De « Ainsi parlait Zarathoustra » à « Ecce Homo », l'édition scientifique des ouvrages de la dernière période de production de Nietzsche (1883-1889) clôt la publication de ses Œuvres en Pléiade.

La publication des œuvres de Nietzsche dans la collection de la Pléiade, déjà composée de deux volumes, se clôt avec la parution du tome III, couvrant la période 1883-1889 et comprenant certains des ouvrages les plus célèbres de l'auteur, depuis Ainsi parlait Zarathoustra jusqu'à Ecce Homo.

Cette nouvelle édition invite les lecteurs à lire attentivement les écrits de ce philosophe et à se garder des jugements hâtifs auxquels ils sont trop souvent réduits. En particulier, elle permet de se confronter directement aux textes originaux (avec l'appui des nombreuses notes rassemblées en fin de volume, éclairant tel vocable, telle citation ou tel débat avec des contemporains), plutôt qu'aux interprétations et commentaires abondants mais parfois mal étayés qui s'interposent de plus en plus entre l'auteur et son lecteur.

Cela est d'autant plus important, dans le cas de Nietzsche, que cette œuvre a été très rapidement remaniée, amputée et restructurée de manière posthume, notamment par la sœur de l'auteur. Les éditeurs signalent, lorsque c’est nécessaire, les effets néfastes de ces montages et offrent des précisions sur la chronologie des textes et leur processus de publication parfois compliqué (envois retardés à l’imprimeur, correction des épreuves, éditions posthumes et problèmes de commercialisation des ouvrages).

La qualité de cette édition repose sur le classement minutieux des manuscrits par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, entrepris depuis 1957. Dirigée par Marc de Launay, philosophe et traducteur, avec la collaboration de Dorian Astor, spécialiste de Nietzsche, cette édition couvre la dernière période productive de la vie du philosophe, avant que celui-ci ne sombre dans la folie puis le mutisme, jusqu'à sa mort en 1900.

Avant l'effondrement

Durant la courte décennie couverte par cette période, le style de Nietzsche évolue : les aphorismes, tant travaillés dans les périodes précédentes, laissent progressivement place à une structure plus définie, confirmant le rejet nietzschéen de l'argumentation rhétorique et de l'écriture académique. La poésie et les paraboles prédominent, signalant l'obsolescence des doctrines allemandes de l'époque (le positivisme, notamment).

Les thématiques, également, sont variées : dans Par-delà bien et mal, Nietzsche s’oppose à la conception dominante des sciences ; dans Pour la généalogie de la morale, il se dresse contre la moraline et la matrice religieuse chrétienne ; dans Le cas Wagner, il fait l'analyse des sociétés européennes modernes et les diagnostique comme malades du nihilisme.

Les éditeurs soulignent l'évolution de la philosophie de Nietzsche, dans ces textes, vers une orientation généalogique, par laquelle il renonce à penser en termes d’origine ou d'essence fixe, au profit d'une compréhension basée sur les instincts et la discorde fondamentale.

Traduction et interprétation

Le travail de traduction des textes de Nietzsche est en lui-même une gageure, tant sa langue est complexe. L'auteur lui-même dénonçait le défaut du langage de ne pouvoir saisir ni le multiple, ni le singulier, ni le devenir, et utilisait des formes d'écriture originales et sophistiquées pour pallier cette difficulté. En philologue, il maniait également le grec et le latin et ne se privait pas de les mobiliser pour enrichir ses réflexions.

L'une des notions centrales de ce volume, posant à l'éditeur des problèmes de traduction mais engageant également des questions de compréhension, est celle de Übermensch, en allemand, soit « surhomme » ou « surhumain » — plutôt que « homme supérieur », comme on le trouve parfois. En anglais, les traducteurs avaient longtemps opté pour Superman, jusqu'à ce que Walter Kaufmann propose Overman en 1954. Cela permet d'insister sur l'idée d'un « au-delà » de l’homme tel qu’il est conçu et éduqué à l’époque. En particulier, le surhomme est celui qui brise les valeurs chrétiennes, et dont Zarathoustra annonce la venue — dans un style ironiquement inspiré des Évangiles.

La lecture du volume dans son intégralité produit à cet égard des effets de résonance saisissants, puisqu'à cette annonce inaugurale du surhomme dans Ainsi parlait Zarathoustra répond en quelques sorte la belle page qu'y consacre de chapitre 6 d'Ecce Homo en fin de parcours. Les éditeurs notent, à propos de ce dernier ouvrage, que son titre est un rappel des paroles du Christ. À cette occasion, ils mettent en perspective les jeux d’intertexualité qui s'installent à travers les œuvres de Nietzsche.

Les discussions sur la traduction des notions centrales de la philosophie nietzschéenne, qui témoignent de la rigueur interprétative et de l'exigence scientifique de l'édition, se répètent à propos des concepts d'« éternel retour » ou de « volonté de puissance ».

Le primat de la danse

Un thème récurrent et original traverse les pages du volume, à savoir celui de la danse. Cette dernière symbolise la philosophie en devenir, le mouvement du penseur qui se laisse entraîner à la critique des valeurs.

La danse, selon Nietzsche, incarne la liberté conceptuelle s'affranchissant de la pesanteur : rien ne peut arrêter l'élan philosophique ; rien ne peut figer la production du concept. Muer le penseur en danseur, c'est l'élever, non pas vers quelque transcendance, mais plutôt en l'émancipant de toutes les contraintes qui enferment, enfoncent et engoncent.

La lecture de ce volume est, lui aussi, un apprentissage de la légèreté : il est destiné à un lecteur qui, comme son auteur, se sent un « esprit libre ».