Victimes, penseuses, militantes, nombreuses sont les femmes à avoir contribué à la Révolution russe. Douze portraits permettent d'en dresser un tableau.
Fanny Kaplan et Sofia Perovskaïa ont chacune participé, d’une manière différente, à une tentative d’assassinat de Lénine et à l’assassinat d’Alexandre II, d’autres se sont pleinement insérées dans la Révolution, puis dans le système politique soviétique. Les femmes ont donc joué un rôle qui dépasse celui de victimes ou de symboles du mouvement révolutionnaire. L’historien Andreï Kozovoï propose dans son dernier ouvrage une série de portraits qui permettent certes de retrouver les actions majeures de ces femmes mais aussi de comprendre la diversité de leurs parcours et leur capacité à agir selon leur formation et leur volonté.
Nonfiction.fr : Vous avez consacré une biographie à Leonid Brejnev et un ouvrage à la chute de l’URSS, votre dernier travail se concentre sur douze femmes qui ont contribué au mouvement révolutionnaire russe. Comment est né ce projet et de quelles sources avez-vous pu disposer ?
Andreï Kozovoï : Cela fait longtemps que je songeais à écrire un livre sur les femmes, d’abord pour des raisons personnelles, pour rendre hommage en quelque sorte à ma grand-mère, Olga Ivinskaïa, la maîtresse de Boris Pasternak, et ma mère Irina Emélianova, qui ont passé plusieurs années en camp. C’est une historienne d’origine ukrainienne, Dora Chtourman, qui m’a donné le goût de l’histoire du communisme. J’ai d’abord eu l’idée d’écrire une biographie de Nadejda Kroupskaïa, la femme de Lénine, dont il existe plusieurs biographies en russe, mais aucune en français. C’est un personnage absolument fascinant, resté dans l’ombre du « Guide de la révolution » et qui a pourtant eu une influence tout à fait essentielle sur son parcours.
Au final, mon éditeur m’a proposé plutôt de faire un livre de biographies collectives, avec comme titre Egéries rouges, sans doute pour faire écho à un autre ouvrage, signé Fédorovski, Egéries russe, où on traitait des femmes russes comme inspiratrices et muses. J’ai accepté, même si rétrospectivement, je pense qu’une biographie consacrée à un seul personnage, où j’aurais pu aller plus loin dans l’analyse psychologique et le parcours de Kroupskaïa, aurait été plus intéressante. Il s’agit moins d’un ouvrage de synthèse d’une immense bibliographie, essentiellement en anglais, qu'un essai (avec de nombreux documents et témoignages publiés en russe évidemment, inconnus du public français), qui s’efforce de montrer l’histoire de la radicalisation des femmes en Russie, jusqu’à la révolution. Je tiens à préciser que mon livre a été écrit pendant la période du confinement, et je n’ai pu me rendre dans les archives russes, même si j’ai réussi à obtenir quelques documents inédits, pour Kroupskaïa notamment.
En introduction, vous notez que ces femmes ont été doublement victimes du régime soviétique, qu’elles ont servi. Elles ont d’abord été persécutées par ce régime et ce dernier a également réécrit leur vie. Les autorités ont-elles effacé ou noirci leur mémoire ?
Le régime soviétique, et aujourd’hui poutinien, a eu besoin d’instrumentaliser l’histoire, la mémoire, à des fins de légitimité. Les femmes révolutionnaires n’ont pas fait exception à la règle. Les opposantes – socialistes-révolutionnaires (SR), mencheviks, anarchistes, populistes –, toutes ont vu leur histoire réécrite pour correspondre au « grand mythe », qui était celui du coup d’État bolchevik. La « grand-mère de la révolution russe », Catherine Brechkovski, qui a recruté les terroristes pour les SR bête noire de Lénine, a été diabolisée à l’extrême. Une part de l’histoire a été occultée à des fins idéologiques. Un exemple connu est l’adultère de Lénine avec Inessa Armand – c’est à peine si on autorisait le « grand Lénine » à avoir eu une épouse, alors une maîtresse, vous pensez !
