L'incroyable et tragique histoire de la publication du chef-d’œuvre de Vassili Grossman à l'occasion de sa réédition, racontée par sa biographe, Myriam Anissimov.

Les Éditions Calmann Levy publient, en volumes séparés, trois œuvres majeures de Vassili Grossman (Pour une juste cause, Vie et Destin, Tout passe), ses Carnets de Guerre (1941-1954), ainsi que des extraits de sa Correspondance, publiés précédemment en Russie par son fils adoptif Fiodor Guber.

L’histoire des romans de Vassili Grossman est multiple et tortueuse. Jusqu’en 1980 où parut en France Vie et Destin grâce à Dimitri Dimitrijevic, fondateur des éditions L’Âge d’Homme, à Lausanne, le nom de Grossman était surtout connu des historiens de la Shoah, car il avait été, avec Ilya Ehrenbourg, le maître d’œuvre du Livre Noir sur l’extermination scélérate des Juifs dans les territoires provisoirement occupés de l’URSS et dans les camps d’extermination en Pologne de 1941-1945. Ce recueil de témoignages, conçu par les membres du Comité Antifasciste Juif, connut un destin tragique. Dans la nuit du 12 août 1952, les principaux dirigeants du CAJ, accusés par Staline d’avoir voulu, avec l’aide des États-Unis, fonder en Crimée un nouvel État juif, furent condamnés à mort et exécutés d’une balle dans la nuque dans les caves de la Loubianka, comme Maurice Pfeffer.

Un témoin de la Shoah

En 1949, Staline avait lancé la campagne antisémite contre « les cosmopolites sans patrie ». Le volume du Livre Noir, déjà composé, avait été détruit par le KGB, mais les plombs furent aussi saisis et fondus. Cependant, Vassili Grossman, responsable de la mise en forme littéraire des témoignages, réussit à dissimuler et à sauver un seul jeu d’épreuves

En 1970, Ekaterina Zabolotskaïa transmit à Nikolaï Kavérine les épreuves du Livre noir détruites en 1947, que lui avait confiées Vassili Grossman. Il fut ensuite remis à Irina Ehrenbourg en 1992 par ce dernier. Il s’agissait de la version détruite en 1947. Une main inconnue y avait inscrit : « Épreuves corrigées, bon à tirer 14.6.1947 », avec une signature illisible.

Après la chute de l’URSS et l’ouverture des archives en 1989, une édition intégrale en russe du Livre noir a été publiée en 1996, à Vilnius, établie par Irina Ehrenbourg, Ilya Altman et Ilya Lempertas d’après le jeu d’épreuves sauvé par Grossman. L’Enfer de Treblinka, son témoignage, inclus dans Le Livre noir, avait été distribué sous forme de brochure aux journalistes et aux juges au Tribunal international de Nuremberg. Cette version de L’Enfer de Treblinka a été publié à Grenoble en 1945, et en version intégrale, en 1946, aux Éditions Arthaud. Grossman écrit :

« Une seule chambre à gaz pouvait loger entre quatre cents et cinq cents personnes. Ainsi, au maximum de leur capacité, les dix chambres exterminaient en moyenne quatre mille cinq cents personnes en une seule livraison. »

Grossman et son collègue Evguéni Dolmatovski, tous deux reporters du journal de l’Armée rouge Krasnaïa Zvevzda, avancent sur la terre grasse du camp détruit, après la révolte du 2 août 1943, qui ondoie sous leurs pas. Soudain, ils s’arrêtent. Grossman écrit qu’il lui semble que son cœur va s’arrêter, « étreint par une douleur, qu’un homme ne saurait supporter » :

« Des cheveux épais, ondulés, couleur de cuivre, de beaux cheveux fins et légers de jeune fille piétinés, puis des boucles blondes, de lourdes tresses noires sur le sable clair, et d’autres encore. Vraisemblablement, le contenu d’un sac, seul sac de cheveux, abandonné, oublié là ! C’était donc vrai ! L’espoir, un espoir insensé s’effondre : ce n’était pas un rêve ! »

De retour à Moscou au mois d’août 1944, Grossman, pris de vomissements incoercibles, garda la chambre pendant plusieurs jours. Cette douleur ne devait plus quitter l’écrivain jusqu’à sa mort. Le Livre noir, conforme au jeu d’épreuves sauvé par Grossman, a été publié chez Solin Actes Sud en 1995.

De la torture de Grossman à la publication de Vie et Destin

Dans l’immédiat après-guerre, Grossman travaille sur une épopée, Pour une juste cause, première partie d’une œuvre torrentielle, qui deviendra un diptyque avec Vie et Destin.

Entre le 2 août 1949 et le 26 octobre 1954, date à laquelle il remet son manuscrit définitif à la revue Novy Mir, Grossman rédige son journal dans lequel il relate les longues tribulations de son roman qui paraît au moment où Staline lance le « complot des blouses blanches », dont il sera question plus loin. Le rédacteur en chef reçoit la première version du roman à l’automne 1949. Il s’intitule encore Stalingrad. Le manuscrit « corrigé » par la rédaction est soumis au département historique de l’état-major. Une commission est chargée d’expertiser le roman.

Alexandre Tvardorski, qui vient d’être nommé à la rédaction en chef de Novy Mir, traîne les pieds en ce qui concerne le roman de Grossman, tandis que ce dernier ne reçoit aucune nouvelle du côté de l’armée. Finalement, il est décidé que tous les membres de la rédaction liront le roman, dont aucun extrait ne paraît dans la nouvelle livraison de la Revue. Au mois de février 1950, Tvadorvski se déclare seulement prêt à publier quelques chapitres ayant trait aux combats. Grossman, indigné, comprend qu’on refuse son livre, et que Boubennov, membre de la rédaction, a déclaré avoir sur Stalingrad une opinion « absolument négative ». Grossman, qui n’accepte pas les critiques de la rédaction, écrit à Tvardovski :

« Vos propositions ont abouti à vouloir transformer un roman polyphonique, consacré à notre armée et à la société en temps de guerre, en un récit linéaire consistant en scènes de batailles séparées et à complètement, mécaniquement, retrancher du roman son essence inséparable des chapitres militaires. »

On demandait précisément à Grossman de supprimer Strum, le personnage principal, parce qu’il était juif. On exigeait aussi que l’écrivain évite les expressions « liberté du peuple », « le bien », « le mal », « principe lumineux », « forces sombres », en l’absence de formules telles que : « direction du Parti ».

