Rescapée de la liquidation du ghetto de Wilno, Schoschana Rabiniovici n’a survécu que grâce au courage et à l’amour de sa mère.

Le martyre des Juifs de Wilno

En 1941, l’URSS qui occupe Wilno, « la Jérusalem de Lituanie », grande métropole culturelle juive du nord de l’Europe, bat en retraite lors de l’opération Barbarossa, l’invasion de l’URSS par les nazis. Avant eux, les fascistes lituaniens, bientôt leurs auxiliaires, commencent à massacrer les Juifs au cours de gigantesques pogroms, d’une cruauté inouïe, qui font des dizaines de milliers de victimes.

Ensuite, les SS chassent les Juifs de leurs logements vers des immeubles vidés de leurs habitants chrétiens. Le petit ghetto qui s’étend sur trois rues du vieux quartier juif, existera pendant moins de deux mois. Le grand ghetto comprend une douzaine de ruelles jusqu’au 24 septembre 1943, jour de sa liquidation. Vingt-cinq mille Juilfs y sont entassés jusqu’à 15 par pièce. Ce qui équivaut à un mètre cinquante par personne. La famine, les maladies infectieuses déciment les plus faibles. Les portes et les fenêtres donnant sur l’extérieur sont murées. On accède au ghetto par une seule porte, sous le contrôle des nazis et parfois de la police juive qu’ils ont instituée.

Il est interdit d’y introduire de la nourriture, du bois de chauffage, des médicaments, des vêtements. Les Juifs, momentanément autorisés à travailler plus de douze heures par jour dans les ateliers du Reich, disposent d’un « certificat de vie », dont la validité et la couleur changent constamment, afin de les désorienter ; leur validité est annulée chaque fois qu’une opération de liquidation est en cours.

Les Aktions consistent à chasser les Juifs hors des galetas, des caves, des greniers, des bunkers, des cachettes les plus sophistiquées pour les conduire vers des forêts où, dénudés, ils sont fusillés par milliers dans des ravins, ou dans de gigantesques fosses, creusées à l’avance. À Riga, ce sont les sites de Rumbula et de Bikierniki ; à Wilno, les fosses circulaires de Ponary, aux confins de la ville.

Des survies miraculeuses

En une année, les unités de la police politique, les Einsatzgruppen, ont exterminé un million et demi de Juifs dans les pays baltes et en Biélorussie. Le Reich déclare le territoire Judenrein (« propre de Juifs »). Pour un Juif, survivre constituait un miracle. Pour un enfant, les chances étaient quasiment nulles.

Raul Hilberg écrit dans son ouvrage La Destruction des Juifs d’Europe :

« L’anéantissement se réalisa en deux grands ensembles d’opérations. Le premier commença dès l’invasion de l’Union soviétique, le 22 juin 1941. De petites unités de SS et de la Police s’avancèrent en territoire occupé, avec pour mission de tuer sur place toute la population juive. »

Les nazis avaient prophétisé que l’histoire de l’extermination des Juifs d’Europe ne serait pas écrite parce qu’elle serait totale. Il y eut cependant des survivants après que l’Armée rouge eut arraché la victoire décisive de Stalingrad à la Wehrmacht, et la reddition du général Friedrich Paulus, le 2 février 1943. Au cours de sa progression vers Berlin, les soldats et les reporters de guerre découvrirent l’immensité de la Shoah. Les reportages des très célèbres écrivains Vassili Grossman et Ilya Ehrenbourg, correspondants du Journal Krasnaïa Zvezda, et membres du Comité antifasciste juif, étaient avidement attendus et lus par les soldats de l’Armée rouge.

Au lendemain de la défaite des nazis à Stalingrad, les trois cents correspondants du journal yiddish Einikeit, organe du Comité antifasciste juif, cherchèrent des survivants dans les territoires libérés de l’URSS. Ils recueillaient leurs témoignages qui seraient inclus dans le projet du Livre noir. Depuis ces territoires libérés, les soldats juifs écrivaient à Ilya Ehrenbourg, l’un des deux directeurs éditoriaux de l’ouvrage, avec Vassili Grossman, chargé de la rédaction en chef de l’ouvrage. À partir de la mi-mai 1943, ils leur apportaient, sur le front, des journaux intimes, des testaments, des photographies, des papiers d’identité qu’ils avaient trouvés dans des villes et sthtels en ruine. Les témoignages furent mis en forme sous la direction de Vassili Grossman et Ilya Ehrenbourg.

Les vicissitudes du Livre noir, interdit par Staline, qui ordonna la destruction des épreuves et des plombs, s’acheva par l’assassinat de presque tous ses contributeurs. Grossman, qui avait rédigé L’Assassinat des Juifs de Berditchev — la ville où il était né et où sa mère fut assassinée —, sauva son seul jeu d’épreuves ayant échappé aux perquisitions, tandis qu’Ehrenbourg réussit à transférer les archives et des états du manuscrit à Wilno.

Sur l’instauration et la liquidation du ghetto de Wilno, les ouvrages d’Itzhak Arad et le récit Wilner Ghetto du grand poète yiddish Avrom Sutzkever, le Journal d’Yitskhok Rudashevski, sont les plus connus.

Les chances de survie pour les enfants étaient minimes et fort rares. Donner naissance à un enfant juif était puni de la peine de mort pour ses parents et pour les personnes qui vivaient sous le même toit qu’eux. Les enfants étaient systématiquement assassinés.

Et pourtant, il y eu quelques miracles. Edith Bruck, qui est devenue écrivain, a publié de magnifiques récits sur son enfance dans le village où elle est née, en Hongrie. Aharon Appelfeld, grand romancier israélien qui s’évada d’un camp en Transnistrie où il avait été déporté avec ses parents, survécut trois ans, comme un petit animal sauvage, dans les forêts d’Ukraine.

