La restitution à l'Afrique de son patrimoine culturel, conservé en grande majorité dans les musées européennes, est devenue une question particulièrement sensible.

En novembre 2021, différents objets précieux, confisqués par la France à la fin du XIXe siècle, ont été resitués au Bénin. Ce geste significatif a permis un approfondissement de la réflexion sur le retour des biens pris en Afrique par les Européens au cours de la période coloniale. Après des décennies de déni et d’amnésie, qu’en est-il de cette question sensible qui mêle de multiples acteurs, et des enjeux politiques, sociaux, économiques ou culturels variés. L’historienne de l’art Bénédicte Savoy revient sur ces questions, à l’occasion de la sortie de son dernier livre.

Le patrimoine est désormais l’un des thèmes majeurs dans les programmes de Terminale. La question de la propriété des œuvres y est posée avec la présence de frises du Parthénon au British Museum et le patrimoine de Tombouctou permet de pleinement saisir la dimension géopolitique de la question.  

 

Nonfiction.fr : Votre livre est d’abord paru en allemand en 2021. Vous montrez qu’entre cette date et la publication en français, les restitutions se sont accélérées entre la France et le Bénin. L’Allemagne et la Belgique semblent également prêtes à suivre l’exemple français. Comment expliquez-vous ce mouvement, qu’il convient bien sûr de nuancer puisque l’essentiel du patrimoine artistique africain se trouve toujours en Europe ?

Bénédicte Savoy : Il y a quarante ans déjà, la question de la restitution à l’Afrique de son patrimoine culturel transféré en Europe à l’époque coloniale était à l’ordre du jour. Des réclamations ont été formulées. Les pourparlers ont échoué. Ils ont été ensuite oubliés, ou plutôt activement réprimés par certains acteurs de la vie culturelle, musées en tête. L’existence de ce premier débat sur les restitutions et l’amnésie qui l’entoure est sans doute l’une des découvertes les plus surprenantes de ces derniers mois. Dans les années 70, les musées européens et les administrations culturelles ont non seulement réussi à faire échouer le combat de l’Afrique pour la récupération de son patrimoine culturel, mais aussi à étouffer le débat public et à effacer la mémoire collective qui lui était liée. La question revient aujourd’hui dans nos sociétés avec la force décuplée d’un boomerang, comme le retour d’un refoulé colonial. Mais cette fois elle ne peut plus être ignorée. Restitution, décolonisation, justice sociale et justice patrimoniale vont main dans la main.

 

Vous avez, avec Felwine Sarr, rédigé un rapport pour le président Emmanuel Macron sur la restitution du patrimoine africain en 2018. Ces collections d’art se trouvent pour l’essentiel à Paris, Londres, Bruxelles et Berlin. Comment quantifieriez-vous ces œuvres d’art africaines qui se trouvent en Europe ?

Telle qu’elle se présente aujourd‘hui, la géographie mondiale du patrimoine matériel de l’Afrique ancienne est inextricablement liée à celle de l‘occupation du continent par les Etats européens aux XIXe et XXe siècles. A l‘extraction systématique, au profit des métropoles coloniales, de ressources naturelles dans les territoires africains colonisés au Sud du Sahara a correspondu surtout jusqu’aux années 1940 une pratique moins étudiée mais tout aussi systématique d’extraction de biens culturels au profit des mêmes métropoles. Cela explique, à l’échelle mondiale, la présence massive de collections africaines dans les musées d’Europe, non seulement dans les capitales coloniales que furent Londres (69.000 pièces d’Afrique au Sud du Sahara au seul British Museum), Paris (69.000 au seul Musée du Quai Branly), Bruxelles (plus de 100.000 au musée de Tervuren) ou Berlin (75.000) mais aussi dans des capitales régionales de moindre envergure, y compris dans des pays dépourvus de colonies propres, les musées de Suisse, d’Autriche ou de Suède s’approvisionnant directement, autour de 1900, dans le surplus d’objets africains déversés sur le marché de l’art à Londres ou Paris. Au total, si l’on cumule les chiffres fournis par les musées publics européens, on arrive à plus d’un demi-million de numéros d’inventaire venant d’Afrique au Sud du Sahara (par comparaison : 50.000 environ dans les institutions publiques des USA). Nulle part ailleurs qu’en Europe, les musées publics n’ont accumulé dans leurs réserves et salles d’exposition de masses si considérables de pièces africaines anciennes.

