup de bonne volonté envers les Finlandais), l'alternance d’enthousiasme et de doutes envers les capacités militaires allemandes et les différences idéologiques vont nourrir les ambiguïtés envers l’Allemagne.

Les carnets de Risto Ryti en particulier montrent bien à la fois sa conviction fin 1940 de rechercher le soutien allemand pour pallier à l’isolement du pays et à ses difficultés économiques, l’enthousiasme qui suit les avancées de l’été 1941 et l’espoir que l’URSS sera mise à bas par les Allemands, puis une évolution lente à partir de 1943 vers une paix séparée. De même, Ryti ou Mannerheim oscillent entre une politique expansive dans ses intentions (les deux rêvent dans leurs écrits de la Carélie orientale, de la péninsule de Kola, etc.) mais attentiste dans sa réalisation.

En cela, la Finlande est un extraordinaire exemple des modalités extrêmement variées d’alliance existant à l’intérieur du camp rassemblé autour de l’Allemagne nazie. La comparaison avec la Hongrie, l’Italie ou la Roumanie permet de voir que ce camp se forme de cas particuliers.

Vous vivez et enseignez en Finlande. Quelles relations entretiennent le gouvernement et la société finlandaise avec les mémoires de la Seconde Guerre mondiale ?

La Seconde Guerre mondiale est encore très présente dans la société finlandaise à de nombreux niveaux, comme marqueur mémoriel et identitaire et sujet important de recherche pour l’historiographie nationale. On voit cette mémoire dans les cimetières de toutes les villes et communes finlandaises, qui ont tous un carré spécial réservé aux victimes des guerres de 1939-1944.

Les années 1990 ont aussi vu à la fois la réémergence d’un discours patriotique sur la guerre et la poursuite d’efforts de recherche de plus en plus diverses et riches, menant à une sorte de dichotomie entre la mémoire collective du conflit et l’état de la recherche scientifique (une dichotomie visible surtout dans les débats sur la nature de la quasi-alliance avec l’Allemagne nazie de 1941-1944). Le Second conflit mondial garde sa place de lieu de mémoire démontrant la souffrance, le courage dans l’épreuve, le patriotisme, l’innocence et la pureté de la Finlande. La mémoire se concentre sur la guerre d’hiver et les batailles de juin 1944, et connait aussi des variations selon les lieux, les époques, les strates sociales.

La guerre, enfin, fait vendre : un public, essentiellement masculin, consomme une mémoire classique, héroïque et nationaliste de la guerre. Cette mémoire a aussi des effets concrets : la mémoire du conflit mondial et le sentiment d’être dans une position géopolitique difficile pousse aussi le gouvernement finlandais à conserver une armée assez importante et un système de conscription parmi les plus larges d’Europe.