Le témoignage de Schoshana Rabinovici

Parmi les survivants, il y eut aussi une fillette nommée Susie Weksler.

Son témoignage exceptionnel vient de paraître. Elle traversa le trou noir de la Shoah avec sa mère, et seulement grâce à sa mère qui réussit l’exploit de la dissimuler, de la maintenir en vie dans le ghetto de Wilno, lors de sa liquidation d’une sauvagerie inouïe, dans les camps de Kaiserwald et de Stutthof, où elles furent déportées, puis lors des marches de la mort, jusqu’en 1945. Susie, âgée de onze ans en 1941, a mémorisé avec une netteté photographique son Odyssée au sein de l’Enfer.

Pendant de longues années, elle garda le silence, y compris avec ses proches.

Mais un jour, Susie qui adopta le prénom Schoschana lorsqu’elle arriva en Israël, décida d’écrire ce qu’avait vécu la petite fille qu’elle avait été, sans rien omettre, dans le ghetto de Wilno, dans les camps d’extermination, au cours des marches de la mort. L’ouvrage fut originellement rédigé en hébreu et édité aux Éditions Yad Vashem en 1991. Il y eut deux éditions en langue allemande (la dernière chez Fischer, à Francfort-sur-le-Main, en 1994). La présente édition française est enrichie de deux textes de Doron Rabinovici, le fils de Schoschana, et de deux interviews de cette dernière.

Le courage et l’amour d’une mère

Suzanne Weksler naquit à Paris. Ses parents étaient séparés.

Elle vécut d’abord dans le ghetto avec sa mère et quelques membres de sa famille. Raïa était une femme d’une intelligence, d’un courage, d’une force exceptionnels. Elle décida de sauver sa fille, et y parvint. Le père de Susie fut fusillé dans les fosses de Ponary pendant l’été 1941.

Avant d’anéantir le ghetto, la Gestapo arrête et torture les membres de la résistance clandestine, la Fareynikte Paztizaner Organizatye. Son chef, le cordonnier communiste Itzik Wittenberg se rend pour sauver ses camarades et, espère-t-il, éviter la liquidation totale du ghetto. Son corps torturé est retrouvé le 16 juillet 1943. Les très jeunes membres du mouvement de résistance s’enfuient par les égouts vers les forêts et deviennent des partisans.

Lors de la liquidation finale du ghetto, les SS chassent les Juifs vers le cimetière de Rasos. Une sélection est organisée pour séparer ceux qui seront conduits sur le site de fusillade de masse de Ponary, de ceux qui seront déportés vers des camps en Lettonie, près de Riga. Des scènes de bousculade et de violence atroces s’y déroulent. Des nourrissons sont piétinés par la foule qui cherche à parvenir du « bon côté ». Les enfants n’ont aucune chance d’échapper à la mort. Susie est « déguisée » en jeune fille par sa mère, qui la coiffe d’un haut turban, la dote de souliers à talons. Le hasard est de leur côté. Elles sont déportées au terrible camp de Kaiserwald dans des wagons à bestiaux, sans eau et sans nourriture. De Kaiserwald, elles seront évacuées au camp de Stutthof, encore plus cruel, dans la cale de bateaux au cours d’un voyage apocalyptique, dont peu ont survécu.

La mère de Susie use de toutes les ruses pour sauver sa fille. Afin de dissimuler leur lien qui signifie la mort, la mère ordonne à sa fille de ne jamais plus l’appeler « Maman », mais par son prénom, Raïa. Raïa, à bout de forces, qui lutte pendant plusieurs semaines et survit au typhus ; Raïa qui soutient du regard son enfant condamnée à subir, de la part d’une SS, une série de coups de fouets sans broncher, puis à rester parfaitement immobile sur un tabouret sur la place d’appel du camp pendant une interminable journée glaciale, sous le regard de toutes les déportées. Par son regard intense, Raïa ordonne à son enfant de ne pas crier, de ne pas pleurer, de ne pas bouger, afin de rester en vie. Susie survit à cette journée atroce, une parmi tant d’autres.

Quand vient le souvenir

De la grande famille de Susie, il ne reste à la fin de la guerre que trois personnes miraculeusement en vie : Susie, Raïa et l’oncle Volodia.

Susie et Raïa vivent d’abord à Lodz, en Pologne, jusqu’à la campagne antisémite de Gomulka, en 1950. Elles émigrent en Israël. Susie, on s’en souvient, devient alors Schoschana. Elle sera physiothérapeute, se mariera, et s’installera à Vienne en 1964.

Jamais elle ne parlera à quiconque de son ordalie, surtout pas à son fils Doron. Mais en 1988, elle décide de retourner pour la première fois à Wilno, devenue Vilnius.

Les images de l’enfance, restées intactes dans sa mémoire, se présentent devant ses yeux.

Raïa Weksler, l’héroïque mère de Schoschana, est morte en 1974, le livre de cette dernière lui est ainsi dédié : « Pour ma mère, Raïa Indurski-Weksler à l’amour et à la vaillance de laquelle je dois ma survie.

Le présent volume contient en outre des annexes fort utiles au lecteur, telles que l’interview de Schoschana Rabinovici par la journaliste allemande Martina Weibel, en 2005, et le témoignage de son fils, Doron Rabinovici, qui évoque le procès de Bruno Daey. Ce dernier, gardien du camp de Stutthof, ne fut condamné qu’à deux ans de prison avec sursis, après avoir été « reconnu coupable de complicité dans 5 232 meurtres et tentatives de meurtre » par le tribunal de Hambourg, le 23 juillet 2020. Son avocat avait plaidé le non-lieu.