Face aux caricatures et aux raccourcis, un collectif de chercheuses et chercheurs réaffirment l'histoire des colonisations comme un objet avant tout scientifique.

Le passé colonial de la France dépasse les seuls livres d’histoire pour s’insérer dans le débat politique et participer aux divisions mémorielles. Sous la direction de Pierre Singaravélou, les éditions du Seuil publient une somme qui réunit plus de deux cent cinquante chercheurs et chercheuses pour saisir cette histoire plurielle sur le temps long. En partant des multiples acteurs des sociétés coloniales, les auteurs gardent un propos résolument scientifique et montrent que cette histoire ne peut être ni occultée, ni caricaturée pour demeurer avant tout un objet d’étude. L’historienne Mélanie Lamotte et l’historien Guillaume Blanc, qui ont participé à la coordination de l’ouvrage, répondent ici à nos questions.

L’histoire des sociétés coloniales est abordée de façon ponctuelle dans les programmes du secondaire et souvent selon la dichotomie colonisation/décolonisation. Ce livre collectif prouve que la mondialisation, l’économie des sociétés modernes ou encore les grands conflits, depuis la guerre de Sept Ans aux guerres d’indépendance, ne peuvent se comprendre sans accorder un soin particulier aux colonisations. 

Nonfiction.fr : Vous avez assuré la coordination du livre Colonisations. Notre histoire. Le titre peut apparaître comme une provocation puisque l’histoire des colonisations et des décolonisations a été biaisée et caricaturée par une partie des politiques. Face à cela, votre propos est résolument historique. Comment conduire un tel projet dans un climat « intellectuel » aussi délétère ?

Mélanie Lamotte : C’est justement à cause de ce climat qu’un tel livre nous a semblé nécessaire. En tant que chercheuse, ce qui me préoccupe avant tout est le regard scientifique. Au final, ce sont les sources historiques dans leur ensemble qui racontent le mieux l’Histoire, parce qu’elles sont les témoins de notre passé. Les historiens et historiennes qui ont contribué à cet ouvrage ont passé des années, voire des décennies, à conduire leurs recherches dans les archives. Ils utilisent ces archives pour nous raconter cette Histoire de manière sereine et accessible à tous, qui encourage le dialogue. Nous espérons toucher tout le monde : le chercheur, le curieux, et le sceptique.

Certains politiques refusent de parler de cette histoire parce qu’ils pensent qu’elle rend les Français honteux d’être Français. Mais au contraire, je pense que raconter cette histoire d’une manière qui rend honneur à la mémoire des peuples d’Amérique, d’Afrique, d’Europe, d’Asie et de l’Océanie rendra les Françaises et les Français fiers d’être Français et Françaises. En tout cas, je suis fière d’être Française lorsque je lis ce beau travail scientifique dirigé et coordonné par cinq enseignants-chercheurs français.

Guillaume Blanc :  Les biais et les caricatures qui masquent l’histoire des colonisations sont en effet à l’origine de ce projet. Pour les historiens et les historiennes, depuis presque quarante ans, la colonisation est un phénomène largement étudié, connu et enseigné. Le problème n’est donc pas scientifique. Le problème est qu’il existe encore un véritable fossé entre l’histoire des colonisations telle qu’elle s’écrit et celle véhiculée par les sphères médiatiques et politiques.

Bien souvent, tel ou tel parti, tel journal ou telle radio se contente de piocher ce qui l’arrange dans le passé, comme si l’histoire était un supermarché où l’on pouvait prendre ce qu’on aime, et laisser de côté ce qu’on n’aime pas. Parler des écoles françaises en colonies par exemple, et oublier de dire que l’immense majorité des colonisés n’avaient pas accès à ces écoles. Ou parler des kilomètres de routes construites en colonies, et oublier de dire que ces routes étaient construites par les colonisés, soumis sinon au travail forcé, au moins à des conditions de travail inhumaines. Bref, face à ce climat en effet délétère, il nous a semblé utile d’essayer de rassembler autant d’autrices et d’auteurs grâce auxquels on pourrait « tout » prendre. C’est ce qui a donné « notre histoire » des colonisations.

Nous avons bien conscience que ce « notre » peut sonner comme une provocation, mais il renvoie à un choix véritablement scientifique.