Quantifier le patrimoine africain ancien dans le monde doit aussi mener à penser les lieux et territoires où ce patrimoine n’est plus. Car les pièces conservées dans les musées d'Europe ont laissé derrière elles des absences dont il serait naïf de considérer qu’elles ont été partout recouvertes par l’oubli. Ces absences, la forme « en creux » des objets emportés à l’époque coloniale, ont induit des phénomènes mémoriels parfois complexes, des formes de résilience ou de revendication qu’il faut connaître et comprendre pour saisir à quel point la question patrimoniale est au cœur de débats politiques contemporains.

 

Les premières demandes de restitution sont intervenues au lendemain des indépendances. Les États africains ont d’ailleurs été rapidement soutenus en ce sens par les Nations Unies dans leurs demandes. Quels arguments ont été opposés à une restitution rapide vers les pays d’origine ?

Les premières revendications ont en effet été formulées sur le continent africain dès le lendemain des indépendances, lorsqu’autour de 1960, dix-sept colonies françaises, belge, italienne et britanniques acquièrent – parfois dans une violence extrême – leur indépendance politique. À Lagos, Kinshasa, Londres ou Paris, des voix se sont alors fait entendre pour plaider la cause de la restitution, souligner le rôle de la culture dans le processus de reconnexion collective avec soi-même et défendre une approche de l’universalisme de l’art qui ne soit pas uniquement occidentale. À partir du milieu des années 1970, ces revendications africaines ont été relayées par des organisations internationales telles que les Nations unies. Elles ont bénéficié d’un ample écho médiatique et causé, partout en Europe, un vaste mouvement de crispation dans le monde du marché de l’art et des musées. À Berlin-Ouest, en pleine guerre froide, le directeur général des Musées déclarait publiquement qu’il était « irresponsable de céder au nationalisme des pays en développement ». A la même époque, son homologue David Wilson, directeur du British Museum à Londres entre 1977 et 1992, opposait à l’idée de restitution des arguments juridiques souvent répétés : « Tout ce que nous possédons nous est parvenu légalement. » Les dangers du nationalisme – des autres – et le bon vieux droit commun : tels étaient, déjà, il y a presque un demi-siècle, les arguments avancés en Europe pour tenter d’invalider les demandes de l’Afrique, d’étouffer le débat et d’empêcher toute solution. D’autres arguments tournaient autour de l’idée de sauvetage (si les Européens n’avaient pas tout emporté, plus rien de ces trésors n’existeraient aujourd’hui), ou mettaient en avant une présomption d’incapacité des Africains à s’occuper eux-mêmes de leur patrimoine, et même de reconnaitre la valeur de ce patrimoine. Ces arguments pervers n’ont pas empêché, en Afrique comme en Europe, certains représentants de la société civile, des médias et de la sphère politique de poursuivre leur travail de réclamation et d’information pendant plusieurs décennies

 

Au-delà des États, les musées jouent un rôle central, à l’image du British Museum avec des frises du Parthénon. De quel pouvoir disposent-ils, ou non, dans ce processus ?

Quelles que soient les juridictions nationales, les administrations des musées jouent un rôle central dans ces débats, notamment parce qu’ils sont les seuls (ou presque) à détenir les informations relatives aux conditions dans lesquelles se sont formées les collections. Dans les années 1970, de nombreux musées d’Europe, c’est très bien documenté pour l’Allemagne, ont menti ou fourni des informations délibérément fausses à leurs autorités politiques de tutelle en affirmant que leurs collections avaient été acquises dans des conditions irréprochables. Dans d’autres cas, ils ont fait obstruction au débat en ne publiant pas leurs collections pour ne pas « éveiller des désirs de revendication » dans ce qu’on appelait alors le Tiers Monde.

 

Vous montrez d’ailleurs que ces musées ne sont guère volubiles sur ce pillage des territoires africains dans les différents catalogues présentant les œuvres. Quels sont les premiers musées à assumer l’acquisition frauduleuse de ces œuvres et à travailler pour un dialogue nécessaire à la restitution ?

