Stéphane Lambert explore l'œuvre de Van Gogh en mettant en lumière le geste créatif personnel qu'il implique, entre dessaisissement et compréhension de soi.

Dans son précédent livre, intitulé L'Apocalypse heureuse (Arléa, 2022), Stéphane Lambert dressait son autobiographie, sur fond de secrets familiaux et de traumatismes d'enfance. Le livre qu'il fait paraître cette année, intitulé Vincent Van Gogh. L'éternel sous l'éphémère, propose une biographie du célèbre peintre à l'oreille coupée. Ces deux récits de vie se construisent comme dans un face-à-face, les tableaux de Van Gogh répercutant l'histoire personnelle de Stéphane Lambert, comme dans un miroir.

Pour autant, l'analyse de Lambert se méfie des approches psychologisantes : on a souvent vu dans Van Gogh l'illustration de l'artiste plongeant dans la folie — cette folie particulière qu'on appelle « aliénation », une forme d'étrangeté à soi. Cette manière de réduire la peinture de l'artiste à une expression pathologique n'intéresse pas l'auteur, qui ne se prétend pas médecin et ne cherche pas à porter un diagnostic clinique.

Ce qui l'intéresse davantage dans cet ouvrage (et qui faisait déjà l'originalité de ses monographies précédentes, consacrées à Goya, Paul Klee ou Léon Spilliaert), c'est la manière dont l'artiste restitue la force vibratoire du réel, sa sensibilité à la vulnérabilité des choses, qui anime le geste de création, sa capacité à rendre sur la toile la tension d’un équilibre toujours à la limite. De ce point de vue, Lambert identifie chez le peintre un certain rapport à l'œuvre pouvant éclairer, en retour, le travail de l'écrivain.

Le paysage

Pour l'étudier, Lambert adopte un parcours géographique : en suivant les déplacements de Van Gogh à Amsterdam, à Paris, à Arles, ou encore à Saint-Rémy-de-Provence ou à Auvers-sur-Oise, il fixe les coordonnées et la cartographie de son œuvre et retrouve, chemin faisant, la trace des peintres hollandais et des vastes paysages qui les ont inspirés.

Se tenant ainsi aux côtés du peintre, l'écrivain comprend mieux le lien qui unit l'artiste à son œuvre. Ce n'est pas le champ de blé qui intéresse Van Gogh ; c'est bien plutôt tout ce qu'il a laissé de lui-même dans sa représentation. « Le paysage, c’est ce que l’on est à l’instant où on le voit, et c’est tout ce qu’on n’est pas, le hors-de-soi rapatrié dans le cadre du tableau, tel un Champ labouré (1888) par le regard ».

Ainsi, sur la toile qui représente une vue d'Arles avec ses arbres en fleurs, la ville semble s'embraser sous l'effet des vibrations du feuillage, et des formes inquiétantes semblent naître du tremblement de la lumière : l'artiste cherche à peindre une dynamique indomptable qui déborde de soi, qui le pousse à sortir de la fixité identitaire, dans le combat entre la forme et la matière pour que du réel se décolle la représentation. L'effet est encore le même dans ce tableau qui présente Arles derrière une étendue de blés aux épis flamboyants :

 

En d'autres termes, peindre est une manière de mettre de côté son « moi », de l'abstraire. Le tableau de la chambre arlésienne, remplie d'objets flottants, déracinés, en est peut-être l'expression : elle présente, sur la toile, tout ce dont le peintre s'est séparé. Et Lambert interprète de même les « autoportraits parisiens » : « Rien de personnel. Se peindre comme on peindrait un champ de blé. »

Peindre pour se séparer de soi

Ainsi interprétée, la peinture consiste en un cheminement qui arrache à soi. « Ce que vous peigniez, il fallait que vous le voliez à votre propre vie », résume Stéphane Lambert. Et il ajoute : «Tant d'arbres peints, [...] tant de fureur réprimée, tant de cris ». Peindre, c'est accomplir ce « geste obstiné », ce « métier de fou » — comme l'artiste le disait de lui-même —, qui consiste à travailler au corps à corps avec la couleur, au risque de s’immoler.

Pour Stéphane Lambert, l’art n’est pas un baume apaisant ayant pour vocation de calmer la douleur. Au contraire, l’art abstrait et retire ; il implique une séparation d'avec soi. À ce titre, l’oreille coupée de Van Gogh — à la manière de la décollation de Jean Baptiste — apparaît comme un geste éminemment artistique et non comme un cas pathologique. La « coupure » produite par l'art est irréductible à la folie. D'où le rejet, par Lambert, de recourir à l'analyse psychologique pour appréhender le sens des œuvres.

Oreille coupée ou décollation : c’est à la compréhension d'un monde qui se tient à part et qui ne parle pas de lui-même que l'œuvre nous convie. Ainsi, le peintre — de même que l’écrivain —, auteur de son histoire, est en quête de jonction, de « recollation », là où il n’y a que divorce, séparation, fracture. Par l'œuvre, il s'agit de se réconcilier avec le sens.

Tel Lazare, l'artiste revient alors à la vie, sous l'emprise de la frénésie qui le pousse à mettre en forme le chaos du réel. Il répète sans cesse son geste pour ne pas figer sa vision mais produire au contraire sa dynamique. C'est alors que naît une œuvre, dans l'instant fragile de sa présence sans cesse à rejouer.

« La permission de ne plus espérer soulage », écrit Lambert dans un jeu d’inversion de la morale kantienne — qui s'interrogeait pour sa part sur ce qu'il est possible d'espérer. Certaines espérances, en effet, vont à l'encontre du mouvement de la vie ; la douleur, à l'inverse, projette dans un temps fugace et précaire, qui nous sauve tout en nous transportant de l'autre côté de la vie.

Sous un angle bien différent de celui du critique d’art, qui s'attarde sur des questions techniques et analyses l'œuvre à l'aune des règles et des formes canoniques de l'art, Stéphane Lambert choisit finalement de retrouver l'artiste derrière ses toiles. Dans ce livre, la peinture se fait kaléidoscopique, opérant un retour permanent à soi, et en même temps réalisant un « dessaisissement » radical de soi.