Après nombre d’atermoiements, le manuscrit est donné à composer. Le collège décide à l’unanimité de publier un extrait dans le numéro 5 de Novy Mir. Le 28 avril, Grossman reçoit les épreuves du texte intégral de son roman. Le 29 avril, sur dénonciation de Boubennov, la publication est à nouveau interrompue. Il est décidé qu’il faut à nouveau « corriger » le roman et le soumettre au Comité central. En mai, Grossman apprend que Tvardovski et Tarassenkov sont en faveur de l’édition du roman, s’il écrit deux chapitres supplémentaires sur le « Commandant suprême ». Il s’agit de Staline. Grossman écrit donc sur Staline, qui apparaît d’abord dans une phrase assez anodine. Le physicien Strum se lève un matin et allume la radio :

« Il avait entendu une voix lente. C’était Staline. La guerre contre l’Allemagne fasciste, avait-il dit, ne peut pas être considérée comme une guerre ordinaire. Ce n’est pas seulement une guerre entre deux armées. C’est en même temps la grande guerre de tout le peuple soviétique contre les armées fascistes allemandes [...] Il avait appelé cette guerre la Guerre patriotique, la guerre du peuple. »

Staline est encore évoqué par antiphrase en tant que « Commandant suprême », sans autre information complémentaire. La page suivante, l’écrivain ne se résout pas à désigner le « génial stratège », ainsi qu’on l’appelait alors, comme seul artisan de la défaite allemande à Stalingrad.

Mikhaïl Souslov, membre titulaire du Presidium, gardien de l’orthodoxie, demande au général Rodimtsev de donner son avis au Comité central. Tvardovski qui séjourne dans une maison de repos luxueuse, réservée aux membres de la Nomenklatura, tente une démarche auprès de Poskrebychev, secrétaire particulier de Staline, afin de sauver le roman de Grossman, en l’appelant par le téléphone intérieur de l’établissement. Il le prie de remettre à Staline Pour une juste cause, en l’informant que l’auteur a écrit un chapitre sur lui. Le 1er août, Grossman constate que cela fait un an qu’il a remis son livre à Novy Mir.

Souslov a confié le roman à l’Institut Marx-Engels-Lénine. Les lecteurs ont transmis un avis favorable à ce dernier. Stalingrad se retrouve entre les mains de Gueorgui Malenkov, acteur des Grandes Purges de 1937. Le secrétariat de l’Union Soviétique des écrivains organise un débat sur le roman le 23 octobre 1950. Le collège de la rédaction du Novy Mir se déclare unanimement en faveur de la publication. Grossman est autorisé à remettre son manuscrit aux éditions L’Écrivain soviétique, en vue d’une édition en volume séparé. Novy Mir écrit au Comité central pour demander l’autorisation de publier le roman. Le 6 décembre 1950, Grossman écrit à Staline.

« Cher Joseph Viassarionovitch,

J’ai travaillé pendant six ans sur un roman intitulé Stalingrad. C’est le travail le plus important de toute ma vie. Au cours de l’année 1949, le manuscrit fut accepté pour publication pour le camarade C. Simonov, rédacteur en chef de Novy Mir. Après des changements survenus au bureau de la revue, le nouveau rédacteur en chef, le camarade A. Tvardovski, a revu le manuscrit avec ses collaborateurs, les camarades Fédine, Kataev, Boubennov et Tarassenkov, et il a à nouveau été accepté par Novy Mir. Le manuscrit fut préparé puis, après de longues concertations avec le Service historique de l’Armée, il fut envoyé à la composition... »

Le 3 janvier 1951, Fadéev convoque Grossman, Tvardovski, Anatoli Tarenssenkov et Nikolaï Simonov à Pérédelkino, le village résidentiel des écrivains en cour, dans les environs de Moscou. Il les informe que le roman a été lu en haut lieu et hautement apprécié. Cependant, il propose « d’ôter le chapitre sur le Bureau politique, d’ajouter des chapitres sur la classe ouvrière et la paysannerie, d’adjoindre un chapitre sur les Allemands fidèles à la démocratie, d’être plus clair sur les Anglo-Américains, de supprimer Strum », et plus généralement, d’atténuer le thème juif. Il précise que Strum est un peu frivole, aime la bière, le cirque, reçoit des colis de sa mère et ne brille pas par sa modestie.

Contraint et forcé, Grossman introduit le personnage du professeur Tchépyjine pour contrebalancer Strum, le physicien juif. Il écrit en tout 90 pages supplémentaires. Mais Boubennov ne renonce à pas à ses manœuvres pour empêcher la publication du roman, « plein de nationalisme juif, qui ne pourrait faire plaisir qu’aux sionistes ».

Le 11 mars, Grossman reçoit un ultimatum. Il doit supprimer tous les chapitres sur Strum. Il refuse. Au mois d’avril 1951, de nouvelles épreuves sont préparées. Fadéev affirme que s’il n’y a pas d’interdiction, il publiera. Six jeux d’épreuves sont rapidement fabriqués ; un jeu remis à l’écrivain. « 2e édition, tirage : 6 exemplaires ».

Le 29 avril, Boubennov obtient l’interruption de la publication, remise à deux mois. Le secrétariat de l’Union des écrivains décrète qu’il faut corriger le roman dans sa totalité et le faire lire au Comité central. Tout est repoussé au numéro 8, puis au numéro 9. La publication serait étalée sur plusieurs numéros. Il n’en est rien.

Le roman est lu par Mikhaïl Souslov et V. Kroujkov, secrétaire exécutif du Sovimformburo. Il est qualifié d’« acceptable ». On décide de le faire lire à Khrouchtchev, qui n’aime pas Grossman parce qu’il ne lui a pas rendu visite sur le front, pendant la guerre. Les choses traînent encore. La santé de Grossman, désespéré, se détériore. Son médecin lui propose d’entrer en observation à l’hôpital. Le 11 juillet, à bout de forces, il demande à Fadéev une réponse définitive.

« Je ne veux rien vous demander, cela m’est difficile de le demander car j’ai honte. Mais après sept ans de travail, deux ans de remaniements, de corrections, de rajouts et d’attente, il me semble que je suis en droit de m’adresser aux camarades qui ont examiné la question du destin de Stalingrad, et de leur dire : Je n’ai plus de forces, je veux une réponse, n’importe laquelle, mais qu’elle soit définitive. Je vous prie de transmettre cette mienne demande. »

Grossman téléphone à Tvardovski, qui se montre d’une grossièreté hystérique. À nouveau des mois de silence. Le 17 octobre, Grossman s’entretient avec Fadéev à Pérédelkino. Le ton est très pessimiste. Nouvelle lettre de Grossman à Malenkov, nouvelle rencontre avec Fadéev, nouvelles demandes de corrections. Et, subitement, le 17 novembre 1951, Fadéev informe Grossman que son roman est « reconnu comme une œuvre talentueuse et patriotique ». Le manuscrit devra cependant être retravaillé, puis envoyé au Comité central. Et tout continue comme avant.