« Notre », d’abord, pour signifier que la France d’aujourd’hui est une société postcoloniale. Le qualificatif est généralement réservé aux pays anciennement colonisés, et où le passé colonial continue de peser sur le présent – un présent, donc, « postcolonial ». Mais c’est l’une des ambitions de notre livre que de montrer que dans la France hexagonale aussi, le colonial est partout. Marie Treps et Karim Hammou montrent par exemple l’actualité des mots de la colonisation : les mots de l’insulte (comme « bougnoul », qui vient de la langue wolof, où bou-gnoul signifie « noir »), mais aussi les mots des chansons, comme celle sur les valises en cuir avec le groupe La Rumeur, qui fait référence aux valises des immigrés maghrébins arrivés en France dans les années 1960.

D’autres autrices et auteurs montrent également ce que le paysage français doit à la colonisation, comme Stéphane Valogne, géographe, qui nous rappelle qu’à Cherbourg, les rues portent encore le nom des généraux partis à la conquête de la future Indochine française au XIXe siècle. De la même manière qu’à Paris, l’Élysée reste un vestige de de la colonisation puisque le bâtiment est un ancien hôtel particulier offert à la monarchie par Antoine Crouzat, qui faisait fortune, dans les années 1720, grâce à la traite négrière.

« Notre », ensuite, pour souligner que nous vivons toutes et tous dans le même monde, et que notre monde est incompréhensible hors de l’histoire coloniale. Les récents coups d’État au Gabon et au Niger s’accompagnent par exemple depuis quelques mois d’un sentiment « anti-français » largement médiatisé. Mais peu de médias soulignent l’épaisseur historique de ce sentiment. Son histoire est très contemporaine, c’est ce que nous raconte Ousmane Ally Diallo dans le livre, en expliquant qu’après 2013, quand l’armée française quitte le Mali et le Burkina Faso, elle se replie au Niger, et elle a beau dire y lutter contre le djihadisme, les populations y voient une ingérence française de plus. Car cette histoire nous ramène en fait aux années 1950.

Gabrielle Hecht l’explique à son tour, c’est à cette époque que la France construit sa prétendue « indépendance énergétique » en exploitant l’uranium, entre autres, du Gabon et du Niger. Et en fixant des prix avantageux pour la France qui, en échange, aide les dirigeants gabonais et nigériens à se maintenir au pouvoir, ou favorise au contraire leur renversement s’ils contestent cette alliance énergétique inégale. D’où le ressentiment actuel des Nigériens et des Gabonais, lequel renvoie encore, aussi, à la mémoire, à celle que leur ont transmis leurs grands-parents astreints sinon au travail forcé, au moins au régime de l’indigénat décrit par Sylvie Thénault dans le livre : une véritable organisation sociale de l’injustice.

« Notre », enfin, pour affirmer le collectif. Le passé colonial fait l’actualité, et c’est donc l’une des ambitions du livre que d’expliquer cette actualité en passant par l’histoire. Mais pas n’importe quelle histoire. Si l’on peine généralement à comprendre ce qui se passe « là-bas », en Afrique, en Asie du Sud-Est, en Océanie, dans les Caraïbes, c’est parce que ces histoires sont généralement expliquées du seul point de vue français. Voilà pourquoi les contributrices et les contributeurs ne viennent pas seulement de France : pour restituer l’histoire depuis les lieux où elle se jouait, il fallait aussi écrire un récit polyphonique, avec des collègues de Nouvelle-Calédonie ou de Guyane, de la Martinique ou d’Algérie.

L’histoire des colonisations et des décolonisations a longtemps été séparée de l’histoire de France. Pierre Singaravélou rappelle en ce sens que dans Les lieux de mémoire de Pierre Nora, une seule des 130 notices est consacrée à cette histoire (Exposition de 1931). De plus, les clés de lecture ont longtemps été caricaturales : conquêtes/résistances ou sous forme de bilan mettant en avant de prétendus aspects « positifs » à la colonisation. A l’heure actuelle, l’historiographie s’avère d’une grande richesse : le rôle des intermédiaires, l’école, la question environnementale et même l’histoire militaire participent à des approches nuancées et fines. Comment votre livre rend-t-il compte de ce foisonnement historiographique ?

