Dans la première biographie en français du dictateur soviétique, l’historien Andreï Kozovoï dresse le parallèle entre un système fatigué et la vieillesse de son dirigeant.

De Leonid Brejnev (1906-1982), les Français peuvent se souvenir du « baiser fraternel socialiste » en 1979 entre ce vieil homme aux épais sourcils et Honecker, dirigeant de la RDA. Au-delà de cette image culte reproduite sur le mur de Berlin, peu de choses subsistent en France de celui qui a pourtant été à la tête de l’URSS pendant 18 ans, de 1964 à sa mort. La biographie que lui consacre Andreï Kozovoï, maître de conférences à l’Université de Lille et spécialiste de la Russie contemporaine, est la première en français. Pour faire le portrait du peu enthousiasmant Brejnev, il s’appuie sur des archives soviétiques, les mémoires des acteurs et surtout les carnets de Brejnev, son journal personnel récemment édité.

 

Comment devient-on apparatchik ?

Comment un fils d’ouvrier métallurgiste de Kamenskoïé (ou Kamianske) en Ukraine né en 1906 a-t-il pu devenir secrétaire général du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS) ? Tout d’abord en suivant le cursus honorum du Parti. Formé pour être ingénieur agricole et sidérurgiste, c’est bien dans le Parti, où il entre en 1931, qu’il fait carrière. Pendant plus de deux décennies, il occupe différentes fonctions industrielles et administratives en Ukraine et ailleurs, autant d’étapes, parfois ingrates, qui lui permettent de gravir les échelons. L’homme accède sur le tard aux plus hautes responsabilités. Il a déjà 46 ans à la fin du premier des neuf chapitres qui composent le livre, et c’est à presque 60 ans qu’il devient secrétaire général du PCUS. Faire la biographie de Brejnev, c’est raconter sa vieillesse, le stress que le système fait peser sur ses agents (jusqu’aux crises cardiaques), ses insomnies et son addiction aux somnifères.

Le secret de son ascension est une excellente maîtrise des rapports de force politiques et des logiques clientélistes de l’État soviétique. Savoir être un bon communiste évidemment, mais les idées cèdent rapidement la place aux liens qui unissent et opposent les hommes. Sa carrière décolle après la Seconde Guerre mondiale avec l’ascension d’un autre Ukrainien, Khrouchtchev, dont il est l’un des protégés depuis 1938. C’est lui qui le place à certains postes stratégiques, premier secrétaire du PC de la République soviétique moldave (1950-1952), ou au Comité central du PCUS quelques mois avant la mort de Staline.

La clé de sa réussite est d’avoir su ne pas trop prendre la lumière, ne pas paraître trop ambitieux, et maîtriser l’autocritique salutaire ; bref, être un « faux idiot » (titre de la première des trois parties), ce qui ne l’a pas empêché d’être repéré par Staline. Adroit, il sait profiter des moments de purge. Grâce à Khrouchtchev toujours, il continue après 1953 à gravir les échelons : premier secrétaire du PC au Kazakhstan, secrétaire du Comité central en charge de la défense et de l’industrie lourde (dont l’aérospatiale), jusqu’à la présidence du Présidium du Soviet Suprême en 1960. Il sait aussi choisir le bon moment pour se révéler, et participer en 1964 au renversement de son mentor, dont il prend la place. Il conserve cette maîtrise pendant les 18 années qu’il passe à la tête de l’URSS, d’abord comme premier secrétaire du PCUS puis comme secrétaire général en 1966, poste qu’il cumule après 1977 avec celui de président du Soviet suprême. Ce qui avait été négocié en 1964 comme un duumvirat se transforme rapidement en règne unique, avec la marginalisation progressive de Kossyguine, président du conseil des ministres.

 

« Un culte de la personnalité sans personnalité »  

