Le grand spécialiste des migrations François Héran rappelle quelques faits salutaires sur le sujet pour sortir de la surenchère politique.

L’immigration appelle une démarche pragmatique, explique une nouvelle fois dans ce livre, paru en début d’année, le démographe et professeur au Collège de France, François Héran, dès lors que son niveau est modeste et gérable.

L’attitude qui consiste à grossir l’immigration à outrance et à exagérer grandement ses conséquences négatives, pour en déduire la nécessité de lui faire subir une « réduction drastique » (pour reprendre la locution la plus utilisée), tourne le dos à la réalité et prépare de ce fait de très sérieuses déconvenues.

Un déni de réalité

La France est un pays d’immigration ancienne qui s’est progressivement intégrée à la population et continue de le faire. C’est pourquoi il n’est ni souhaitable ni possible de tracer une frontière, qui serait définie une fois pour toute, entre une « population majoritaire » et une immigration non assimilable, et pour partie déjà présente.

Comme il n’est pas davantage envisageable, comme on veut nous le faire croire, de distinguer rigoureusement, sauf à fermer les frontières et instaurer une police en charge de la traque des seconds, entre des immigrés entrés régulièrement, dont il s’agirait de faire baisser le nombre, et des « irréguliers », qui seraient interdits d’entrer et auraient sinon vocation à être expulsés, sans faire entrer en compte d’autres considérations.

« Faire avec »

François Héran n’a de cesse de le répéter : l’immigration, il faut faire avec. Ce qui ne veut pas dire que l’on s’interdise de poser des limites, mais qu’elles soient alors juridiquement encadrées et proportionnées, et tiennent compte des réalités.

Cela dit, il y a plusieurs façons de faire avec. Régulariser plus de personnes, sur des métiers en tension, sur critères ou au cas par cas, et en contrepartie chercher à augmenter le nombre d'explusions, en est une, qu'il faudra juger sur pièces.

Promouvoir une politique active d'accueil, d'intégration et de promotion, en est une autre, qui aurait de loin sa préférence. Pour lui, faire avec, explique-t-il, devrait consister à respecter le droit, c’est-à-dire les conventions internationales que la France a signées, et l’équilibre qui a été trouvé dans la jurisprudence entre le respect des idéaux démocratiques et humanitaires et la préservation des intérêts nationaux. A anticiper les urgences relatives aux conflits internationaux et aux guerres civiles et s’organiser en conséquence pour prendre sa part (ou un peu plus que sa part) de l’accueil solidaire sur la base de critères lisibles et cohérents. A allouer les moyens nécessaires au traitement administratif des situations. A entretenir et consolider les passerelles légales entre l’illégalité et la légalité, et donc les modalités de régularisation. Mais aussi à favoriser la mobilité des personnes accueillies de manière à lutter contre les ségrégations territoriales (comme en Seine-Saint-Denis par exemple) et leurs conséquences. Enfin, à construire des parcours d’apprentissage de la langue, de progression scolaire, de formation professionnelle, de participation associative et civique, qui favorisent l’intégration.

Un accroissement qui reste gérable

L’immigration s’accroît, c’est un fait, depuis le début des années 2000. La population immigrée augmente en effet de l’ordre de 2 % par an depuis cette date, soit deux fois plus rapidement que la population totale, alors qu’elle s’était plus ou moins stabilisée en pourcentage entre 1975 et 2000 (même si sa composition a évolué pour faire une part plus grande aux immigrés originaires du Maghreb et du reste de l’Afrique). Elle représente aujourd’hui de 11 à 12 % de la population de la France.

Le prétendu laxisme des gouvernements qui se sont succédés depuis lors n’y est pour rien. Le même phénomène s’observe dans le monde en général et dans la plus grande partie de l’Europe (sauf en Europe de l’Est). Il est alimenté par les conflits armés du Moyen-Orient, de l’Afrique subsaharienne, et par le développement économique, qui procure aux migrants les moyens nécessaires de partir.

Or la France fait nettement moins que sa part en matière d’accueil des réfugiés : elle n’a ainsi reçu que moins de 5 % des deux millions de demandes d’asile déposées dans l’Union européenne par des Syriens, des Irakiens et des Afghans entre 2014 et 2020, c’est trois fois moins que sa part du PIB, même si ces chiffres s’expliquent en partie par les préférences des exilés. Et elle a aussi accueilli huit fois moins d’Ukrainiens que l’Allemagne.

Les flux sont suivis à travers les statistiques des (premiers) titres de séjour (d’un an et plus) délivrés chaque année, qui ne concernent que les ressortissants des pays tiers, hors Suisse et hors Espace économique européen, qui sont passés d’un peu moins de 200 000 en 2005 à un peu plus de 300 000 en 2022. Une croissance qui s’explique pour plus de la moitié par l’augmentation du nombre d’étudiants, passés de 45 000 à 100 000, pour plus d’un quart par l’augmentation de la migration de travail, passée de 10 000 à 40 000 et, dans une moindre mesure, par la migration de refuge, passée de 20 000 à 40 000 sur la période. Et qui ne doit rien en revanche, n’en déplaise aux élus de droite, trop prompts à le dénoncer, au regroupement familial, qui lui a plutôt baissé (il convient du reste de ne pas confondre migration familiale et regroupement familial, car la première englobe, contrairement au second, qui représente moins de 15 000 personnes par an, des personnes devant attester d'une présence en France de longue date).