ML : Depuis les années 1960 jusqu’au début des années 2000, en France, il était difficile pour les chercheuses et chercheurs de parler de cette histoire à cause des évènements extrêmement violents qui ont eu lieu après la Seconde Guerre mondiale et avant les indépendances. L’historienne Cécile Vidal parle d’une « amnésie collective » également liée au fait que l’identité française a été construite autour de l’idéal républicain et universaliste ; Gilles Havard affirmait en 2006, « un tabou hante la République qui, il n’y a pas si longtemps, bafouait ses beaux principes – liberté, égalité, fraternité – outre-mer en y faisant régner l’exception, l’inégalité et l’arbitraire ».

Je pense que deux facteurs ont encouragé les chercheuses et les chercheurs français à surmonter ce tabou : le foisonnement des études coloniales dans d’autres pays (ici, je pense surtout à l’influence de travaux venus du Canada et des États-Unis), et le passage du temps. Depuis les années 1990, les chercheuses et chercheurs nord-américains ont produit de très beaux travaux sur l’histoire de la colonisation, de l’esclavage, et des questions raciales.

Il y a également depuis longtemps un désir, aux États-Unis, de raconter cette histoire « par le bas ». Dans le cas des « Black Studies », ce désir remonte aux années 1930 et 1940, lorsque de brillants chercheurs afro-américains comme C.L.R James ont entrepris d’écrire l’histoire des Amériques du point de vue des personnes dites « subalternes ». L’histoire des « autochtones » des Amériques foisonne également depuis de nombreuses décennies aux États-Unis et au Canada.

Ces travaux ont été une source d’inspiration pour les chercheuses et les chercheurs basés en France. Par exemple, je ne pense pas que l’ouvrage Empire et métissage (2003) de Gilles Havard serait ce qu’il est sans le Middle Ground (1991) de Richard White. Encore plus frappant : le livre Louisiana : Crossroads of the Atlantic (2013) de Cécile Vidal n’aurait jamais existé sans la montée en puissance des études atlantiques aux États-Unis. L’arrivée sur scène de nouvelles générations de chercheuses et chercheurs capables d’aborder ces sujets de manière plus sereine et donc plus nuancée, et curieux de cette histoire, explique également la richesse de cette historiographie.

De manière générale, avec le temps, les nations apprennent souvent à regarder leur Histoire en face. Par exemple, c’est seulement en 1995, soit cinquante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, que le président Jacques Chirac a reconnu officiellement la responsabilité de la France dans la déportation des juifs lors de son allocution au Vélodrome d’Hiver à Paris.

GB : Le livre s’inscrit en effet dans la « nouvelle » façon d’étudier le passé colonial. Qui n’est d’ailleurs pas si « nouvelle » que ça du tout. Dès 1997, dans Tensions of Empire, les historiens Frederick Cooper et Ann Laura Stoler invitaient leurs collègues à doublement questionner le colonialisme : parce que le terme suggère la stabilité alors que la situation coloniale est par définition instable, et parce que le mot évoque une situation totale, alors que le colonialisme n’était pas toujours la chose la plus importante dans la vie des hommes et des femmes colonisés. C’est dans cette logique que nous avons essayé de restituer l’histoire de la colonisation française, dans toute sa pluralité.

Dans notre livre, cela passe d’abord par l’envie de prendre en compte toutes les échelles. Maëlle Gélin ou Giulia Bonacci, par exemple, étudient les circulations des militants et des artistes panafricains, de leurs idées et de leurs revendications pour une « renaissance africaine » : en Amérique du Nord et en Amérique latine, en Europe et en Afrique. Il a aussi fallu faire une large place à toutes les résistances au colonialisme, qui n’étaient pas un « à côté » des sociétés coloniales, mais un phénomène constitutif de l’ordre colonial, dont le propre est d’être limité, et contesté. C’est ce que montrent Mimoun Aziza qui nous parle de la République du Rif et de l’épopée d’Abdelkrim, ou Nedjib Sidi Moussa qui nous raconte la parution en 1943 du Manifeste du peuple algérien, ou encore Pascale Barthélémy et Ophélie Rillon qui dressent le portrait de féministes anticolonialistes et panafricaines.