Plusieurs des femmes présentées ont connu une enfance difficile dont le décès prématuré du père et le déclassement social à l’image de Vera Zassoulitch dont le père décède quand elle est âgée de trois ans, puis sa mère endettée l’envoie vivre chez des cousins. Néanmoins, d’autres comme Alexandra Kollontaï ont connu une enfance aisée. Avez-vous trouvé des points communs dans l’enfance de ces « égéries » ?
Ces femmes sont toutes issues de milieux privilégiés, de la petite, moyenne et plus rarement de la grande noblesse. Aucune paysanne dans leurs rangs, alors que les paysans formaient la majorité écrasante de la population russe. L’homme étant un être bio-psycho-social, il y a effectivement eu des tempéraments similaires, une volonté précoce de se rendre « utile », de « rendre justice », d’aider les pauvres et les opprimés.
Le rapport au père a certainement été un facteur important pour certaines d’entre elles – la haine des hommes de Perovskaïa, qui a organisé l’assassinat d’Alexandre II découlerait de la haine de son père, ou à l’inverse, l’amour fusionnel de Kroupskaïa avec le sien, parti trop tôt, pourrait expliquer son envie de se trouver un « père spirituel ». Le traumatisme économique qu’a pu constituer l’abolition du servage pour leur famille, qui ont été ruinées après la disparition du travail forcé, a pu jouer un rôle. Et, bien sûr, les orientations « libérales » des familles.
Certaines ont une formation particulièrement solide à l’image d’Inessa Armand passée par la fac de Droit et maîtrisant quatre langues alors qu’Alexandra Kollontaï multiplie les écrits politiques et féministes, les romans ou encore les journaux intimes. Un des intérêts de votre ouvrage est bien de montrer que ces femmes disposent des moyens d’être plus que de simples actrices passives.
La question de l’accès aux études supérieures a été centrale à partir du milieu du XIXe siècle, mais toutes les femmes ayant suivi des cours de préparation à l’université, ou en tant qu’auditrices libres dans les universités, n’ont pas pour autant été de grandes intellectuelles ! Comme ailleurs, les femmes savantes forment l’exception, et pour être « actives », elles n’avaient pas besoin d’avoir un solide bagage intellectuel, mais d’être déterminées et courageuses, bonnes organisatrices, actrices (pour échapper à la surveillance et tromper les gendarmes), avoir des dons oratoires.
Maintenant il est vrai aussi que certaines femmes ont pu jouer un rôle important dans la mobilisation pour leur cause par leurs écrits – je pense par exemple à Kroupskaia, l’auteure du premier pamphlet russe sur les femmes et le marxisme, et qui a été « l’épouse littéraire » de Lénine, collaborant sur plusieurs projets, avant de proposer un projet de « nouvelle pédagogie » pour les masses, dont on connaît les retombées en terme de censure en Russie soviétique après 1917…
Elles agissent d’ailleurs à différentes étapes du système révolutionnaire, depuis Maria Andreïeva qui joue de ses charmes sur ordre de Lénine afin de soutirer de l’argent à un industriel pour financer le parti à Alexandra Kollontaï qui devient ambassadrice en Suède. Quel parcours vous a le plus fasciné ?
Le parcours de Catherine Brechkovski, la « grand-mère de la révolution » est absolument hallucinant ! D’un tempérament de feu, cette radicale abandonna son fils à des parents pour se vouer corps et âme à la révolution. Elle fut la première femme russe à avoir été envoyée au bagne, où lui rendit visite un journaliste américain célèbre, George Kennan, qui la rendit célèbre dans le monde entier. Sa passion pour le terrorisme et les assassinats d’officiels tsaristes qu’elle a facilités ont fait couler beaucoup d’encre… Grande oratrice, adversaire acharnée de Lénine, qu’elle comparait à une bête sauvage qu’il fallait exterminer, elle s’est exilée en 1918, à 74 ans, quand la partie était perdue pour les socialistes-révolutionnaires.
De fait, certaines n’hésitent pas à recourir à la violence comme Sofia Perovskaïa qui participe à l’organisation de l’assassinat du tsar Alexandre II ou Fanny Kaplan qui tire sur Lénine le 30 août 1918. La culpabilité de cette dernière est établie après trois jours d’enquête par la Tchéka. Malgré une enquête minutieuse du FSB qui a conclu à sa culpabilité dans les années 1990, l’idée de son innocence perdure. Pourquoi ?