En 1952, Fadéev propose de raccourcir le livre. Mikhaïl Cholokhov, très hostile à Grossman, dont l’avis a été sollicité, écrit : « A qui avez-vous confié la tâche d’écrire sur Stalingrad ? Avez-vous perdu la raison ? Je suis contre ! » Autrement dit, il est inconcevable qu’un Juif ait choisi un Juif pour héros, étant entendu qu’un Juif n’est pas habilité à raconter les hauts faits du peuple russe.

De fait, rien de nouveau. Toujours les mêmes exigences : écrire davantage de combats, raccourcir le reste... La décision est à présent entre les mains de Fatéev, qui se désintoxique de son alcoolisme à l’hôpital du Kremlin. (Il se suicidera après la mort de Staline). Le 22 mai 1952, atéev appelle Grossman depuis l’hôpital : « J’étais votre bon génie, je suis devenu votre mauvais génie. »

Toutes les corrections sont finalement acceptées, mais il faut changer le titre. On évoque Sur la Volga. Fadéev propose Les Soviétiques. Le manuscrit est donné à composer pour la quatrième fois. Le 30 mai, les épreuves arrivent chez Grossman. Il propose un titre : A la guerre du peuple. Refusé.

Le 3 juin, Grossman et Fatéev tombent d’accord sur le titre Pour une juste cause. Ce dernier dit à l’écrivain que beaucoup de gens ne lui veulent pas que du bien. Ils sont terrorisés par Boubennov et le Glavlit (la censure). Les feuilles d’impression sont parties à la typographie. Boubennov menace de quitter la rédaction, alors qu’il ne manque plus que la première feuille d’impression qui comporte le sommaire. On apporte enfin à Grossman les épreuves du numéro 8 (1952) de Novy Mir. Le 1er juillet, Grossman attend la revue au courrier. Le 2 juillet 1952, il reçoit un télégramme de Fadéev, après cinq ans de souffrances et d’humiliations :

« Pour une juste cause est bon pour publication. Pas de discussion du secrétariat. Question résolue positivement en définitive. Je vous serre la main. Fadéev. »

La première partie de Pour une juste cause est livrée aux abonnés. Le numéro 10 comportant la fin du roman, sortira le 1er octobre 1952. Tvadorvski, qui avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour publier le roman en cherchant des appuis, vint en larmes chez Grossman, pour le serrer dans ses bras.

Cependant, deux semaines après la parution du roman, la campagne antisémite organisée par Staline atteignait son but. Le tribunal suprême du Collège militaire de l’URSS prononça vingt-deux condamnations à mort parmi les membres du Comité juif antifasciste. Tous les accusés − majoritairement des écrivains et des poètes de langue yiddish, ainsi que des acteurs − à l’exception de l’académicienne Lina Stern, furent condamnés à mort. Un mois plus tard, dans la nuit du 12 au 13 août 1952, les condamnés furent exécutés dans les caves de la Loubianka. Aucune torture n’avait été épargnée aux accusés pour les faire avouer les « crimes d’espionnage au profit des États-Unis, de nationalisme et de sionisme. »

Le fait que Grossman avait pris part à la préparation du Livre noir était mentionné dans l’acte d’accusation de plusieurs inculpés.

Le choc de Pour une juste cause

Tandis que la campagne contre les « cosmopolites apatrides » battait son plein, des files d’attente se formaient dans les bibliothèques pour emprunter Novy Mir, car le premier tirage avait été épuisé en quelques jours. Les articles dans la presse saluaient le roman avec enthousiasme. On pouvait lire sous la plume des critiques les expressions : « un triomphe », « un classique », « l’épopée de la guerre populaire ».

Boris Galanov publia une recension dans l’organe du Komsomol, Molodoï kommounist :

« Même les pages les plus sombres du roman sont réchauffées par un sentiment d’un optimisme radieux ; au plus profond des âmes des hommes vit une foi inextinguible dans le triomphe de notre juste cause. »

Sur injonction de Fadéev, on discuta de proposer Pour une juste cause pour le prix Staline. Plusieurs maisons d’éditions se précipitèrent pour publier le roman. Mais comme toujours en URSS, les choses tournèrent bientôt au tragique. Une discussion eut lieu le 16 janvier 1953 au comité de rédaction des éditions L’Écrivain soviétique, sous la présidence de Kouzma Gorbounov, qui haïssait les Juifs à tel point qu’il ne pouvait supporter la présence de l’un d’entre eux une seconde dans son bureau.

Le ton changea du tout au tout. Le Parti attaqua précisément le personnage de Tchepyjine, le savant russe pur sucre, maître de Strum, introduit dans le roman à la demande de Tvadorvski. Ses discours sur la bonté, sur l’énergie cosmique ou l’énergie spirituelle du peuple, furent qualifiées d’antimarxistes. Puis vint le plus grave. Le 13 février 1953, la Pravda publia un article incendiaire de Mikhaïl Boubennov sur deux colonnes du rez-de-chaussée du journal. Ce dernier avait d’abord envoyé une lettre de dénonciation à Staline.

« Grossman n’a tout simplement pas montré le Parti en tant qu’organisateur de la victoire, tant sur le front qu’à l’arrière. Au thème colossal de rôle du Parti en tant qu’organisateur et inspirateur de la victoire, Grossman n’a consacré que des déclarations. Elles ne sont pas étayées par des figures artistiques... »

Boubennov s’en prend à ses collègues qui ont publié le livre en faisait preuve « d’une certaine myopie idéologique : des critiques littéraires ont fait preuve d’absence de principe et d’esprit de coterie. Il n’est pas difficile de constater le tort que tout cela occasionne au développement de la littérature soviétique. »

« La philosophie mal dégrossie de Grossman » est dénoncée de toutes parts. « Vassili Grossman a déformé l’image de l’homme de l’époque socialiste et composé en fait un pastiche des hommes soviétiques et de la vie soviétique. » Alexandre Tvardovski et quatre membres du collège de la rédaction de Novy Mir acceptent de signer une résolution pour la Literatournaïa Gazeta dans laquelle ils se repentent d’avoir commis une « grave erreur » en ne décelant pas les « importants vices idéologiques » dont était infesté Pour une juste cause.

Excepté Semion Lipkine, tous ses amis et collègues abandonnèrent Vassili Grossman. Grigori Svirski, raconte dans Les Otages, qu’on lui proposa d’écrire, en tant que Juif, un article contre Vassili Grossman. En échange de quoi on lui promit d’être admis à l’Union des écrivains et de se voir attribuer un appartement. Il répondit qu’on attendait de lui qu’il décrive « Un brun au cheveux crépus », et refusa.