Tout cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de domination, bien sûr. Beaucoup d’autrices et d’auteurs décryptent l’ampleur des violences coloniales. Dominique Rogers raconte le quotidien de l’esclavage au XVIIe siècle, et Marlène Dault les atrocités commises par les soldats de Napoléon à Saint-Domingue en 1802. Emmanuelle Saada et Christelle Taraud décrivent les violences de la racialisation et de la sexualisation des colonisé.es au XIXe siècle, et Nicolas Schaub raconte les terribles enfumades du Dahra en 1845. Puis, Jean-Pierre Peyroulou décrypte les massacres qui suivent les célébrations du 8 mai 1945 en Algérie, Didier Nativel raconte la guerre de Madagascar en 1947, Vincent Joly les guerres d’Indochine puis d’Algérie, Ryme Seferdjeli et Khedidja Adel les viols commis par les soldats français.

Cette violence est constitutive du fait colonial, mais elle n’enlève rien au fait qu’il existe une histoire dans laquelle les colonisés tracent leur propre destinée. Ils subissent le pouvoir colonial, bien entendu, mais ils le contournent aussi, ou se l’approprient pour mieux le contester, ou simplement, ils font avec. C’est aussi cette histoire que nous avons voulu raconter dans le livre, à travers les stratégies des colonisés qui voient la Seconde Guerre mondiale comme une occasion à saisir pour s’émanciper du pouvoir colonial, ainsi que l’explique Benoît Beucher. Ou à travers les grèves mythifiées des cheminots d’Afrique de l’Ouest, décrites par Annette Joseph-Gabriel, ou le cinéma comme arme-anticoloniale, avec Mélissa Thackway, ou encore les idées de Frantz Fanon telles qu’elles sont diffusées en Nouvelle-Calédonie, comme nous le raconte Eddy Banaré. 

Mélanie Lamotte, vous avez assuré la coordination de la partie consacrée aux années 1500-1815, dans laquelle vous rappelez que la France a constitué un vaste empire avec peu de moyens en alternant la diplomatie et le recours à la violence. Les sources émises à cette époque proviennent souvent d’une minorité d’hommes au cœur de ce processus économique et politique. Comment les historiennes et les historiens contrebalancent-ils ce biais ?

ML : Si les sources historiques de l’époque moderne proviennent pour la plupart d’une minorité d’hommes faisant partie de l’élite politique, économique et sociale, c’est parce la vaste majorité des gens en France comme dans les colonies sont alors illettrés. Par exemple, contrairement aux esclaves des mondes anglophone, hispanophone et lusophone, les esclaves des colonies françaises ne nous ont pas laissé de récits autobiographiques. Pour surmonter cet obstacle, les chercheuses et les chercheuses utilisent différentes méthodes.

La plupart des historiennes et historiens modernistes aujourd’hui s’attachent à lire les sources historiques « against the biased grain », pour utiliser ici l’expression de l’historienne nord-américaine Marisa J. Fuentes, c’est-à-dire en ayant conscience des potentiels préjugés de leurs auteurs. Certains historiens et historiennes, que l’on retrouve dans le livre, comme Dominique Rogers, utilisent les interrogatoires d’esclaves conduits dans les tribunaux des colonies françaises pour leur donner une voix. D’autres, comme Catherine Benoît, utilisent les sources matérielles telles que l’iconographie et l’archéologie pour reconstruire les expériences culturelles, économiques, et sociales des esclaves.

Plus généralement, c’est en recoupant plusieurs types de sources, telles que les interrogatoires des tribunaux des colonies, les registres paroissiaux, les registres de notaires, des cartes topographiques et des sources archéologiques que les historiens modernistes commencent peu à peu à reconstituer la vie quotidienne des colons ordinaires et des colonisés, ainsi que des esclaves.

Vous insistez également sur le fait que l’empire colonial français s’est formé grâce aux efforts des esclaves et des peuples autochtones, mais grâce à l'entente avec certains peuples colonisés. Auriez-vous un exemple significatif sur ce dernier point ?

ML : Un bel exemple nous est donné dans un très beau texte de Gilles Havard. Il nous montre que la formation impériale en Amérique du Nord repose sur un vaste réseau d’alliances franco-amérindiennes allant du golfe du Saint-Laurent au golfe du Mexique. Très peu de Français se rendent en Amérique du Nord aux XVIIe et XVIIIe siècles, et les moyens de l’époque sont très restreints.