Comme vous le dites, Fanny Kaplan a été exécutée au bout de trois jours d’enquête seulement, son corps a été brûlé et beaucoup de documents ne nous sont pas parvenus. Son identité est peu claire, l’origine de son nom n’a pas été déterminée avec certitude. On sait qu’elle a eu, au cours de son passage en prison, une période de cécité, et donc comment aurait-elle pu tirer sur Lénine ? Le peu d’informations dont nous disposons sur elle a forcément nourri de nombreuses théories conspirationnistes, sur sa survie ou son innocence.
C’est d’ailleurs le fait de beaucoup de personnages de la révolution, la fille cadette de Nicolas II, Anastassia, étant un cas d’école. Je m’efforce dans ce chapitre de reprendre les différents éléments du dossier et présenter au lecteur un tableau aussi objectif que possible. Pour moi, et contrairement à d’autres historiens comme Stéphane Courtois, il ne peut y avoir de doute – elle a bel et bien tenté de tuer Lénine.
Beaucoup ont également été victimes de la violence tsariste ou de la Terreur rouge. Avez-vous relevé des différences entre la répression des femmes et celle des hommes ?
Si sous le tsarisme, les femmes pouvaient bénéficier d’un certain « régime de faveur », par exemple, après Perovskaïa, il n’y a plus eu d’exécutions capitales de femmes révolutionnaires, cela a changé après 1917, avec Kaplan, qu’on a exécuté rapidement, pour ne pas faire de vagues, et surtout sous Staline, avec l’exécution de nombreuses femmes révolutionnaires, comme Spiridonova, ou d’épouses de révolutionnaires, comme Kameneva, la femme de Lev Kamenev, le compagnon de Lénine, en 1941, épisode que j’évoque au début de mon livre.
On a pendant longtemps pensé que les répressions ont touché principalement des hommes, et que les femmes ont été des « victimes collatérales », des épouses ou des proches des « ennemis du peuple ». C’est seulement en partie vrai. Beaucoup ont souffert en raison de leurs affiliations politiques personnelles, pas en raison de celles de leurs époux. Plusieurs femmes de dirigeants ont été réprimées, la plus connue étant Paulina Jemtchoujina, l’épouse de Molotov, le bras droit de Staline. Il faut aussi souligner qu’il y a eu des femmes tchékistes particulièrement sadiques qui, elles aussi, ont été victimes de la Grande Terreur sous Staline, comme Varvara Iakovleva.
Sur le plan de l’histoire et de la mémoire, quelle place occupent ces femmes aujourd’hui en Russie et dans le reste du monde ?
Ces femmes intéressent les historiens depuis la fin des années 1960 – et c’est un homme, Richard Stites, qui est le pionnier le plus connu de cette question, avec un livre issu de sa thèse, publié en 1978, jamais traduit en français. Certaines femmes ont plus passionné que d’autres, d’abord Alexandra Kollontaï, dont on a fait un apôtre de la libération sexuelle dans les années 1970, un contresens terrible, mais sans doute inévitable, car l’historien est toujours un homme de son temps... Pour d’autres femmes, il a fallu l’ouverture des archives dans les années 1990, parfois des publications sensationnelles, comme pour Inessa Armand ou Andreïeva.
Dans les publications scientifiques récentes, on s’est beaucoup intéressé à la question de la violence au féminin, en raison du contexte terroriste que l’on connaît. On s’intéresse aussi aux oubliées, aux féministes russes qui n’ont jamais été des radicalisées marxistes. Pour le grand public, et surtout en France, les femmes révolutionnaires demeurent un champ encore largement méconnu, même s’il y a eu quelques publications. Pour ce qui est de la mémoire, beaucoup reste à faire. De l’histoire révolutionnaire russe au féminin, le grand public n’a retenu que la manifestation du 23 février 1917, des ouvrières de Vyborg, qui lance la révolution de Février, et la défense du Palais d’Hiver, en octobre 1917, par un bataillon féminin. J’espère que ce livre donnera envie aux femmes, mais aussi aux hommes, que l’histoire russe ne laisse pas indifférents, de s’intéresser à cette dimension passionnante.