Fadéev qui aimait le livre de Grossman, se justifia en disant : « Il faut jeter un os à ces antisémites. » A l’Union des écrivains, chacun avait de bons conseils à donner à Grossman. Les commentaires rivalisaient de bassesse. Par exemple, ceux de Lessioutchevski : « Une grande erreur... L’essentiel de l’agression fasciste est châtré. »

Mais le pire attendait Grossman. Ses collègues décidèrent « avec le plus grand sérieux de lui indiquer ce qu’il devait faire pour prendre le chemin historique correct. » Ils l’avaient invité à venir écouter leurs interminables invectives. Il avait refusé. A la maison, le téléphone ne sonnait plus et quand, par hasard, il croisait un écrivain dans la rue, ce dernier feignait de ne pas le reconnaître en s’éloignant rapidement.

Seuls lui restaient fidèles Boris Iampolski, Sémion Lipkine, Victor Nékrassov, Iouri Droujnikov, Nikolaï Bogolovski et le poète Nikolaï Zabolotski, qui avait été arrêté en 1938 et passé huit ans au Goulag. Grossman, par allusion au poème de Pouchkine, leur proposait d’organiser de temps à autre, « une petite ripaille par temps de peste. »

Grossman avait perçu une avance des éditions Voenizdat (Éditions militaires) pour la publication de son roman. Au mois de mars 1953, il reçut une lettre officielle de la Direction des Éditions militaires du ministère de la Défense de l’URSS. Compte tenu du fait que Pour une juste cause était « déclaré fondamentalement vicié d’un point de vie idéologique » et ne pouvait être publié, il devait restituer cette somme à la caisse du Bureau municipal de Moscou de la Banque d’État, au plus tard le 1er avril 1953. Or, Grossman étant dans l’incapacité de rembourser l’éditeur, ce dernier porta plainte contre l’auteur. Au tribunal, la maison d’édition était représentée par un écrivain que Grossman avait aidé à se faire publier.

Cependant, Staline était mort le 5 mars précédent, et le climat de terreur s’était apaisé. Le juge déclara qu’il avait lu Pour une juste cause, et qu’il le considérait comme superbe et patriotique. Il fit la leçon au représentant des Éditions militaires : « Comment n’avez-vous pas honte ? » La plainte fut fermement rejetée par le tribunal populaire. L’éditeur écrivit alors à Grossman : « On peut recommander au lecteur le premier livre du roman de Vassili Grossman, Pour une juste cause. » Le harcèlement de Grossman avait coïncidé avec ce que l’on appela « le complot des blouses blanches ».

Le 13 janvier 1953, la Pravda annonça la découverte d’un complot de médecins, presque tous juifs, qualifiés d’« assassins en blouses blanches, d’espions tueurs et vicieux », dont certains travaillaient à l’hôpital du Kremlin, accusés d’avoir ourdi un complot odieux pour préparer l’assassinat de cinq chefs militaires nommément désignés, d’avoir empoisonné Jdanov (mort en fait d’éthylisme) et son beau-frère Chtcherbakov, qui avait dirigé le Sovinformburo, et était en réalité décédé d’une crise cardiaque. On ajouta à la liste le nom d’un ancien dirigeant du Komintern, et de plusieurs généraux soviétiques. L’affaire avait été montée grâce à une lettre de dénonciation de Lida Timachouk, qui travaillait en tant que cardiologue à l’hôpital du Kremlin.

Les Soviétiques furent invités à se lancer dans la chasse aux Juifs. On attendait le début du procès des « médecins assassins ». Les Juifs n’envoyaient plus leurs enfants à l’école, où ils étaient rossés. Ils étaient agressés, molestés dans les rues, les autobus.

Grossman écrit dans son journal, que la « déportation volontaire des Juifs » était imminente : les trains et les wagons destinés à les déporter aux confins de la Sibérie attendent sur les rails. Lui-même est un jour agressé dans la rue. Aucun document ne permet de confirmer une telle hypothèse qui, aux yeux de certains experts de l’antisémitisme d’État en URSS, s’avère être un mythe, ainsi que l’écrit Antonella Salomoni dans son ouvrage L’Unione sovietica et la Shoah, paru en 2007. Cependant, Simon Markish, le fils du poète Peretz Markish, exécuté le 12 août 1952, accordait du crédit à cette rumeur. Grossman, également, qui affirmait que, pas une seconde, il ne doutait qu’Olga Mikhaïlova, sa seconde épouse, qui n’était pas juive, serait montée avec lui dans le train.

Grossman signe la lettre scélérate

La Pravda publiait de prétendues lettres de lecteurs appelant à un châtiment exemplaire. Ces lettres étaient rédigées au Kremlin. On eut en outre, en haut lieu, l’idée d’une lettre adressée au camarade Staline condamnant les « médecins assassins » qui devait être rédigée par des intellectuels juifs appelant au jugement exemplaire de leurs traîtres frères. Cette lettre, signée par d’éminentes personnalités du monde intellectuel et scientifique, avait pour but de justifier les prochaines mesures brutales prises contre les Juifs d’URSS, que ce soit la déportation en masse, ou toute autre mesure discriminatoire. Cette lettre constitue l’un des arguments de ceux qui croient à la déportation. Et de fait, quelque chose se préparait. Deux journalistes, ainsi que le physicien Mark Mitine rédigèrent un modèle de lettre, non datée. Cinquante personnalités célèbres la signèrent, dont le violoniste David Oïstrakh et le pianiste Émile Guilels.

Dans un moment de faiblesse et de confusion, et redoutant une arrestation imminente, Grossman signa cette lettre affreuse qui devait finalement rester confidentielle, grâce à l’intervention d’Ilya Ehrenbourg auprès de Staline.

Grossman, si intransigeant quant à la morale, ne se pardonna jamais d’avoir cédé aux pressions et à la peur. Il attribua à Victor Pavlovitch Strum, dans Vie et Destin, le péché d’avoir apposé son paraphe au bas d’un document semblable. Dolmatovski et Ehrenbourg avaient évidemment été sollicités pour signer cette lettre. On était venu la lui soumettre dans sa datcha à Pérédelkino. Audacieux et habile, après avoir réfléchi au parti qu’il avait à prendre, il refusa de la signer. Puis écrivit au camarade Staline pour lui exposer les raisons qui, selon lui, rendaient inopportune sa publication par la Pravda. Afin d’être certain que sa lettre parviendrait dans les plus brefs délais au camarade Staline, il la rédigea dans le bureau de Dimitri Chepilov, rédacteur en chef du journal.