Ainsi, l’empire français en Amérique du Nord n’aurait pu se former sans le soutien de certaines populations autochtones, comme les Chactas de Louisiane, qui donnent aux Français leur protection ainsi que de la nourriture, des marchandises, et des conseils pour s’orienter et survivre en échange d’accords militaires et commerciaux (très tôt, les autochtones prennent goût aux armes à feu et aux outils européens comme les haches et les couteaux).

Dans le but de former ces alliances commerciales et militaires, les Français sont forcés de s’adapter aux cultures autochtones. Par exemple, plusieurs apprennent à parler leurs langues, et les représentants de la couronne française se plient à leurs cérémonies diplomatiques en fumant avec eux le calumet. C’est pour cette raison que l’empire en Nouvelle-France est qualifié d’« empire du milieu ».

Guillaume Blanc, vous avez assuré la coordination de la partie consacrée aux indépendances pour analyser le processus de « décolonisation » qui s’étend des années 1930 aux années 1960, auquel vous avez déjà consacré un ouvrage (Décolonisations, Seuil, 2022). Ici, vous commencez par critiquer le terme, puisque les peuples colonisés parlent davantage d’indépendance, de libération ou d’autonomie. Pourquoi faut-il donner davantage d’épaisseur au terme de décolonisation ?

GB : Encore une fois, pour mieux comprendre l’histoire des colonisations, il faut porter une attention aux mots qui servent à les raconter. Si vous êtes Algérienne ou Algérien, en effet, vous parlerez sûrement de « guerre de libération nationale ». Si vous êtes Vietnamienne ou Vietnamien, vous évoquerez probablement « la révolution indépendantiste ». Si vous êtes Martiniquaise ou Martiniquais, il y a de grande chance que le mot « autonomie » vous soit familier.

Mais si vous êtes Française ou Français, vous parlerez sans doute de « décolonisation ». L’origine de ce discours remonte aux années 1950. La guerre tue en Algérie, elle divise en France et elle aboutit en 1958, à la chute de la IVe République et au retour au pouvoir de Charles de Gaulle, puis, en 1960, à l’octroi de l’indépendance aux colonies de l’Afrique dite occidentale et équatoriale. Le général de Gaulle s’en explique à la télévision, le 14 juin : « Nous avons reconnu à ceux qui dépendaient de nous le droit de disposer d’eux-mêmes. Le leur refuser, c’eût été contrarier notre idéal », dit le président. Le discours est alors extrêmement habile. En prétendant que l’idéal français qui légitimait la colonisation justifie désormais la décolonisation, de Gaulle place la France au cœur de l’action : comme si elle décidait seule de son histoire.

Mais ce discours vise en fait à masquer la réalité. Le général poursuit son allocution en expliquant qu’« il est tout à fait naturel que l’on ressente la nostalgie de ce qui était l’empire […]. Mais quoi ? Il n’y a pas de politique qui vaille en dehors des réalités ! ». Le Président de la Ve République décide donc de ne pas nommer ces « réalités », car elles ont échappé au contrôle de la France. Ce sont les victoires indochinoises, les soulèvements algériens, les contestations guinéennes ou les revendications martiniquaises, autant de « réalités » que le président français préfère passer sous silence car elles appartiennent non pas à la France, mais à celles et ceux qui contestent son pouvoir au point de transformer l’ordre colonial, jusqu’à le faire chuter. Et c’est cette histoire qu’il faut donc observer, en adoptant non plus le point de vue de la métropole qui « décolonise », mais celle des colonies qui se « libèrent », qui font la « révolution » ou qui obtiennent leur « autonomie ».

Dans les années 1930, les empires sont à leur apogée, mais vous rappelez que les peuples contestent l’ordre colonial, jusqu’à se saisir de la question indépendantiste. Comment les peuples colonisés commencent-ils à s’organiser pour réclamer progressivement l’indépendance ?

