Situé en plein cœur de Jérusalem et riche d’une histoire pluriséculaire, le quartier maghrébin a d'abord été détruit par Israël en 1967, avant d’être complètement effacé des mémoires.

En octobre 2023, le Hamas, organisation islamiste palestinienne, déclenche une offensive d’une ampleur inédite contre Israël. En la justifiant notamment par la volonté israélienne de briser le statu quo en vigueur à Jérusalem et en l’intitulant « Déluge d’al-Aqsa » (en référence à l’une des grandes mosquées de la ville sainte), le Hamas rappelle le rôle central de Jérusalem dans le conflit israélo-palestinien. Lorsque l’on cherche le lieu qui incarnerait le mieux ces tensions religieuses dans la cité hiérosolymite, c’est l’esplanade des Mosquées qui vient spontanément à l’esprit. Dans son livre, Vincent Lemire décide de retracer la riche histoire d’un autre quartier de la ville, beaucoup moins connu et aujourd’hui disparu mais très disputé également au XXe siècle : le quartier maghrébin.

Une fondation pieuse du XIIe siècle

Le quartier maghrébin apparaît au XIIe siècle : à la suite de la conquête de Jérusalem, Saladin veut repeupler et ré-urbaniser la partie sud de la ville. Un petit quartier, situé immédiatement au sud-ouest de l’esplanade des Mosquées (soit « au pied du Mur » des Lamentations, d'où le titre de l'ouvrage), est bâti pour accueillir les pèlerins maghrébins. L’intégralité de ce quartier est placée sous l’égide de plusieurs fondations pieuses inaliénables, lesquelles sont progressivement agrégées autour de la principale d’entre elles : le waqf Abou Mediene, du nom d’un proche compagnon de Saladin d’origine andalouse, partiellement à l’origine du quartier maghrébin.

Son acte de fondation fait l’objet d’un commentaire très précis de Vincent Lemire, qui en décortique tous les tenants et aboutissants. En plus du quartier maghrébin lui-même, le waqf reçoit en donation les riches terres d’un village situé quelques cinq kilomètres à l’ouest de Jérusalem : Aïn Karem. Ce sont ces terres qui procurent la grande majorité des revenus à la fondation pieuse et lui permettent de remplir ses tâches.

Le waqf  doit venir en aide aux musulmans en provenance du Maghreb (soit, à l’époque, toutes les régions musulmanes à l’ouest de l’Égypte), qu’ils soient simplement de passage dans la ville ou qu’ils s’y installent définitivement. Une partie de ces pèlerins vivent ainsi dans les différentes habitations du quartier maghrébin. Mais plus largement, la fondation doit par exemple fournir des repas pendant le Ramadan, un vêtement chaud et du charbon en hiver, ou encore payer les frais d’inhumation des nécessiteux.

En croisant diverses sources d’archives (les livres de compte de la fondation mais aussi les archives ottomanes ou municipales), Vincent Lemire montre le dynamisme du waqf pendant toute son histoire. Loin d’être isolé du reste de Jérusalem en raison de son statut juridique spécifique, le quartier maghrébin est pleinement inséré dans la cité hiérosolymite : il bénéficie par exemple du même effort de modernisation de l’éclairage public que le reste de la municipalité à la fin du XIXe siècle. De nombreux Maghrébins sont également employés par les autorités municipales.

Pressions nationales et impériales croissantes au XXe siècle

Le waqf rencontre naturellement un certain nombre de difficultés récurrentes, qu’il s’agisse de locataires refusant de payer leur loyer ou de dépenses imprévues (par exemple, après le séisme de 1927). Il est surtout en butte aux revendications croissantes des organisations sionistes et à des projets de réaménagement défendus par les Britanniques dans la première moitié du XXe siècle. Toutefois, la fondation parvient à garantir son autonomie et à accomplir ses missions.

