Troisième et dernier tome des Trois Mousquetaires, « Le Vicomte de Bragelonne » d'Alexandre Dumas constitue sans doute le volet le plus émouvant et le plus réussi de la saga.

Les Trois Mousquetaires, Vingt après et Le Vicomte de Bragelonne ou dix ans plus tard, constituent peut-être la trilogie la plus fameuse de l’histoire de la littérature française. Elle raconte une histoire dont tout le monde connaît les principales péripéties sans avoir eu besoin de lire les milliers de pages qui la composent.

On aimerait mieux savoir comment ont pu naître les aventures de d’Artagnan, d’Aramis, de Porthos et d’Athos sous la plume de Dumas, mais ce dernier n’a fourni que peu de détails sur les sources et la genèse de ces romans. Seule la chronologie est certaine, à commencer par la date du 14 mars 1844, quand Le Siècle a commencé la publication de la Préface et du début du roman en révélant au grand public le nom de son auteur. Jusque-là, Dumas avait en effet surtout écrit des pièces de théâtre — qui lui avaient déjà valu une notoriété enviable — et de pittoresques Impressions de voyage, dispersées entre divers journaux et revues.

Quand naît la mode du feuilleton, Dumas reçoit des commandes qui l'encouragent à composer des romans. Depuis peu, il a rencontré l'écrivain Auguste Maquet qui l'aide à exécuter ses contrats. Ensemble, ils mettent au point une méthode de travail dont on peut lire le détail dans leur correspondance. Sur un prétexte souvent fourni par Maquet, Dumas imagine un développement. Ils ont alors plusieurs « séances de plans » et communiquent fréquemment. Dumas a l'occasion de se documenter sur l'arrière-plan historique en écrivant, au début de l'année 1844, un ouvrage de vulgarisation historique, Louis XIV et son siècle, commandé par les éditeurs Fellens et Dufour. À cette occasion, il lit les Mémoires authentiques de Louis-Henri de Loménie, comte de Brienne, celles du cardinal de Retz, les écrits de La Rochefoucauld, ainsi que les Mémoires apocryphes du comte de Rochefort et de M. d'Artagnan. Il y puise des détails romanesques pour son essai historique, en particulier l'affaire des ferrets de la Reine, qui sera au centre des Trois Mousquetaires.

Pour son roman, il tire entre autres les noms d'Athos, Porthos et Aramis des Mémoires de M. d'Artagnan (qu'il a empruntés à la Bibliothèque de Marseille en juin 1843) ; il compte faire de ces trois noms le titre du roman, mais Louis Desnoyers, journaliste du Siècle, lui propose celui, beaucoup plus populaire, des Trois Mousquetaires. Dumas accepte tout en signalant que ce titre est absurde puisque ses Mousquetaires sont quatre.

On sait de Dumas fils avec quel enthousiasme son père a écrit les trois romans du cycle, et combien il s'est attaché à ses personnages. Les Trois Mousquetaires paraissent du 14 mars au 14 juillet 1844, et remportent un vif succès. Les quatre héros ont le charme et l'énergie de la jeunesse. Vingt ans après est imprimé du 21 janvier au 2 août 1845, et est également bien accueilli, alors que le sujet en est pourtant austère du fait de l'absence d'intrigue amoureuse. Les personnages sont teintés de la mélancolie de l'âge adulte. Le Vicomte de Bragelonne commence à paraître en feuilleton plus de deux ans plus tard. C’est ce dernier volet des aventures des Mousquetaires qui vient de paraître en Pléiade sous la direction scientifique de Jean-Yves Tadié.

Un livre d’historien et un roman politique  

À certains égards, il n’est pas exagéré de dire que Le Vicomte de Bragelonne est le plus réussi des trois tomes. D’abord sur le plan de la documentation que Dumas a mobilisée. Le roman débute en 1660, à l’heure où Mazarin est sur le déclin et va bientôt mourir, et à l’heure où Charles, le prétendant au trône de Grande-Bretagne, est venu en France demander à son cousin Louis XIV de lui donner de l’argent et des hommes armés pour lui permettre de reprendre la place qui lui revient.

Le lecteur est immédiatement introduit dans les arcanes du pouvoir, des tractations, des querelles d’ego et des trafics d’influence, qui lui offrent un aperçu unique de ce qu’a pu être le règne de Louis XIV. La force de Dumas est de se dresser sur la route des historiens du XVIIe siècle à la façon d’un interlocuteur incontournable. Même François Bluche, savant thuriféraire de Louis XIV et détracteur inlassable de Dumas, a éprouvé le besoin dans son Louis XIV (1986) de s’expliquer avec lui. C’est dans Dumas que l’on trouvera un portrait inimitable de Richelieu, de Mazarin, de Colbert, de Fouquet, du Masque de fer. Michelet ne s’y était pas trompé : « Vous avez appris plus d’histoire au peuple que tous les historiens réunis », lui écrivait-il. C’est dans Dumas que l’on entendra aussi la voix de La Fontaine dissertant à bâtons rompus sur Épicure et donnant la clé de quelques-uns de ses poèmes.