GB : Pour comprendre les années 1930, il est d’abord crucial de ne pas céder à la tentation téléologique. Après 1945, après la Seconde Guerre mondiale, la contestation de l’ordre colonial se fera sous le registre nationaliste. Mais pendant l’entre-deux-guerres, les contestations sont surtout religieuses, économiques et sociales, portées par des confréries et des mouvements messianiques, des unions ouvrières, des syndicats, des communautés paysannes ou des militants communistes et internationalistes. Plutôt que d’être nationalistes, ces revendications témoignent alors de la nationalisation progressive des identités.

En Afrique, par exemple, on assiste d’abord à l’émergence d’une identité continentale. Le mouvement part d’ailleurs, des États-Unis où W.E.B. Du Bois et Marcus Garvey lancent le mouvement panafricain, puis d’Europe où Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor lancent celui de la négritude. Puis cette identité « africaine » se diffuse sur le continent, et de plus en plus d’élites lettrées se l’approprient, dénonçant une domination commune à tous les Africains, et revendiquant alors un objectif commun : la libération. Mais ces contestations de l’ordre colonial revêtent des contours de moins en moins continentaux, et de plus en plus coloniaux, au sens où chaque colonie va avoir son registre de contestation.

En Algérie par exemple, dans les années 1930, trois mouvements émergent. Avec Ferhat Abbas, la Fédération des élus indigènes revendique le droit des colonisés à devenir des Français à part entière : elle demande l’égalité et non l’indépendance. Avec le cheikh Ben Badis, l’Association des oulémas musulmans algériens prône un nationalisme culturel, fondé sur le triptyque « l’arabe est ma langue, l’Algérie est mon pays, l’islam est ma religion ». Et puis, avec Messali Hadj, l’Étoile nord-africaine exige une indépendance totale. Ces trois mouvements revendiquent alors une identité « algérienne », mais cette identité n’est pas la même selon Abbas, Ben Badis ou Hadj. Et il faut alors attendre la Seconde Guerre mondiale et le refus de la France de desserrer l’étau colonial pour voir émerger un parti, qui va construire, en la revendiquant, une identité algérienne : le FLN, le Front de libération nationale. Puisque l’ennemi à abattre pour être libre est un État (colonial), le FLN va organiser un contre-État (anti-colonial), et il va progressivement monopoliser la lutte pour l’indépendance, jusqu’à l’obtenir, accéder au pouvoir, et le garder.

Le même scénario se répète dans d’autres colonies, mais de manière fort différente car les contextes ne sont jamais les mêmes. Au Viêt-Nam par exemple, c’est le Parti communiste indochinois qui conteste le plus fortement dans les années 1930, au nom de la lutte sociale. Et ce sont les communistes qui vont alors mener la bataille pour la libération dans les années 1940, jusqu’à fédérer les populations autour d’un idéal indépendantiste où communisme et nationalisme sont indissociables.

Il faut préciser qu’en Afrique comme en Asie, tous les indépendantistes ne luttaient pas pour une indépendance « nationale ». Il y avait un vaste « horizon des possibles », comme l’explique Frederick Cooper dans le livre en parlant, entre autres, des projets de confédérations politiques en Afrique, ou des velléités de regroupements panislamiques en Asie. Mais le contexte colonial a poussé la plupart des indépendantistes à se replier, par choix autant que par stratégie, sur une sortie nationale.

Le livre montre bien qu’au-delà de l’histoire des espaces colonisés et de celle de la France, l’étude de la colonisation est nécessaire pour comprendre la mondialisation, la puissance et les faiblesses de la France aujourd’hui, mais aussi une partie des fêlures de nos sociétés. Les initiatives sont nombreuses pour montrer que cette histoire n’est pas une histoire lointaine mais bien « Notre histoire », pour reprendre votre titre. Des initiatives vont en ce sens, comme le fait d’inscrire cette histoire dans le paysage urbain par le biais de noms de rue, la question d’histoire contemporaine aux concours porte sur l’Afrique au-delà de la seule colonisation, la restitution des biens spoliés ou la réouverture du Musée national d’histoire de l’immigration. Voyez-vous des projets menés dans d’autres pays, aux États-Unis et en Europe, qui vont dans le même sens ?

