Dans la guerre de l'information, les États autoritaires ont su retourner les outils d’influence des démocraties libérales contre elles-mêmes.

* Ce livre a également fait l'objet d'un entretien avec son auteur.

La fin de la guerre froide et la diffusion à l’échelle mondiale des informations auraient dû permettre la victoire des démocraties libérales. Ce début de XXIe siècle est pourtant marqué par l’arrêt de l’expansion des démocraties autant que par les succès de la Chine et de son modèle politique, qui mêle autoritarisme et leadership technologique. Pour l’historien et chercheur à Science Po David Colon, l’apparition de la télévision par satellite, du Web et des réseaux sociaux a ouvert la voie à une guerre de l’information. Il retrace dans son dernier livre ce conflit pour l’essentiel souterrain, et dans lequel les pays autoritaires ont su retourner les outils d’influence des démocraties occidentales contre elles-mêmes.

Domination américaine et désillusion

« Dans la guerre de l’information mondiale, les présidents américains ont, jusqu’en 2003, éprouvé la certitude grisante de pouvoir faire évoluer le monde en faveur des intérêts américains », affirme David Colon.

Les années 1990 sont effectivement marquées par la victoire du récit américain lors de la guerre du Golfe (1990-1991). Le Pentagone parvient à encadrer les journalistes sur le terrain. Il s’appuie aussi sur la naissance de l’information en continu, inaugurée par la chaîne américaine CNN. Le conflit, qui oppose l’Irak à une coalition d’États menée par les États-Unis, est « la première guerre télévisée en direct et en continu ». Si le spectateur a « l’impression de vivre la guerre au moment où elle se déroule », ce traitement médiatique « exacerbe le sensationnalisme en traitant la guerre comme un spectacle ». Les journalistes sont animés par une course à l’exclusivité. Ils doivent trouver sans cesse de nouveaux contenus pour alimenter le direct, ce qui leur laisse moins de temps pour recouper l'information. « Pour toutes ces raisons, le Pentagone n’a aucun mal à manipuler le traitement médiatique de la guerre », conclut l’historien.

Au cours de la même décennie, le gouvernement américain soutient activement le développement des réseaux de communication électroniques. L’ambition est de « faire entrer le monde entier dans une sphère informationnelle américaine ». Aujourd’hui encore, les entreprises américaines demeurent leaders tant dans le secteur des équipements informatiques que dans celui des logiciels et des plateformes de contenus. La guerre de l’information éclaire, à ce sujet, la longue collaboration entre les services de renseignements américains et la Silicon Valley, en vue de « trouver les moyens de collecter et traiter des informations sur Internet ».

En visite en Chine en 1998, Bill Clinton est persuadé que la démocratisation d’Internet ne fera qu’affaiblir le Parti communiste chinois. Dans les faits, les régimes autoritaires comme la Chine et la Russie vont « préserver leur souveraineté et leur stabilité face à l'essor de nouvelles technologies perçues comme des menaces, avant de retourner ces mêmes technologies contre leurs opposants et contre les démocraties libérales ».

Des outils d’influence retournés contre les démocraties libérales

Les cyberespaces russes et chinois se sont effectivement développés en marge du cyberespace mondial. Le cyberespace est « l’ensemble des données numérisées, lié à l’interconnexion des ordinateurs, des machines et des objets, qui représente un espace parallèle à notre espace physique. » Il est « le théâtre majeur d’une guerre souterraine de l’information, affectant les trois couches qui le composent : la couche physique, celle des équipements et des réseaux ; la couche logique, constituée des protocoles et des logiciels ; et la couche cognitive, celle des informations et interactions sociales ».