La situation du quartier bascule une première fois en 1948 : à l’issue de la proclamation de l’État d’Israël et de la première guerre israélo-arabe, le waqf Abou Mediene perd les revenus issus du village d’Aïn Karem (désormais en territoire israélien) et ne peut plus fonctionner correctement. Il devient dès lors dépendant d’une aide extérieure, en l’occurrence apportée par la France. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Paris exerce en effet une tutelle coloniale sur le Maghreb, qui justifie à ses yeux la prise de contrôle d’une fondation maghrébine.

Le waqf constitue une double opportunité pour le Quai d’Orsay. D’une part, il doit aider à la lutte contre les mouvements indépendantistes qui contestent l’autorité de la France au Maghreb. Paris met ainsi en scène le soutien qu’elle apporte à ses lointains ressortissants face aux prétentions sionistes, et s’affirme par ce biais comme une véritable « puissance musulmane ». D’autre part, l’existence du quartier maghrébin en plein cœur de Jérusalem légitime la revendication des Français de faire partie des négociations sur la gestion des Lieux saints, alors que les Britanniques tentent de les en exclure.

Un quartier détruit et oublié

Dans les années 1950-1960, la fondation continue de s’affaiblir. Les autorités jordaniennes, en charge de la Cisjordanie, s’accommodent mal de ce quartier qui échappe à leur tutelle tandis que la France revoit progressivement sa politique. Confrontée à l’indépendance du Maroc et de la Tunisie (1956) et en proie à une violente guerre en Algérie (1954-1962), Paris se désengage de la fondation.

L’année 1967 marque la fin du quartier maghrébin : alors que les forces israéliennes ont conquis Jérusalem-Est, le quartier est rasé dans la nuit du 10 au 11 juin. La propagande israélienne prétend que la destruction du quartier est le fruit d’une simple initiative privée d’entrepreneurs zélés et que les autorités politiques n’ont aucune responsabilité dans cet événement. L’attention portée par Vincent Lemire aux archives techniques et municipales lui permet de démontrer le contraire : la démolition est bien le résultat d’un plan préexistant. L’historien retrace également les tensions au sein même de l’administration israélienne lors de la destruction du dernier pâté de maisons du quartier en 1968-1969, à laquelle s’oppose sans succès le ministère des Affaires étrangères.

Plusieurs facteurs se conjuguent pour expliquer l’oubli du quartier maghrébin depuis 1967. En effet, non seulement Israël a tout intérêt à invisibiliser cet événement mais les nationalistes palestiniens, de leur côté, ne se préoccupent guère de quelques centaines de Maghrébins. Le petit quartier peut paraître insignifiant par rapport à l’ampleur des bouleversements de la guerre de 1967. Quelle importance peuvent avoir 135 maisons rasées dans un contexte où Israël prend le contrôle du désert du Sinaï, de la bande de Gaza, de la Cisjordanie, de Jérusalem-Est et du plateau du Golan ? Que représentent 650 habitants expulsés quand sont forcés à l’exode des centaines de milliers de Palestiniens ? Enfin, le quartier est, d’après Vincent Lemire, en quelque sorte écrasé par l’importance symbolique de l’esplanade des Mosquées et du mur des Lamentations.

Alors que l’histoire et l’archéologie sont fréquemment instrumentalisées et mises au service de récits nationaux à Jérusalem, Vincent Lemire propose une étude particulièrement rigoureuse et éclairante de ce quartier maghrébin. Il retrace l’histoire d’une fondation autonome et fonctionnelle pendant plus de sept siècles avant d’être progressivement mise sous tutelle, puis met en lumière les dynamiques du quartier, entre centralité et marginalisation. L’universitaire mobilise des archives nombreuses, de nature et de provenance diverses. Il veille également à contextualiser les péripéties du wafq Abou Mediene en variant les échelles et en analysant la position des nombreux acteurs impliqués dans la vie du quartier. Ce faisant, il offre une véritable démonstration de ce que peut être le travail d’un historien. Son style fluide et les nombreuses illustrations commentées rendent pour autant l’ouvrage accessible à un large public.

 

Sur Nonfiction.fr :

Justine Tentoni, « 4 000 ans d’histoire de Jérusalem en bande-dessinée », à propos de Vincent Lemire et Christophe Gaultier, Histoire de Jérusalem, Les Arènes, 2022.