MB : Ces dernières années, plusieurs initiatives ont été prises aux États-Unis, notamment dans le cadre de la mémoire de l’esclavage et des violences subies par les autochtones en Amérique du Nord. Des commissions ont été créées dont l’objectif est de changer plusieurs noms de rues. C’est par exemple le cas à la Nouvelle Orléans, où la célèbre promenade Jefferson Davis ainsi que le Boulevard Robert E. Lee sont sur le point d’être renommés. Ici, on déboulonne les statues des soldats confédérés, comme celle, par exemple, de Thomas Stonewall Jackson à Richmond en Virginie en 2022.

Ailleurs, on commémore l’esclavage en mettant à l’honneur les riches cultures africaines-américaines, par exemple, depuis 2016, au National Museum of African American History and Culture à Washington. Il y a quelques mois, dans l’État de Californie, un groupe de travail formé par une assemblée législative locale a formulé une proposition de loi visant à fournir des réparations financières aux africains-américains californiens dont les ancêtres esclaves ou libres avaient subi des discriminations.

Depuis la Californie jusqu’à l’État du Massachussetts, plusieurs sites historiques ont été transformés en lieux de mémoire à vocation éducative. C’est par exemple le cas de l’ancien village des Natchez dans l’État actuel du Mississippi, une communauté qui fut anéantie par les Français au XVIIIe. Plus au sud, en Louisiane, l’ancienne Whitney Plantation fait honneur à la mémoire des esclaves en mettant en lumière leurs souffrances, mais aussi leur culture, leur vie sociale, leurs caractéristiques individuelles, et leurs tentatives de libération.

Certaines de ces décisions sembleront peut-être trop radicales aux lecteurs français. Cependant, je pense que beaucoup s’accorderaient à dire que tous les membres de notre histoire collective devraient être représentés équitablement par nos institutions. Malheureusement, ça n’est pas le cas dans tous les domaines. Par exemple, la Whitney Plantation peut fournir un modèle intéressant aux musées construits sur les anciennes plantations de Guadeloupe et de Martinique. En effet, les plantations-musées des Antilles françaises s’attachent à dévoiler le processus de création du sucre, du café et du cacao, plutôt qu’à expliquer que ces produits ont pendant plusieurs siècles été cultivés par des esclaves dont les descendants sont les habitants de ces îles, et dont nous viennent les riches cultures franco-antillaises.

GB : En France, je crois qu’on voit actuellement se développer deux types de projets publics autour de la colonisation. Chacun passe par le musée, mais de deux manières bien différentes.

D’un côté se trouve le Palais de la Porte Dorée, qui abrite le Musée national d’histoire de l’immigration. Depuis quelques années, la direction du Palais sollicite beaucoup de chercheurs en sciences humaines et sociales pour réformer son image publique, ou disons sa manière de se raconter. Le Palais ayant été construit pour l’Exposition coloniale de 1931, il est intrinsèquement lié à l’histoire de colonisation. Et depuis peu le Palais réfléchit à la « colonialité » de son propre discours. L’aquarium, par exemple, continue d’exposer les poissons et les environnements d’Afrique ou d’Océanie, sans jamais situer ces poissons et les sociétés dont ils proviennent, ce qui reproduit finalement l’imagerie impériale des colonies : des mondes exotiques, un « Ailleurs » que l’on montre, mais que l’on n’explique pas. Il semblerait qu’aujourd’hui, le Palais veuille intégrer une dimension de plus en plus critique à son discours et à sa pédagogie, en réfléchissant à sa propre colonialité. Il s’agirait donc d’introduire la colonisation dans le musée national.

Inversement, des intellectuels et des militants prêchent aujourd’hui pour la création d’un « musée de la colonisation ». Les contours du projet restent flous mais ils soulèvent d’ores et déjà une question de fonds : créer un musée de la colonisation, n’est-ce pas reléguer encore une fois l’histoire coloniale à l’exotique, à l’étrangeté, à l’ailleurs ? Car le risque est grand de se retrouver d’un côté, avec des musées nationaux qui reflèteraient l’histoire de France (à travers sa peinture, sa littérature, ses sculptures), et de l’autre, avec un musée colonial qui reflèterait une histoire extra-française, celle de sociétés africaines, asiatiques, océaniennes ou caraïbéennes que la France aurait autrefois conquises et dominées. Mais la colonisation n’est pas quelque chose d’extérieur à la France : elle est constitutive de ce qu’elle est aujourd’hui, elle est au cœur de son histoire, de « notre histoire ».