Les réseaux chinois et russes ont pour point commun de n’avoir que très peu de points d’échanges avec l’étranger. En Russie, le moteur de recherche Yandex ou encore le réseau social VKontakte sont, loin devant Google et Facebook, les principales portes d’accès à l’information. La Chine a quant à elle réussi à échapper aux GAFAM, qui ne s’y sont pas implantés, « soit parce qu’ils y sont interdits, comme Facebook et Twitter depuis 2009, soit parce qu’ils s’en sont retirés en raison de leur refus de se soumettre à la censure exigée par Pékin, comme Google en 2010, soit parce qu’ils sont concurrencés par des équivalents chinois » détaille David Colon. Elle dispose de ses propres géants du numérique. De l’équipementier de réseaux Huawei au moteur de recherche Baidu, ces entreprises investissent toutes les couches du cyberespace.

L’isolement de ces pays est accentué par des mesures de contrôle de l’information. Dès 2012, Moscou instaure un filtrage d’Internet à l’échelle nationale puis l’obligation, pour les plateformes, d’héberger les données des personnes physiques et morales russes sur le territoire. En 2017, « la loi russe restreint également l’usage des réseaux privés virtuels (VPN) ». Ces dispositifs permettent aux internautes de changer leur localisation virtuelle et donc d’accéder à des contenus limités ou bloqués dans leur pays. De son côté, la Chine lance en 1998 le projet « Bouclier doré ». Surnommé « Grande muraille parefeu », « ce projet consiste à filtrer ou bloquer les contenus en provenance de l’étranger ».

En quelque-sorte retranchés derrière leur forteresse numérique, ces États autoritaires vont par ailleurs développer leurs propres doctrines et outils de soft power. De nombreuses chaînes d’informations en continu destinées à une audience internationale vont apparaître suite au succès de CNN. Créée en 2005, RT est une des principales armes informationnelles du Kremlin. Ce dernier « consacre à ses médias internationaux un tiers de ses crédits dédiés aux médias, contre 7 % en France [en 2020] », rappelle David Colon.

Ils vont également s’appuyer sur les failles du système médiatique des pays occidentaux pour leurs campagnes de propagande, à commencer par leur dépendance à l’égard des communiqués des agences de presse et sociétés de relations publiques. Cette dépendance, précise David Colon, « doit beaucoup à la réduction drastique du nombre de journalistes ». En France, une étude de Julia Cagé, Nicolas Hervé et Marie Luce Viaud a étudié systématiquement le contenu produit en ligne de 86 médias pour l’année 2013. Elle constate que 64 % de cette information « est du copié-collé pur et simple ». « Or, les agences de presse n’échappent pas aux contraintes qui pèsent sur […] les médias », explique l’historien. Elles sont « elles-mêmes de plus en plus tributaires des dépêches d’autres agences et des communiqués de presse. » Leurs responsables « tendent même à considérer que leur rôle consiste moins à établir la vérité – ce qui est à leurs yeux la mission de leurs clients, les médias – qu’à diffuser les différents points de vue sur un sujet ».

Les journalistes « pressés et stressés » deviennent des « proies faciles pour les propagandistes », analyse David Colon. « Les médias sont ainsi aisément manipulés par des acteurs étatiques et non-étatiques qui recourent à l’industrie des relations publiques pour influencer à travers eux les opinions publiques. » Ce secteur ne connaît justement pas la crise. Il ne cesse de s’étoffer. « Dès 1990, aux États-Unis, le nombre d’employés de [cette] industrie (162 000) est trois fois supérieur à celui des journalistes », constate l’historien.

Un article de Fakir raconte par exemple comment un rédacteur travaillant pour Avisa Partners a, pendant six ans, rédigé 595 articles payés de 60 à 200 euros sous de fausses identités. Ces derniers étaient publiés sur des blogs, des sites spécialisés ou les espaces de discussions de médias reconnus, en particulier à la demande de lobbies et d’États étrangers désireux d’influencer les opinions publiques.

Le durcissement du soft power russe

Depuis les années 2010, « le Kremlin ne se contente plus de contester l’hégémonie occidentale : il entreprend d’en saper les fondements, en mettant tous les moyens informationnels à la disposition de ces objectifs, à commencer par sa diplomatie publique, ses médias internationaux, ses services de renseignement, ses fermes de trolls », constate David Colon.