Dans sa lettre, Ehrenbourg concluait ainsi :

« Vous comprenez, cher Joseph Vissarionovitch, que je ne peux trancher moi-même ces questions et c’est pour cette raison que j’ai eu l’audace de vous écrire. Il s’agit d’un texte politique important et je me résous à vous demander de confier à l’un des camarades dirigeants de me faire savoir si la publication de ce document est souhaitable et s’il est souhaitable que j’y appose ma signature. Il est bien entendu que si cela peut être utile à la défense de la patrie et au Mouvement mondial pour la paix, je signerai immédiatement la lettre à la rédaction. Avec mon profond respect. »

Esther Markish, la veuve du poète assassiné, écrivit qu’Ehrenbourg servit de « paravent » pendant les années de pogrom, de 1949 à 1952. Tout en soulignant son origine juive, il parcourait le monde entier et prononçait des discours pour défendre la « politique de la paix » stalinienne, pour dénoncer, par sa présence même sur les tribunes internationales, les « allusions calomnieuses » à une prétendue campagne antisémite en URSS.

Dans Vie et Destin, Grossman écrit :

« Mais qu’il était donc répugnant d’avoir à signer cette lettre infâme. [...] mon Dieu ! Mais comprenez donc que j’ai une conscience ! J’ai mal, tout cela m’est pénible. Après tout, je n’y pas suis obligé. Pourquoi devais-je signer cette lettre ? Laissez-moi la possibilité d’avoir la conscience nette. »

Craignant une arrestation imminente, Grossman et Lipkine fuirent Moscou pour se réfugier dans la datcha, sans aucun confort, de ce dernier à Ilinskoe, au sud-est de la capitale. Un jour, Olga, l’épouse de Vassili, arriva dans tous ses états pour l’informer que Fadéev le priait de venir sur-le-champ à Moscou. Le lendemain matin, Grossman prit le premier train. Lipkine raconte dans son livre de souvenirs que l’historien Isaac Israëlevitch avait également convoqué Grossman à la Pravda pour s’entretenir avec lui du « sort du peuple juif. »

Il se rendit aussi au bureau de Tvardovski, à la rédaction de Novy Mir, qui le pria de faire son autocritique, « au nom de la vie sur Terre ». Selon Lipkine, Grossman refusa. Il échangea des mots très durs avec Tvardovski qui, à bout d’arguments, lui cria : « Mais que veux-tu donc ? Que je démissionne du Parti ? » Grossman, hors de lui, répondit par l’affirmative.

Grossman et Lipkine apprirent la mort de Staline alors qu’ils se trouvaient encore à Ilinskoe. Le journal avait annoncé que le chef suprême était malade. Les deux écrivains ne dormirent pas de la nuit. Ils la passèrent à discuter, à supputer : crèvera ? crèvera pas ? Bien sûr, qu’il allait crever, sinon les journaux n’auraient pas annoncé qu’il était malade. Le 28 février 1953, Staline avait été terrassé par une hémorragie cérébrale.

Dans Tout passe, Grossman écrit ces phrases merveilleuses :

« Et soudain, le 5 mars 1953, Staline mourut. La mort de Staline fit littéralement irruption dans le système gigantesque de l’enthousiasme mécanisé ; de la colère populaire et de l’amour populaire décrétés par le comité de district du Parti. Staline mourut sans qu’aucun plan l’eût prévu, sans instruction des organes directeurs. Staline mourut sans ordre personnel du camarade Staline. Cette liberté, cette fantaisie capricieuse de la mort contenait une sorte de dynamite qui contredisait l’essence la plus secrète de l’État. Le trouble s’empara des esprits et des cœurs. »

Grossman écrit un roman antisoviétique

Fadéev qui avait demandé à être libéré du grand rapport au Congrès des écrivains, ne lut que le discours inaugural. Deux ans plus tard, après le discours de Khrouchtchev au XXe Congrès du Parti, dans la nuit du 24 au 25 février 1956, il mit fin à ses jours dans sa datcha de Pérédekino, en se tirant une balle dans le cœur avec le Nagant qu’il avait utilisé pendant la guerre civile, dans les rangs de l’Armée rouge.

La nouvelle édition de Pour une juste cause avait reçu son visa, et l’on présenta à l’auteur la maquette de couverture. Aucun article ne salua la réédition du roman de Grossman qui, deux ans auparavant, avait été à deux doigts de lui coûter la vie. En fait, depuis 1945, il travaillait sur le deuxième volume de sa dilogie, dont il acheva sa première mouture à l’été 1954. A propos de son livre, il écrit le 22 juillet à Lipkine :

« Mon livre a eu un chemin long et difficile, mais ton amitié m’a aidé à le parcourir, tu as partagé ce chemin avec moi en frère. Mais je suis loin de penser que la route est terminée et que maintenant il ne reste plus qu’à se prélasser sous les vertes frondaisons. Je suis heureux qu’elle ne soit pas achevée : et, s’il doit en être ainsi, qu’elle soit difficile pourvu qu’elle soit. »

La nouvelle que Grossman travaillait à Vie et Destin, le « livre II » de sa dilogie, avait été annoncée par Tvardovski, à la veille du Nouvel An. Il y travailla en fait près de quinze ans et ne publia pratiquement rien pendant cette période. Quand Sémion Likine lui demanda quel serait le titre du deuxième volume, suivant l’exemple de Guerre et Paix, Grossman répondit par cette phrase sibylline : « Comme nous l’enseigne la tradition, la conjonction “et” doit se trouver entre deux mots. »

Le deuxième volume n’est pas la suite du précédent, bien qu’on y retrouve de nombreux personnages et héros. Il n’y a pas de continuité logique dans leur destinée. Ce qu’ignorait Tvardovski c’est que le « Livre II », tout en maintenant la continuité narrative de Pour une juste cause, était dans les grandes lignes de son intrigue, une œuvre antisoviétique. Nombre de personnages sont élaborés à partir de plusieurs modèles, mais le romancier fait aussi pénétrer le lecteur dans le bureau de Staline et dans celui de Hitler, aussi bien que dans le quartier général du général Rodimtsev.

La lutte pour le pouvoir avait commencé pendant l’agonie de Staline. Malenkov, Beria, Khrouchtchev et Boulganine veillaient le cadavre du dictateur. Dans Tout Passe, également réédité par Calmann Lévy, Grossman décrit les obsèques du Père des peuples :

« Des millions de piétons marchaient vers le centre de Moscou. Des flots d’hommes semblables à des fleuves noirs craquant dans la débâcle, se bousculaient, s’écrasaient contre les murs, tordaient et mettaient en pièces des voitures, arrachaient de leurs gonds des portes de fonte. Ces jours-là des milliers d’hommes périrent. Le jour du couronnement du tsar qui fut marqué par la catastrophe de Khodinka paraissait terne auprès du jour de la mort du dieu terrestre russe, du fils grêlé du cordonnier de Gori. »

Pour la réhabilitation du roman

Le 4 avril 1953, avait paru sans commentaire une information du ministère de l’Intérieur : l’affaire des médecins assassins était une provocation montée de toutes pièces. Le 6 avril, la Pravda publia un article intitulé « La loi soviétique socialiste est inviolable » qui en finissait une fois pour toutes avec l’affaire.