Dominique Fernandez, éditeur du Vicomte de Bragelonne dans la collection « Bouquins » de Robert Laffont notait fort justement que Dumas a « entrepris de ressusciter, en plein siècle du matérialisme et du lucre [c’est-à-dire, le XIXe], l’idéal chevaleresque de la France d’avant Colbert ». On le sait : Dumas a été tenté par la politique et a présenté sa candidature à l’Assemblée nationale à deux reprises, en avril et novembre 1848, essuyant deux échecs consécutifs. Il aura mené sa vie durant une activité politique par le moyen du journalisme. L’écriture des romans en constitue, jusqu’à un certain point, un prolongement.

En faisant revivre l’idéal chevaleresque de la France d’avant Colbert, Dumas se fait le successeur du poète, écrivain et historien irlandais Walter Scott (1771-1832), l’auteur d’Ivanhoé (1819) — comme l’indique judicieusement Jean-Yves Tadié dans son excellente Préface —, soucieux lui aussi de montrer la disparition des valeurs héroïques incarnée par les Stuarts et les Écossais des Highlands au profit de la bourgeoisie industrielle des plaines, et de la prosaïque dynastie de Hanovre.

Un roman de la vieillesse et de la mort

Mais Le Vicomte de Bragelonne est d’abord et avant tout la suite et la fin des aventures des Mousquetaires, croqués dans leur existence ordinaire trente ans plus tard. Nos Mousquetaires ont connu le même sort que celui qui nous attend tous : ils ont pris de l’âge. Dumas se fait alors le peintre du vieillissement. C’est sans doute par ce biais que le roman touche directement au cœur. L'écrivain Robert Louis Stevenson, grand admirateur de Dumas, qui déclarait avoir lu cinq ou six fois Le Vicomte de Bragelonne, confiait que « [s]on plus cher et meilleur ami en dehors de Shakespeare est sans doute d'Artagnan, le d'Artagnan vieillissant du Vicomte de Bragelonne ». « Je n'ai jamais rencontré d’âme plus humaine », ajoutait-il, « et même, à sa façon, plus admirable ; je plaindrai sincèrement l'homme trop imbu de ses principes pour ne pas être capable d’apprendre du capitaine des Mousquetaires ».

Et il est vrai que les remarques dispersées sur le vieillissement inéluctable des quatre héros sont bouleversantes. « Plus d’amis, plus d‘avenir, plus rien ! », s’écrie par exemple d’Artagnan. « Mes forces sont brisées, comme le faisceau de notre amitié passée ! oh ! la vieillesse arrive, froide, inexorable ; elle enveloppe dans son crêpe funèbre tout ce qui reluisait, tout ce qui embaumait dans ma jeunesse, puis elle jette son doux fardeau sur son épaule et le porte avec le reste dans ce gouffre sans fond de la mort. »

Athos, de son côté, trouve des mots tout aussi poignants, lui qui n’avait pourtant jamais brillé par son sentimentalisme : « Ne regrettez pas notre amitié ; elle ne mourra qu’avec nous. L’amitié se compose surtout de souvenirs et d’habitudes ».

Le sommet du livre, de ce point de vue, se situe dans les dernières pages de la Quatrième partie, dans la description saisissante de la mort du pauvre Athos, incapable de se remettre de la mort tragique de son fils tombé au champ d’honneur. Les chapitres CCLXII à CCLIV, consacrés à l’agonie du Mousquetaire, demeurent indépassables, de sorte qu’on ne s’étonne pas de lire sous la plume de Dumas fils que son père a composé ces pages en pleurant.

En dépit de leurs protestations d’amitié, les Mousquetaires sont bien obligés de reconnaître que le « tous pour un » prononcé trente ans plus tôt n’est plus qu’un souvenir. Porthos s’est embourgeoisé, largement enrichi et se donne des airs de noblesse. Aramis est devenu évêque de Vannes — c’est lui qui sera intiment lié à l’affaire de l’homme au masque de fer, qui constitue l’épisode le plus célèbre de tout le livre. Athos, comte de la Fère, jouit du bonheur d’être père, avant de mourir littéralement de chagrin après la disparition brutale de son fils. Quant à d’Artagnan, le seul à être resté mousquetaire, il a pris du galon, est devenu homme politique, mais songe à tout quitter.     

Dans Le Vicompte de Bragelonne, Dumas sera impitoyable avec ses héros puisqu’il les fera mourir les uns après les autres, à l’exception d’Aramis. Porthos sera enseveli dans l’effondrement de la grotte de Locmaria. D’Artagnan sera tué d’une balle de mousquet qui lui traversera la gorge. On sait déjà comment mourra Athos. Et si Aramis survivra, il ne restera de lui que le corps, comme le dit tristement Dumas : « Des quatre vaillants hommes dont nous avons conté l’histoire, il ne restait plus qu’un seul corps. Dieu avait repris les âmes. »