Si Brejnev ne passionne pas les foules, il fait pourtant tout pour rentrer dans le canon du dirigeant soviétique. L’intérêt du travail d’Andreï Kozovoï est de suivre en parallèle de sa vie concrète celle du « Brejnev imaginaire » construit par la propagande. Il « commença certainement à prendre conscience de l’impasse tragique dans laquelle se trouvait le pays, cherchant alors dans son "passé glorieux" un refuge »   . Alors que sa biographie officielle gomme ses origines ukrainiennes pour insister sur sa russité, il se transforme progressivement en guéroï, héros de guerre. Comme la majeure partie des cadres du Parti, il a été mobilisé dans l’Armée rouge pendant la guerre, mais sa carrière comme colonel puis général de brigade est courte et peu satisfaisante. Lorsqu’il accède aux plus hautes fonctions, le récit officiel monte en épingle son rôle pendant la mythique « Grande Guerre patriotique » et notamment dans la libération de Novorossiisk en 1943 (rive est de la mer Noire). À la fin de sa vie, il obtient le titre de Maréchal de l’Union soviétique. Le dirigeant se doit d’apparaître comme un combattant – et Andreï Kozovoï, sur ce point comme sur d’autres, file la comparaison avec la Russie actuelle et Vladimir Poutine.

Mais le culte de la personnalité prend difficilement dans l’opinion, et Brejnev se transforme en antihéros, comme le souligne le sous-titre de cette biographie. Son physique, sa vieillesse, sa discrétion, l’usure du pouvoir, en font une cible facile pour les rumeurs populaires et les moqueries. Chaque chapitre s’ouvre sur une hilarante plaisanterie d’époque dont l’auteur, petit-fils de l’écrivaine dissidente Olga Ivinskaïa et fils du poète Vadim Kozovoï, a gardé le souvenir : « Brejnev et [Jimmy] Carter courent le cent mètres. Carter arrive le premier ; Brejnev le rejoint bien après, à bout de souffle. Le lendemain, les journaux soviétiques annoncent triomphalement : ‘Leonid Illitch Brejnev a remporté la deuxième place d’honneur à l’épreuve reine du cent mètres. Le président Carter est arrivé avant-dernier’»   . Autant d’indices qui permettent de comprendre pourquoi Brejnev a laissé si peu de traces dans la Russie contemporaine, prisonnier d’une « gangue de mépris ».

 

La monotonie d’un règne

Dans la mémoire russe, le règne de Brejnev correspond à une période de stagnation, économique, politique et diplomatique. Andreï Kozovoï souhaite nuancer cette vision. Même si Brejnev n’est ni Khrouchtchev ni Gorbatchev, les choses changent, lentement, et les conditions de vie s’améliorent au cours de ces deux décennies peu étudiées de la fin de l’URSS que le livre a le mérite de mettre en valeur. Mais Brejnev, sévère administrateur plutôt qu’intellectuel, s’est globalement contenté de gérer comme un héritier le système dont il a réussi à s’emparer. C’est un « un conservateur à l’attitude ambiguë envers le marxisme-léninisme »   , hanté par la possible disparition de l’URSS. Sous Brejnev, la répression s’accentue contre les opposants, en particulier contre les intellectuels (Soljenitsyne publie l’Archipel du Goulag en 1973). C’est aussi lui qui ordonne la répression du Printemps de Prague en 1968, limitant la souveraineté des États communistes vassaux et définissant ainsi la doctrine qui porte son nom.

Le récit du règne de Brejnev est tourné vers l’extérieur et la Guerre froide plutôt que vers l’intérieur et la vie des Soviétiques. C’est l’engagement diplomatique de l’homme d’État, pourtant intéressé sur le tard aux affaires étrangères, qui est au cœur de sa biographie. Les relations avec la Chine, l’Inde, la RFA et bien sûr les États-Unis sont minutieusement détaillées, de même que tous les voyages diplomatiques qui permettent de faire sentir l’importance des relations d’homme à homme dans les négociations. Les relations avec la France, avec Pompidou puis Giscard d’Estaing, sont particulièrement bien développées. Sur la scène internationale comme à Moscou, aspirant acteur, Brejnev se révèle comme un spécialiste du louvoiement dont les intentions sont difficiles à sonder. Son objectif premier est de « désidéologiser les relations internationales ». Il y parvient avec la détente du milieu des années 1970 (signature de l’Acte d’Helsinki en 1975), avant un retour des tensions. Brejnev, de plus en plus épuisé, semble en retrait en 1979 sur la question de l’invasion de l’Afghanistan, laissée à Andropov, directeur du KGB et autre sénior qui lui succède trois ans plus tard.

 

Le secret de la longévité de Brejnev se comprend aisément selon l’auteur : en plus de sa maîtrise des rouages soviétiques, c’est justement son absence de relief, le peu d’engouement qu’il suscite, sa capacité à faire office d’antihéros (et peut-être sa médiocrité ?) qui lui ont permis de tenir à la tête d’un système fatigué.