Le 22 juillet 1954, Grossman écrivit à Sémion Lipkine que Pour une juste cause allait être publié en édition séparée par les éditions Voenizdat. Et de plaisanter au sujet de Fadéev qui lui avait appris la bonne nouvelle :

« Le même soir (celui de mon retour à la datcha à Moscou), Fadéev me téléphona et me donna quelques précisions (il a manifestement décidé de faire mieux que le miracle de l’Évangile et de prendre part aussi bien à la mise au tombeau de Lazare qu’à sa résurrection.) »

Au deuxième Congrès des écrivains de l’URSS, Fadéev pria publiquement Vassili Grossman de l’excuser pour sa critique injuste de son roman, tout en maintenant qu’elle avait été constructive. Il concéda avoir fait preuve de faiblesse en affirmant que Pour une juste cause était « idéologiquement nuisible ».

Pour une juste cause sortit en 1954, puis en 1955 et en 1959 aux éditions Voenizdat. Il connut trois tirages aux éditions L’Écrivain soviétique, en 1956, dans une édition plus complète que celle publiée en 1953, car Grossman avait pu y joindre les pages exclues par Novy Mir. Fin 1955, Grossman reçut la décoration prestigieuse de l’ordre du « Drapeau Rouge du Travail ». Le secrétariat de l’Union des écrivains le félicita : « Le camarade Grossman travaille depuis vingt ans sans désemparer, fructueusement, pour le bien de la littérature soviétique. »

Un gros recueil de 500 pages de nouvelles, récits et essais antérieurs à la guerre, préfacé par Fédor Levine, parut en 1958.

Une fresque aux proportions grandioses

Vie et Destin n’est pas un roman mais une fresque aux proportions grandioses. Efim Etkind dans sa préface écrit : « Un écrivain ordinaire devient du jour au lendemain un des plus grands romanciers du siècle. » Toute l’humeur du second livre est très différente de celle du premier. Plus d’odes aux machines-outils, aux usines géantes, au travail, aux idéaux du socialisme triomphant. L’homme petit, fragile, mortel, s’oppose à l’État gigantesque, invulnérable. Grossman pose comme valeur suprême non pas l’édification de la société communiste, mais la liberté.

Grossman testait à haute voix son œuvre sur Lipkine. Juif très pieux, ce dernier fut heureux de voir le thème de Dieu apparaître dans l’univers romanesque de son ami. Dans son livre II, Grossman va bien au-delà du propos de son livre I sur la bataille de Stalingrad, qu’il avait nommée « capitale de la liberté ». Il compare le camp de concentration allemand au camp de concentration soviétique. Lipkine fut ébranlé par la précision avec laquelle Grossman décrivait d’une part, la construction des chambres à gaz de Birkenau et la visite du chantier achevé par un SS et, d’autre part, les camps de la Kolyma où mouraient des millions de Soviétiques.

Tandis que Grossman écrit son chef d’œuvre, il noue une liaison passionnée avec Ekaterina Zabolotskaïa, l’épouse du poète Nikolaï Zabolotski, qui habitent rue Begovaïa, dans le même petit groupe de pavillons très modernes, comportant trois appartements de trois pièces. La relation est si profonde que Grossman quitte son épouse, et Zabolotskaïa son mari gravement malade. En 1956, ils s’installent très inconfortablement dans le minuscule bureau de Grossman, avenue Lomonossov. Ils y vécurent pendant deux ans ; Grosmman, comblé, avait accueilli Zabolotskaïa avec des fleurs. Il lui lisait, comme à Lipkine, des pages de l’œuvre sur laquelle il travaillait depuis neuf ans.

Mais ils finirent par rentrer respectivement chez eux, tout en restant très intimes. Non par lassitude, loin de là. Mais Olga, l’épouse de Grossman qu’on appelait « l’homme aux deux maisons », victime d’une profonde dépression, menaçait de se suicider. Elle préférait Vassili à son fils, à sa petite-fille, et ne le cachait pas. Elle l’avait dans la peau. Mais elle n’était pas la seule.

Souvenirs et correspondances

A l'occasion de la réédtiion des grands romans de Grossman, Calmann Levy publie également un recueil d’archives et de correspondances, réunies par Fédor Guber. Ce sont celles dont il m’avait confié la copie lorsqu’il m’avait reçue chez lui, à Baden-Baden. Il avait refusé aimablement mais fermement de me permettre de lire la correspondance amoureuse de son père adoptif avec sa maîtresse. Il n’y a nulle trace de sensualité dans ce volume d’extraits disparates de lettres, où seul un familier de la vie de Grossman peut parfois s’y retrouver. Parlant de la surprise de l’amour, Grossman écrit dans Vie et Destin :

« Il en eut la révélation par le sentiment de légèreté, de joie toute naturelle qu’il éprouva en la voyant. C’était donc elle qu’il souhaitait rencontrer le soir, quand il rentrait, le cœur lourd, de l’Institut, quand il détaillait anxieusement les passants, dévisageait les femmes derrière les vitres des tramways et des trolleybus. Et lorsque, de retour chez lui, il demandait à sa femme si personne n’était venu, il voulait en fait savoir si elle était venue (...). Il lui suffisait de voir Maria Ivanovna pour que sa solitude disparût comme par enchantement. »

Dommage, nous n’en saurons pas plus. Cela dit, la seconde partie de ce recueil est consacré aux archives que Guber est allé consulter sur l’histoire de la confiscation du manuscrit de Vie et Destin et son transfert tardif des archives du KGB à celles des archives littéraires de la Fédération de Russie.

Vassili Grossman achève Vie et Destin

Grossman achevait son roman dans un village proche de Koktebel, au bord de la mer Noire. Au mois d’avril 1960, la Literatournaïa Gazeta en avait publié de longs extraits. Mais l’antisémitisme infecte à nouveau tous les aspects de la vie en Union Soviétique. Des tracts haineux sont collés sur les murs des maisons d’un quartier juif de Moscou. La synagogue et la maison du gardien sont incendiés. L’épouse de ce dernier meurt asphyxiée.

Grossman relit le manuscrit dactylographié, qu’il considère comme un brouillon, sur lequel il porte de nombreuses corrections. Le 24 octobre 1959, considérant son grand roman polyphonique achevé, Grossman écrit une longue et triste lettre prémonitoire à Sémion Lipkine. Il pressent la tragédie qui l’attend.