Il s’agit d’une croissance qui reste modeste et gérable, et dont la réduction (drastique !) serait à la fois contreproductive, s’agissant de l’immigration de travail et estudiantine, contraire à nos valeurs et aux engagements internationaux de la France (alors qu’il faudrait être fou pour les renier dans le monde où nous sommes entrés), s’agissant de l’immigration familiale ou de refuge, et largement impraticable, faute d’accord avec les pays d’émigration pour reprendre leurs ressortissants, s’agissant des immigrés que l’on voudrait renvoyer chez eux.

Un brassage progressif

Vouloir réduire drastiquement l’immigration, c’est faire abstraction du brassage qui s’est opéré au fil du temps et continue de s’opérer entre les immigrés et la « population majoritaire », dont les mariages mixtes ne sont que la manifestation la plus évidente.

Si la première génération d’immigrés représente, comme on l’a vu, 11 à 12 % de la population totale, la deuxième génération, qui regroupe les personnes nées en France d’au moins un parent immigré, représente sensiblement la même proportion, qui se répartit à égalité entre les enfants de deux immigrés et les enfants de couples mixtes. Les deux générations réunies représentent donc un peu moins du quart de la population totale. Et si l’on remonte encore d’un cran, c’est près d’un tiers de la population qui est elle-même immigrée ou compte au moins un parent ou un grand-parent immigré. Pour autant, parmi les descendants de la troisième génération, moins de 10 % ont trois ou quatre grands-parents immigrés. Une proportion qui plafonne à un quart pour la population ayant un lien avec l’immigration maghrébine   .

Ce brassage s’accompagne également d’une augmentation de la tolérance ou encore d’une baisse des préjugés vis-à-vis des immigrés comme le montre le baromètre du rapport annuel de la CNCDH, la commission nationale consultative des droits de l’homme, même si une part importante de la population peut estimer que les immigrés sont trop nombreux…

Des passages entre situations irrégulières et régulières

Mais la volonté de réduire (toujours drastiquement) l’immigration s’appuie sur une autre distinction, tout aussi illusoire, qui oppose les immigrés entrés régulièrement sur le territoire à ceux entrés (ou qui s’y seraient maintenus) irrégulièrement, qui auraient alors vocation à être expulsés.

Limiter les contentieux, en raccourcir les délais, et se donner les moyens de mettre à exécution les OQTF, les obligations de quitter le territoire, font ainsi partie des solutions préconisées et pour partie mises en œuvre depuis des années (une loi tous les dix huit mois en moyenne depuis le milieu des années 1980 !) dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles se sont révélées passablement inefficaces.

Prétendre faire de cette distinction une application rigoureuse, c’est ignorer (ou feindre d’ignorer) que nombre d’immigrés en situation régulière sont passés par une période d’irrégularité, parfois longue, et ont même pu basculer de la première dans la seconde, soit parce que leur situation personnelle a évolué, soit parce que les règles ont changé, ou parfois simplement faute d’avoir pu faire renouveler dans les temps leurs titres de séjour par les services préfectoraux, cela alors que les réformes législatives ont progressivement durci l’octroi de la carte de résident.

Sur l’ensemble des immigrés installés en France (qui y occupent un logement ordinaire), un sur cinq a été sans papiers à un moment de son séjour (une proportion qui atteint 40 % pour les immigrés originaires d’Afrique subsaharienne). Cette précarité n’est pas cantonnée à l’arrivée et procède dans la moitié des cas d’un déclassement, et n’est pas non plus permanente puisque, par exemple, un quart de ceux qui ont été sans papiers ont finalement été naturalisés et autant ont obtenu une carte de résident, comme nous l’enseigne l’enquête TeO2   . Preuve que les sans-papiers savent s’intégrer, y compris au terme d’un parcours qui les place très souvent en situation de vulnérabilité.

C’est la même distinction entre réguliers et irréguliers qui conduit à s’opposer farouchement à toute régularisation, pour soutenir qu’il serait possible, pour autant que l’on en ait la volonté, d’expulser l’ensemble des irréguliers. Ce qui soit dit au passage causerait des dommages conséquents à un nombre non négligeable de secteurs économiques.

C’est l’ensemble de ces réalités qui sont aujourd’hui déniées par nombre de responsables politiques, comme l’illustrent les positions prises dans les débats sur le projet de loi porté par Gérald Darmanin, dont ce livre avait commencé de rendre compte dans une deuxième partie couvrant le deuxième semestre 2022, mais qui n’ont fait depuis que se radicaliser encore davantage. François Héran a depuis livré une analyse détaillée du projet de loi sur le site de l'Institut Convergences Migrations qu'il préside.

Plutôt que de chercher, dans une course aux voix qui ne peut que mal finir, à réduire l’aide médicale accessible aux migrants, à limiter le regroupement familial et toutes les formes de régularisation, dont la droite fait une « ligne rouge », à faciliter les expulsions, ce qui suppose par ailleurs d'obtenir des pays d’origine qu’ils acceptent de reprendre plus souvent leurs ressortissants, sans compter les autres mesures qui figurent dans le projet adopté par le Sénat, il vaudrait beaucoup mieux s’occuper de promouvoir une politique active d’accueil, d’intégration et de promotion des immigrés, qui s’attaquerait aux problèmes sans les grossir démesurément, suggère François Héran en substance.