La transparence sur les modes d’acquisition est un phénomène récent. Certains musées, comme en France ou en Grande-Bretagne, ont eu assez tôt une culture de l’inventaire public, avec des indications de provenances assez précises dans ces inventaires, comme c’est le cas de la base de données du Musée du Quai Branly à Paris, en ligne depuis plus de dix ans. Mais ces informations sur les collections n’ont jamais été, jusqu’à une époque récente, accompagnées d’un discours « pro-actif » sur la violence coloniale, sur les pillages, sur l’absence de consentement des communautés visées en Afrique par la politique d’extraction culturelle menée par les pays d’Europe. Depuis 2017 environ, en particulier dans le contexte allemand avec l’inauguration du Humboldt Forum, le musée ethnologique installé dans une absurde reconstruction du château des rois de Prusse au centre de Berlin, les musées ont été forcés, sous la pression d’activistes, d’universitaires, de la classe politique, de reconnaître une part de violence coloniale. Mais difficile d’écrire qu’ils « l’assument ». Ils la nomment, certains l’exposent (comme les musées de Cologne ou Leipzig, très actifs dans ce domaine), mais il y a encore du travail avant qu’ils l’ « assument » pour reprendre votre expression.

 

Artistes, intellectuels et personnel politique se sont peu à peu saisis de la question pour réclamer la restitution, à l’image du Manifeste culturel panafricain de 1969 qui faisait de la récupération culturelle une condition nécessaire à une décolonisation pleine et entière. Quelles ont été les démarches collectives les plus significatives pour vous ?

D’abord il y a un éditorial paru en janvier 1965 dans Bingo, un mensuel illustré publié à Dakar et Paris, très lu en Afrique francophone et au sein de la diaspora africaine. Il fait l’effet d’une bombe dans le milieu des musées européens. « Rendez-nous l’art nègre » : ainsi est titré le premier appel public pour la restitution générale à l’Afrique de ses biens culturels. Quelques articles étaient déjà sortis auparavant dans la presse congolaise et belge. Mais Bingo saisit la question à bras le corps. L’auteur de l’éditorial est le poète, journaliste et éditeur du magazine Paulin Joachim. Son texte n’est certes pas le résultat d’une démarche collective, mais il est l’un des premiers à formuler explicitement un sentiment partagé dans les milieux intellectuels post-indépendance et, à ce titre, on peut dire qu’il est l’expression d’une pensée collective. D’autres initiatives sont le manifeste panafricain d’Alger en 1969, comme vous le rappelez à juste titre. L’intervention du président du Zaire, Mobutu Sese Seko à la tribune de l’ONU en 1973, le festival panafricain Festac 77 à Lagos au Nigeria en 1977. Et puis aussi, à partir de 1976, l’intervention coordonnée et stratégique de l’UNESCO dans le débat, qui sous la direction du premier directeur venu d’Afrique, Amadou Mahtar M’Bow et en coopération avec plusieurs médias européens, va faire un important travail de prise de conscience collective de l’injustice patrimoniale que représente la rétention, en Europe, de la quasi-totalité du patrimoine matériel historique des pays anciennement colonisés.

 

Les opposants à la restitution évoquent souvent la question de la conservation de ces œuvres dans des conditions optimales en Afrique ou encore les raisons sécuritaires, à l’image des mausolées de Tombouctou, en partie détruits par les islamistes en 2012. Ces arguments vous semblent-ils recevables ?

Bien sûr qu’ils sont recevables et importants. Les premiers à attirer l’attention sur les dangers auxquels sont confrontés certains musées sur le continent africain sont les responsables de ces musées eux-mêmes, à l’image de Salia Malé, alors directeur du musée de Bamako au Mali (dans le même pays que Tombouctou, donc), qui nous confiait en 2018, à Felwine Sarr et moi, qu’il souhaitait absolument que certaines pièces du patrimoine malien transférées en France à l’époque coloniale soient restituées, mais pas dans l’immédiat, la situation de guerre lui faisant craindre quotidiennement pour la sécurité de son musée. Ceci étant dit, il est important de toujours rappeler que l’Afrique est un immense continent et que le constat qui vaut pour le Mali ne vaut pas pour d’autres Etats avec des situations politiques stables et des politiques culturelles ambitieuses, tels le Sénégal ou le Benin, pour ne citer que ces deux exemples, avec l’existence de musées modernes et de juridictions de protection du patrimoine. Comme le rappelle régulièrement mon collègue Felwine Sarr : c’est trop facile de toujours réduire l’immense continent africain à ses foyers de crise et d’ignorer tout ce qui se passe bien, même très bien, par ailleurs.