« J’ai beaucoup travaillé, j’ai terminé le travail sur la troisième partie. J’ai corrigé, réduit, repris. Surtout réduit. Et voilà qu’est venu le temps pour moi de dire adieu à des gens auxquels je fus lié seize ans durant. C’est étrange. Nous nous étions tellement habitués les uns aux autres, moi en tout cas. A présent, je vais rentrer à Moscou, et je lirai le manuscrit de bout en bout pour la première fois. Et, bien que je sache que l’on récolte ce que l’on a semé, je n’arrête pas de me demander : que vais-je lire en fait ? Et y aura-t-il beaucoup de lecteurs pour ce manuscrit en dehors de son lecteur-écriveur ? Je pense que tu n’y échapperas pas ? Tu sauras ce que j’ai semé.

Je n’éprouve pas de joie, d’exaltation, d’émoi. Mais un sentiment confus, inquiet, soucieux qui s’est révélé au moins très sérieux. Ai-je raison devant les hommes et devant Dieu aussi ? En second lieu, un souci d’écrivain : m’en suis-je bien tiré ? Et enfin, quel sera le destin de mon livre, sa route ? Mais voilà, en ce moment précis, je sens avec une acuité particulière que ce troisième point, le destin du livre, est en train de se détacher de moi. Il existe en dehors de moi, distinct de moi, je peux déjà disparaître ».

Grossman commet une bévue fatale

En 1960, Grossman commet la bévue fatale qui le perdra en confiant son manuscrit à la rédaction de Znamia qui ne jouissait pas, et de loin, du prestige de Novy Mir. Il ne l’a pas donné à Tvardovski qui l’a trahi pendant la campagne contre les cosmopolites et ne lui pardonne pas les souffrances et les humiliations que la rédaction de Novy Mir lui a infligées pour la première partie de son roman. Il a accepté une avance inférieure à ses tarifs habituels, et ne pourra la percevoir que dans deux mois. Novy Mir ne se serait certes pas risquée à publier Vie et Destin. Mais Tvardovski n’aurait pas à l’instar de Vadim Kojevnikov, rédacteur en chef de Znamia, trahi Grossman et transmis son manuscrit aux « organes », c’est-à-dire à la section culturelle du Comité central.

Grossman avait fait lire son manuscrit à Sémion Lipkine. Ayant achevé sa lecture, ce dernier prit un taxi et arriva rue Begovaïa avec les deux grosses chemises contentant Vie et Destin. Il ne recula pas devant la vérité : le manuscrit n’avait pas la moindre chance d’être publié. En outre, Sémion conjura Vassili de ne pas laisser son livre entre les mains d’un homme aussi peu fiable que Kojevnikov. Grossman se mit en colère :

« – Et, alors, tu crois que, quand ils auront le roman, on viendra m’arrêter ?

– Ce n’est pas exclu.

– Et il n’y a pas moyen de faire publier mon livre même en le châtrant ? »

Furibond, Grossman lui lança des paroles blessantes et injustes : « Je ne serai pas un lâche comme toi, je n’ai pas l’intention de cacher pendant un quart de siècle mes manuscrits dans les tiroirs de mon bureau. Toi, pendant que Platonov fonçait bille en tête, pendant qu’on me battait, me piétinait, toi, peinard, tu traduisais tes clients orientaux et te prélassais dans le luxe et la volupté. »

Lipkine, qui l’aimait tant, se risqua tout de même à lui faire remarquer affectueusement que sa ponctuation était « barbare », et qu’il l’avait corrigée. Grossman lui répondit qu’il n’avait rien vu dans son roman, excepté la ponctuation. Lipkine n’avait pas tort. Kojevnikov sur qui le livre avait fait une impression énorme, prit peur. Sans nouvelles de lui, Grossman fit lire son manuscrit à Tvardovski qui, enthousiasmé, lui dit entre autres : « Le livre est si considérable qu’il va très loin et sort résolument du cadre littéraire... Par comparaison, [les romans] Jivago et On ne vit pas seulement de pain sont enfantins. » Il lui assura que la publication n’était absolument pas envisageable avant deux cents cinquante ans. Rien ne prouve que Tvardovski ait vraiment formulé cette opinion, car cette phrase, entrée dans la légende, a également été attribuée à Souslov, ainsi qu’aux « experts » auxquels avait été confié le manuscrit.

Grossman ne recevait aucune nouvelle du comité de rédaction de Znamia. Kojevnikov avait dit en public « Grossman nous a mis dedans. » Il était anxieux, irritable. Il était rentré chez lui, n’aimait plus Olga, la supportait difficilement, et continuait d’aimer Zabolotskaïa.

L’arrestation de Vie et Destin

« Ce jour-là, qui était le 15 février 1961, vers midi, on a sonné à notre porte, se souvient Irina Novikova Guber, l’épouse de Fédor. » La femme de ménage alla ouvrir. Des voix masculines demandaient à parler à Vassili Grossman. Natalia, la femme de ménage, murmura à Irina Novikova : « Je crois que ce sont de mauvaises gens qui sont venus chez nous. » « Quels gens ? » Natalia pensait qu’il s’agissait de voleurs ou de voyous. « Non, des gens comme ceux qui sont venus pour prendre Boris Guber en 1937, répondit Irina. »

Cinq hommes étaient sur le palier. L’un d’eux, le colonel Prokopenko, de petite taille, vêtu d’un costume sombre, demanda à Irina quelle relation elle entretenait avec Vassili Grossman. Il l’informa qu’il appartenait au KGB et était venu avec ses homme saisir son roman Vie et Destin. Ils présentèrent à l’écrivain un mandat les autorisant à « extraire » le livre, et la suivirent dans le bureau de Vassili Semionovitch qui était assis, livide, dans son fauteuil, près de sa table de travail. Il eut un malaise. Un des hommes demanda : « Qu’est-ce qu’il a ? Il est cardiaque ? Donnez-lui un médicament. » Elle lui administra des gouttes et resta près de lui. Les hommes perquisitionnèrent le bureau. Ils jetèrent tous les papiers dans de grands sacs en toile ; tout ce qui avait un rapport avec le roman. Ils ne touchèrent pas à la première mouture de Tout passe. Un des hommes dit à Irina de n’en parler à personne, et conseilla à Grossman de ne pas « bavarder ». Il refusa de signer le papier selon lequel, en cas de divulgation du fait de la confiscation de son livre, il devrait réponde à titre pénal.

Après avoir été aux toilettes, un homme alla chercher « deux témoins instrumentaires », qui attendaient dans la cour, et qui étaient arrivés avec les agents du KGB. Le colonel Propenko demanda s’il existait d’autres copies du roman. Grossman répondit qu’il y en avait effectivement chez sa secrétaire, chez son cousin germain, et une troisième à la rédaction de Novy Mir.