Lors de l’élection présidentielle américaine de 2016, le Kremlin souhaite favoriser la candidature de Donald Trump, perçue comme plus compatible avec les intérêts russes. Il entend également exacerber les conflits internes à la société américaine et accentuer la défiance des citoyens à l’égard des institutions et processus électoraux. Il utilise dès 2015 ses médias internationaux pour dépeindre Hillary Clinton comme un agent de l’État profond. Ce concept conspirationniste suppose l’existence, au sein de l’État, d’une instance parallèle ou entité informelle détenant le pouvoir au détriment des élus. En parallèle, l’Internet Research Agency (IRA) s’emploie à encourager les électeurs démocrates des États pivots à voter pour l’écologiste Jill Stein grâce à des publicités ciblées.

Les actions russes ne se limitent pas à la sphère numérique : les services secrets vont effectivement jusqu’à organiser des manifestations à distance. Pour l’une d’elles, ils embauchent une actrice qui défile « déguisée en Hillary Clinton, vêtue d’un uniforme de prisonnière et enfermée dans une cage. » Enfin, « pour entretenir une psychose de guerre et suggérer que l’élection de Clinton pourrait aboutir à un conflit mondial, la Russie organise du 4 au 7 octobre 2016 des exercices de défense civile auxquels participent 40 millions de Russes. »

Guerre cognitive sur les réseaux sociaux

Les réseaux sociaux, s’ils ont permis de bousculer les régimes autoritaires, sont une invention qui va bientôt être instrumentalisée par ces derniers contre les démocraties libérales. La guerre de l’information suit le parcours d’Aleksandr Kogan, chercheur recruté par l’université d’État de Saint-Pétersbourg pour explorer la « triade sombre » et son lien avec le comportement abusif en ligne. Cette théorie de la personnalité regroupe traits narcissiques, psychopathiques et machiavéliques. Kogan entend développer des méthodes pour détecter ces traits chez des utilisateurs de Facebook, à partir de leurs publications.

Ses travaux le conduisent à collaborer avec Cambridge Analytica, société américaine dirigée entre autres par Steve Bannon. L’éminence grise de Donald Trump souhaite cibler les individus de la « triade sombre » sur les réseaux sociaux, afin de les radicaliser, après les avoir attirés grâce à de faux comptes extrémistes. Le but final est de pouvoir disposer d’une armée numérique, par ailleurs mobilisable dans la vie réelle grâce à l’organisation de manifestations dans tout le pays. La Russie va s’intéresser de très près aux techniques développées par Cambridge Analytica et se les approprier pour ses campagnes sur les réseaux sociaux.

La guerre de l’information s’achève sur le cas TikTok. Cette application de partage de courtes vidéos est la version internationale de l’application chinoise Douyin. Comme ses homologues Instagram ou Tinder, elle exploite le circuit de la récompense dopaminique. Elle réussit toutefois à développer un algorithme bien plus addictif pour ses utilisateurs. Si Douyin respecte les règles de censure de Pékin et se caractérise par ses contenus éducatifs, TikTok est épinglée pour les contenus violents ou subversifs qu’elle diffuse auprès des plus jeunes. Elle refuse, à ce sujet, « de signer une charte française visant à protéger les mineurs en ligne » et de supprimer des vidéos dangereuses, alerte David Colon.

L’application procède également à une collecte massive des données de ses utilisateurs, qui sont transmises aux autorités de Pékin en vertu d’une loi sur le renseignement de 2017. Elle est, enfin, utilisée comme un instrument de propagande croisée avec la Russie, et aggrave les tensions énergétiques dans le monde occidental en raison de la consommation considérable de ses centres de données. A bien des égards, il s’agit pour David Colon de l’arme informationnelle la plus redoutable et complète jamais conçue : « par-delà sa grande muraille numérique, la Chine peut pratiquement atteindre tous les cerveaux du monde, dans lesquels se poursuit désormais la guerre de l’information. »