Pascal Boyer explore les fondements cognitifs des comportements sociaux humains, en ne cédant ni au déterminisme biologique ni à la singularité anthropologique.

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Les grandes théories sociales formulées au cours des derniers siècles ont le plus souvent oscillé entre une forme de biologisme, qui tend à déduire tous les phénomènes sociaux à partir des dispositions physiques ou génétiques des êtres humains, et une approche anthropologique, qui refuse cette réduction et qui se réfère plutôt à l’esprit humain, mettant en avant ses capacités d’éducation et de transmission. L’anthropologue Pascal Boyer, directeur de recherche au CNRS et professeur à l’université Washington de Saint-Louis aux États-Unis, explore pour sa part une troisième voie, qui consiste à éclairer la question de la vie en société à la lumière des travaux récents en sciences cognitives.

Son ouvrage La Fabrique de l’humanité est une réédition, en format poche, d’un livre initialement paru en 2018, dans lequel il expose les résultats de ses recherches à propos de questions aussi fondamentales que l’origine de la domination politique, les différences entre hommes et femmes, les raisons de la coopération humaine, les sources de la morale et le sens des religions.

Les humains et l’entraide

Le point de départ de la réflexion de Boyer réside dans un constat : les humains ne peuvent pas vivre isolés, ne serait-ce que pour les besoins de la reproduction de l’espèce. Cela explique les groupements familiaux, mais aussi extra-familiaux, qui garantissent la survie de leurs membres.

L’auteur souligne également l’importance de l’entraide dans la vie sociale des individus : ce soutien social est un facteur de coopération qui a favorisé aussi bien la chasse, le commerce et la défense que l’éducation des enfants. Ces constats découlent de recherches menées par des anthropologues, des ethnologues et des sociologues, mettant en évidence la construction constante de structures formant des mœurs, des appartenances culturelles et finalement un ethos social.

Boyer montre que les affects eux-mêmes se construisent dans la relation interindividuelle : la haine, l’envie, l’amour, la pitié ou encore la gloire sont autant de formes affectives prises par la confrontation et la relation avec un « autre », que l’on reconnaît en même temps comme un semblable, relevant de droits communs et soumis à des codes similaires.

Tous ces exemples permettent de comprendre que les structures du comportement humain se forment à partir des informations que chaque individu échange avec son environnement et ses congénères, et soulignent ce faisant le rôle crucial de l’apprentissage dans leur émergence.

L’apport des sciences cognitives

C’est alors qu’interviennent les sciences cognitives. Ce sont en effet certains mécanismes mentaux qui rendent possible et entretiennent l’apprentissage. L’auteur montre que l’esprit humain comporte une grande variété de systèmes traitant les flux d’informations et effectuant des compositions capables, par exemple, d'analyser des sons et des phrases, de distinguer les amis et les ennemis ou encore de classer les animaux.

Or, ce sont là des catégories acquises et des modèles cognitifs perpétués d'une génération à l’autre. Boyer remarque d’ailleurs que pour que des alliances émergent entre individus, ceux-ci doivent disposer de représentations mentales spécifiques, qui leur permettent de se représenter un monde partagé.

De telles catégories évitent à l’auteur de réduire les comportements humains soit au seul déterminisme biologique, soit à la seule construction sociale : les structures mentales se développent, s’affinent et se solidifient au fil de l’évolution historique et sociale, de sorte que les dispositions cognitives sont elles-mêmes produites par l’apprentissage. L’esprit humain apparaît finalement comme un remarquable instrument de traitement de l’information, qui s’enrichit de chaque interaction avec le monde social qui l’entoure.

Le modèle explicatif que propose Boyer tient donc à distance à la fois le biologisme et l’anthropologie classique. Il suppose de réviser en profondeur notre conception des comportements humains et d’identifier, pour chaque fait social ou culturel, l’évolution et les mutations cognitives qui l’ont rendu possible. Cette étude systématique du développement cognitif mène Boyer à conclure que l'évolution a engendré des capacités spécialisées guidant nos relations sociales et la constitution de notre culture.

Quelques résultats saillants

Du fait de cette approche novatrice, l’ouvrage comporte un certain nombre de considérations épistémologiques. Boyer prend la peine de restituer les débats historiques qui ont opposé les différentes conceptions des sociétés humaines (soit à partir de leur rupture avec les autres comportements animaux, soit à partir de leur conformité avec les composantes génétiques humaines) et de situer ses propres concepts par rapport à elles.

La notion d’information, en particulier, fait l’objet de précisions importantes, qui l’insèrent dans la perspective globale des sciences cognitives. De même, le concept d’« humain » est spécifié, dans la mesure où il ne renvoie ni à une conception rationaliste stricte qui considère l’humain comme une pure conscience, maîtresse de tous ses comportements, ni à la conception inverse, qui en fait un automate ou une machine intelligente.

Ces nuances permettent à l’auteur de produire des analyses originales concernant tel ou tel phénomène social. On pourra mentionner, en ce sens, l’analyse des violences entre individus ou entre groupes sociaux : loin de rapporter ces comportements violents à des passions ou à des instincts primaires et irréfléchis, comme on le fait communément, Boyer montre plus finement qu’on peut les interpréter comme les résultats de « calculs » mentaux complexes. Pour comprendre l’expression de la violence — et surtout de la violence sociale — autrement que comme une explosion de rage incontrôlable, il convient en particulier d’étudier les marqueurs d’identification (à tel ou tel camp) mis en jeu et les processus sociaux de renforcement ou d’incitation à la violence.

L’ensemble de ces analyses, dont les objets sont très variés, permet au lecteur de porter un regard neuf sur les comportements sociaux les plus courants, et de s’interroger, par-delà certains préjugés, sur les structures plus fondamentales qui les rend possible au sein de l’esprit humain.