Toute l’opération avait duré environ une heure, au terme de laquelle les hommes demandèrent à Grossman de les suivre. Il mit son pardessus, et sortit avec les agents dans le couloir. Ils dirent à Irina, avant de disparaître : « Ne vous inquiétez pas, il sera de retour dans une petite heure et demie, tout au plus. Nous le conduisons chez la dactylo. »

Ils saisirent même les rubans encreurs des machines à écrire. Grossman avait volontiers accepté de dire aux agents du KGB où se trouvaient les copies de son manuscrit, afin de ne pas éveiller les soupçons. Il avait mis en sécurité deux exemplaires de Vie et Destin. L’un chez Lialia Kristova, une amie de jeunesse, l’autre chez Lipkine. Chacun ignorait l’existence de l’autre.

Au bout d’une heure, Grossman rentra chez lui. Il téléphona aussitôt à Lipkine et, d’une voix blanche, lui confia qu’il envisageait la possibilité de son arrestation. Il lui dit qu’« il avait été étranglé sous une porte cochère. » Personne ne parla de la confiscation ni en Russie ni à l’étranger. Des micros avaient été installés dans l’appartement ; Grossman, complètement désespéré, était désormais surveillé.

Vassili Grossman écrit à Nikita Khrouchtchev

Au mois de février 1962, Vassili Grossman écrivit une très longue lettre à Khrouchtchev. Il lui expliquait qu’il n’avait écrit que la vérité, que son livre était honnête, et qu’il avait donné sa vie pour l’écrire. Il concluait par ces mots : « Je demande la liberté pour mon livre. »

Quelques semaines après l’envoi de sa lettre à Khrouchtchev, l’appel téléphonique d’un fonctionnaire apprit à Grossman qu’il avait rendez-vous avec Mikhaïl Souslov, membre du Bureau politique, responsable des questions idéologiques. Il le reçut pendant presque trois heures, le 23 juillet 1962.

Grossman écrivit un compte rendu à chaud de son entrevue avec Souslov. La lettre à Khrouchtchev était considérée comme un élément positif. Mais il ne pouvait en aucun cas restituer le manuscrit à son auteur. Il avait concédé que le livre était sincère, mais cela n’était pas « une condition suffisante pour une œuvre d’art ». Il affirma que le livre était de nature politique, hostile au peuple soviétique. Sa publication serait nuisible aussi bien à l’URSS qu’au mouvement communiste dans le monde. Le manuscrit ne serait ni restitué ni publié. Souslov l’estimait très puissant puisqu’il le compara à « une bombe atomique ». La décision était sans appel. Point final.

Grossman tomba malade. Ses cheveux blanchirent. Il avait des crises d’asthme. On découvrit un cancer au rein droit, qui fut opéré. Les métastases se propagèrent dans les poumons. Pendant sa maladie, il commença de travailler sur l’admirable récit Tout passe. A l’hôpital Botkine, où l’on avait tenté une chimiothérapie, son état se dégrada rapidement.

Au début de septembre 1964, Olga l’épouse de Grossman, pria Anna Berzer, rédactrice à Novy Mir, de la suivre dans la rue. Là, elle lui apprit que la dernière volonté de Vassili Sémionovitch était que le manuscrit de Vie et Destin fût mis à l’abri chez son ami Viatcheslav Loboda. Vera, son épouse vint à Moscou récupérer le manuscrit chez l’amie de jeunesse de Grossman, Lialia Kristova. Le livre passa ainsi, dans un filet à provisions, vingt-cinq ans sous le lit des Loboda, à Maloïaroslavets, à 150 kilomètres de la capitale. Vera ne toucha pas aux chemises cartonnées, enveloppées dans un sac de toile. Elle ignorait qu’il s’agissait de la version définitive, entièrement corrigée et mise au net par Grossman, alors que le manuscrit en possession de Lipkine était incomplet.

Vassili Grossman mourut dans les bras d’Olga Mikhaïlovna, vers huit heures, dans la soirée du 14 septembre 1964.

Grossman après Grossman

L’histoire de la publication à l’Occident de Vie et Destin ressort du roman d’espionnage. Les époux Sakharov, puis Vladimir Voïnovitch réussirent l’exploit de réaliser des microfilms et de les faire sortir d’Union Soviétique. Il les confia en mai 1948 à la slaviste autrichienne Rosemarie Ziegler, une personne de toute confiance. Il lui expliqua que tant qu’elle serait en Union Soviétique, elle ne devrait en aucune circonstance se séparer de la boîte contenant deux microfilms. Rosemarie transmit les microfilms à Johann Marte, l’attaché culturel autrichien à Moscou. En tant que diplomate, il ne risquait pas d’être fouillé, et achemina les microfilms jusqu’à Vienne.

De retour à Vienne, Rosemarie Ziegler récupéra les rouleaux et téléphona à Paris, au professeur Efim Etkind qui avait soutenu Soljenitsyne et Joseph Brodsky lors de son procès pour parasitisme. « Cher Monsieur Etkind, j’ai un petit cadeau pour vous de Moscou », annonça Rosemarie au téléphone. Elle lui remit une boîte qui aurait pu contenir des bonbons. Etkind l’ouvrit, sortit deux microfilms, en déroula une longueur devant une lampe, et lut : « Vie et Destin, Vassili Grossman 1960 ».

Etkind téléphona aussitôt à Vladimir Dimitrijevic, le fondateur à Lausanne des éditions slavistes L’Age d’Homme, et à son ami Simon Markish, professeur à l’université de Genève. Muni d’un agrandisseur, Dimitrijevic passa des mois dans l’obscurité à transcrire le manuscrit dans le plus grand secret, car à l’époque − tout comme aujourd’hui − les agents russes n’hésitaient pas à éliminer en quelques secondes des ennemis en pleine ville.

Le livre fut d’abord publié en russe à trois mille exemplaires, en 1980 à Lausanne. Dimitrijevic me raconta qu’il en apporta quelques centaines la même année à la foire du livre de Francfort. Il tapissa les parois de son modeste stand des volumes de Vie et Destin. A l’ouverture de la foire, des hommes du KGB en civil se tenaient stupéfaits devant le stand de L’Age d’Homme. Ils achetèrent tous les exemplaires exposés ! A Moscou, la famille de Grossman en ignorait tout.

Les Français furent les premiers à lire Vie et Destin parce que Dimitrijevic publiait une partie de son catalogue en collaboration avec les éditions Julliard, dirigées par Bernard de Fallois. L’édition en français, réalisée conjointement par L’Age d’Homme et Julliard, parut en 1983, et ce fut enfin la gloire pour Vassili Grossman. L’accueil de Vie et Destin par la critique française fut enthousiaste. Inouï.

 

* Myriam Anissimov est l'auteur d'une biographie de référence de Vassili Grossman.